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Jean-Jacques Rousseau ou la religion décrassée

 

On aime bien affirmer de nos jours que les Lumières furent une période profondément anti-religieuse. Cette idée est aujourd’hui communément partagée par de nombreux spécialistes de la période des Lumières, qu’il s’agisse de leurs détracteurs ou, à l’inverse, de certains de leurs thuriféraires, ce qui ne favorise guère la défense de leurs valeurs dans notre société prétendument « post-moderne ». Or, l’un des premiers obstacles que rencontrent les tenants de cette approche, c’est l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau. Philosophe par excellence des Lumières au point d’avoir été « panthéonisé » par la Révolution française, Rousseau a toujours affirmé, en effet, son adhésion à la foi chrétienne et plus particulièrement au protestantisme. Jusqu’à la fin de ses jours, il fut en outre un grand lecteur de la Bible. De son propre aveu, ses convictions religieuses étaient anciennes, au point que l’athéisme ne semble jamais avoir vraiment fait partie de son univers mental. Simplement, comme il le confesse volontiers, sa foi a évolué et s’est approfondie : s’il a toujours cru, ce fut d’abord « par éducation ». Après la fameuse « illumination de Vincennes » (voir ci-contre), il entreprend de changer de vie et de réformer sa croyance : si l’homme est désormais doté à ses yeux d’une bonté naturelle que corrompent les institutions de la société, il lui faut alors repenser ce qu’est la religion et sa place dans l’histoire de l’humanité. Il le fera en tentant de fonder la bonté de l’être humain dans celle de l’Être divin lui-même.Ce passage progressif d’une foi désormais fondée sur le sentiment à une foi « raisonnée » ne se fera pourtant pas d’un seul coup. Il est d’abord la conséquence de son contact, aux environs de 1750, avec les philosophes parisiens, ces « missionnaires d’athéisme », pour reprendre l’expression de ses Rêveries du promeneur solitaire : son ancien ami Diderot, bien sûr, mais aussi d’Holbach et surtout Helvetius, dont le matérialisme le révolta. Le cheminement religieux de Rousseau est donc bien un cheminement personnel mais qui a aussi, comme souvent chez lui, une valeur exemplaire sur le plan intellectuel. Si Rousseau s’est souvent montré critique envers la théologie de son siècle, c’est surtout aux théologiens et à leur manière de procéder qu’il s’en est pris, bien plus qu’à la réflexion théologique considérée en elle-même et dont il nous a du reste laissé de fort beaux exemples au travers de ses œuvres.

Les Lumières comme mouvement de modernisation de la religion

Logiquement, pour les tenants de la thèse des Lumières anti-religieuses, Rousseau apparaît comme le représentant d’un dangereux retour en arrière ou comme le père des violences révolutionnaires anti-chrétiennes, voire des totalitarismes du XXe siècle. Que n’a-t-on pas écrit à ce sujet, n’hésitant pas à aller à l’encontre de ses propres affirmations ! En réalité, et à moins de faire de Rousseau un réactionnaire ou de lui refuser son étiquette de chrétien, on doit bien admettre que les Lumières sont plutôt un mouvement de modernisation de la religion chrétienne qu’une sortie hors de celle-ci. En ce sens, Rousseau est bien l’un des premiers « néo-protestants », en particulier si l’on entend par ce terme un adepte de la Réforme soucieux de tenir compte de l’évolution des connaissances et de la situation de la religion protestante dans le monde moderne. Rousseau s’explique très clairement à ce sujet lorsqu’il tente de justifier la publication de la Profession de foi du vicaire savoyard : « Considérez l’état religieux de l’Europe au moment où je publiai mon Livre, et vous verrez qu’il était plus que probable qu’il serait partout accueilli. La religion décréditée en tout lieu par la philosophie avait perdu son ascendant jusque sur le peuple. Les gens d’Église, obstinés à l’étayer par son côté faible, avaient laissé miner tout le reste, et l’édifice entier portant à faux était prêt à s’écrouler. Les controverses avaient cessé parce qu’elles n’intéressaient plus personne, et la paix régnait entre les différents partis, parce que nul ne se souciait plus du sien. Pour ôter les mauvaises branches on avait abattu l’arbre ; pour le replanter, il fallait n’y laisser que le tronc. » Qu’entend-il par là ? D’abord, qu’être chrétien et plus particulièrement protestant, c’est savoir laisser place au doute comme à l’une des composantes essentielles de la foi : « Où est le crime à un protestant de proposer ses doutes sur ce qu’il trouve douteux, et ses objections sur ce qu’il en trouve susceptible ? Si ce qui vous paraît clair me paraît obscur, si ce que vous jugez démontré ne me semble pas l’être, de quel droit prétendez-vous soumettre ma raison à la vôtre, et me donner votre autorité pour Loi, comme si vous prétendiez à l’infaillibilité du Pape ? N’est-il pas plaisant qu’il faille raisonner en Catholique pour m’accuser d’attaquer les Protestants ? » Ensuite, que si la foi chrétienne veut survivre, elle doit se débarrasser de ses oripeaux dogmatiques et être réinterprétée jusque dans ses fondements mêmes.

