Les béatitudes ouvrent le premier des cinq discours de Jésus dans l’évangile de Matthieu. Quel est son impact dans l’ensemble de l’Évangile ? Y a-t-il un ordre dans ces béatitudes ? Je fais l’hypothèse que la première béatitude a une importance toute particulière. Cette ouverture dont le choc des mots laisse saisir toute la nouveauté – de l’ordre d’une création –, donne la tonalité : « les pauvres en esprit », expression propre à l’évangéliste Matthieu, renvoie à un dénuement.
En effet le pauvre en esprit n’est pas celui qui est sans intelligence (le terme « pneuma » renvoie au souffle, à ce qui anime le vivant), mais celui qui est pauvre de lui-même, qui consent à donner de l’espace en lui-même pour être habité et animé par le souffle de Dieu, source de toute vie. Accepter ce dénuement, c’est accueillir la vie comme un don, placé sur le registre de la gratitude et du bonheur. Car ce dénuement est positif : c’est un chemin de salut, un chemin pour la vie. C’est celui de Dieu lui-même dans le mouvement de l’incarnation qui est de donner premièrement et d’accueillir ensuite ce qui vient. Pour l’être humain qui n’est pas sa propre origine, le mouvement est d’abord de recevoir, avant de pouvoir donner. C’est la condition du disciple qui se découvre en Christ, fille et fils du même père. Car c’est bien le thème de la filiation que pose l’évangile de Matthieu. L’évangéliste montre comment l’unique, fils bien-aimé du père rend son disciple à son tour, fils et fille dans un oui à la vie.
Ce oui auquel chacun est appelé constitue la communauté des disciples. Ce « ils » des béatitudes désigne « ceux qui [dit Jésus] écoutent ma parole et la mettent en pratique » (Mt. 7,24). Jésus les déclare « heureux ». C’est dans cette relation à sa parole qu’ils sont heureux. Ce n’est pas un constat de fait, ni de relation, c’est un événement de sa parole. C’est dans cette énonciation reçue qu’ils sont heureux. Et cette énonciation reçue engage. Les béatitudes ont une dimension éthique.
Consentir à « cette vie », entrer dans cette filiation est un choix de vie (Mt. 10, 37-38). Il s’agit de choisir de suivre cet unique qui est devant : c’est pour cela que Jésus monte sur la montagne, non pour prier, mais pour enseigner.
Comment recevoir cette parole de bonheur sans ressentir mépris et négation de sa réalité faite de souffrance, de deuil ? Cette déclaration de bonheur vient de Pâques. Elle intègre pleinement la réalité humaine vécue sans la tronquer. Mais celle-ci n’est pas la réalité ultime. Quelque chose d’autre vient. Il s’agit alors de relire l’évangile à partir de la fin. Dans l’évangile de Matthieu, la crucifixion n’est pas seulement le passage de la mort à la vie, elle est aussi une naissance, un acte de création cosmique comme les éléments du récit de la passion le suggèrent (Matthieu 27,51-53 : le voile déchiré, la terre secouée, les roches fendues, les tombeaux ouverts, les corps réveillés, les corps sortant, les corps rendus visibles). Ce fils unique ouvre la voie à d’autres fils et filles du Père qui est dans les cieux, le suivre s’inscrit et n’est possible que dans une filiation accomplie par l’unique. Il ne s’agit pas seulement de suivre celui qui est devant mais de vivre de ce qu’il a accompli et continue d’accomplir.
Car la marche arrière est impossible : le crucifié est définitivement vivant. Le passage est fait, désormais les cieux sont ouverts, c’est pourquoi toutes les béatitudes liées aux cieux sont au présent (versets 3.10.12). À Lui, l’unique fils bien-aimé, les cieux ont été ouverts lors de son baptême, désormais à eux (ceux qui sont dans la même filiation et le suivent), le royaume des cieux. Les deux propositions de la béatitude s’appellent l’une l’autre. Chaque proposition explicite l’autre. Les autres béatitudes au futur indiquent un devenir qui vient et qu’il s’agit d’accueillir puisque l’unique est le premier-né d’entre les morts, il y a donc à venir des seconds, des troisièmes,… dans la même filiation.
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