Zwingli, de deux mois plus jeune que Luther, reste l’un des acteurs insuffisamment connus de la Réformation, en particulier dans le monde francophone. Ses écrits y sont généralement peu cités, souvent faute d’y avoir été suffisamment traduits et surtout diffusés. Par exemple, on y connaît mal les 67 thèses qu’il avait rédigées pour la dispute de religion de Zurich, en 1523 (leur traduction a heureusement paru en 2017 dans la revue Études théologiques et religieuses), bien qu’elles soient sous certains aspects plus mordantes et plus réformatrices que les célèbres thèses que Luther afficha à Wittenberg en 1517.
Or voici que mes compétences de théologien à la retraite viennent d’être sollicitées pour traduire justement, et enfin, le très long commentaire dont Zwingli a accompagné chacune de ces 67 thèses à l’usage, non d’autres théologiens ou savants de son temps, mais des autorités civiles de la commune de Glaris, en Suisse centrale, où il avait exercé son ministère de curé de 1506 à 1512. Tandis que presque tous les textes de Zwingli traduits en français l’ont été à partir du latin, qui était la langue des lettrés de l’époque, ce commentaire aux thèses de 1523 a été écrit en allemand zuricho-glaronnais du XVIe siècle (tout comme l’allemand de Luther était celui de Saxe et de Thuringe au même moment).
Pour le traducteur d’expression française, le défi est de taille : le texte de Zwingli est la transcription d’un langage essentiellement oral, vernaculaire. Il en existe bien une version latine, mais qui date de 1806 ! Un érudit zurichois, Thomas Brunnschweiler, en a fort heureusement publié en 1995 une version en allemand actuel, mais le traducteur francophone ne saurait faire l’économie de revenir sans cesse de cette version au libellé original, ne serait-ce que pour goûter la saveur de ce parler éminemment local et populaire.
Ma traduction n’en est pour l’instant qu’à l’article 16. Mais après avoir passé près de quatre ans à traduire La cohérence de la foi de Schleiermacher dont il a été question dans Évangile et liberté d’octobre dernier et dans le dossier de ce numéro (un texte dont la syntaxe m’a confronté à de nombreuses difficultés), je suis frappé de la simplicité du langage de Zwingli : pas de phrases compliquées ni d’argumentations à tiroirs, et un vocabulaire toujours le plus concret possible. Sommairement dit, il s’adresse aux gens, pour être compris des gens.
Et puis, il y a la nature même de son argumentation. Prenons justement cet article 16 dont voici le libellé : « Dans l’Évangile, on apprend que la doctrine et les ordonnances des hommes ne contribuent en rien à la béatitude. » Très long (quelques vingt-cinq pages), son commentaire restitue probablement le texte d’une prédication de Zwingli à la primatiale de Zurich lors de la dispute de 1523. Le thème dominant est en l’occurrence très classique en contexte réformateur : comme Luther, Zwingli s’en prend au salut par les œuvres. Mais quelle insistance, chez lui, sur le rejet des simagrées (c’est en français le terme qui correspond le mieux à ce qu’il en pensait) auxquelles satisfaisait par trop la piété des gens : processions, signes de croix, aspersions d’eau bénite, accumulation de patenôtres, achat d’indulgences, etc. !
Et pourquoi les gens s’adonnaient-ils tellement à ces « œuvres » pieuses ? Parce qu’on les leur présentait comme nécessaires à leur salut. Aussi Zwingli ne cesse-t-il de leur dire : ne vous soumettez plus aux lois et commandements que vous imposent les curaillons, les évêques, les pères de l’Église, car ce dont ils cherchent à vous persuader est contraire aux enseignements de l’Évangile du Christ et à la grâce dont il est porteur. Voyez et jugez-en par vous-mêmes, leur répète-t-il en leur citant de nombreuses paroles de cet Évangile.
Considérée sous cet angle, la Réforme de frappe zwinglienne est délibérément laïque et même non cléricale, comme elle l’a été sous l’angle institutionnel : là où Calvin et ses émules accordaient beaucoup de prérogatives aux pasteurs, elle leur a refusé de se prononcer sur les convictions intimes des fidèles, par exemple pour leur accorder ou leur refuser l’accès à la sainte cène, et elle a confié à des instances civiles, et non ecclésiastiques, la gestion des affaires religieuses. Notre contexte actuel est différent, mais cette manière zwinglienne de voir les choses n’en donne pas moins à réfléchir !
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