 L’illumination de Vincennes

En octobre 1749, alors qu’il se rend au château de Vincennes, où son ami Diderot est incarcéré, Rousseau traverse le parc du même nom. Sous un arbre, il ouvre le Mercure de France et découvre une question posée par l’Académie de Dijon en prévision d’un concours : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ». Il écrira au sujet de la révélation dont il fait alors l’expérience et qui marquera sa vie et sa pensée : « Si j’avais jamais pu écrire le quart de ce que j’ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté j’aurais fait voir toutes les contradictions du système social, avec quelle force j’aurais exposé tous les abus de nos institutions, avec quelle simplicité j’aurais démontré que l’homme est bon naturellement et que c’est par ces institutions seules que les hommes deviennent méchants ! »

 La religion décrassée

L’un des aspects les plus saillants de cette religion « décrassée » que propose Rousseau réside ainsi dans une claire volonté de renoncer à toute forme de supra-naturalisme, c’est-à-dire à l’idée selon laquelle Dieu interviendrait de manière surnaturelle dans le cours naturel des choses. De ce point de vue, on peut dire que Rousseau tire les ultimes conséquences des idées développées dans certains de ses écrits par Martin Luther – notamment à propos de la profonde proximité entre Dieu et sa créature. La critique des miracles que Rousseau propose, en particulier dans ses Lettres écrites de la montagne, en est un bon exemple. Elle n’est pas que la simple reprise de l’ancienne critique rationaliste, celle, pour faire court, de philosophes comme Pierre Bayle (1647-1705) ou Bernard de Fontenelle (1657-1757). Lorsque Rousseau s’en prend aux miracles, il en fait en réalité un paradigme valant pour l’ensemble de ce que devrait être, selon lui, une réforme en profondeur de la foi protestante.

Rousseau ne nie pas la possibilité que Jésus ait accompli des « miracles » – il en conteste d’abord le caractère fondamental pour la foi. Après tout, avouet-il, nous ne savons pas tout des lois selon lesquelles le monde fonctionne et il n’est pas à exclure qu’un jour nous serons à même de comprendre ce que, en l’état de nos connaissances, nous qualifions volontiers de « miracle ». Quant à Jésus, « éclairé de l’esprit de Dieu », il n’est pas à exclure non plus qu’il ait accompli « des choses extraordinaires où l’ignorance des spectateurs a vu le prodige qui n’y était pas ». Bref, devant les miracles de Jésus, le sage ne doit pas dire « c’est possible » ou « cela ne se peut » mais bien plutôt « je ne sais pas ». Ce que Rousseau entend surtout montrer, c’est que ses « miracles » ne sont jamais avancés par Jésus comme preuve de son statut d’envoyé de Dieu : « il ne s’annonça pas par ses miracles, mais par la prédication. » Ou encore : « il commençait par exiger la foi avant que de faire le miracle. » C’est du reste, note Jean-Jacques, l’enseignement de Jésus lui-même dans les évangiles : « la nation méchante et adultère demande un signe, et il ne lui en sera point donné. » (Mt 16,14) Si Jésus accomplit des miracles, c’est d’abord par pure bonté – ni plus, ni moins. On ne saurait donc faire de ses miracles des signes attestant de sa qualité d’envoyé de Dieu ; bien plus : ils ont tendance à en altérer la validité. « Établir leur nécessité, c’est détruire le protestantisme », mais « ôtez les miracles de l’Évangile, et toute la terre est aux pieds de Jésus-Christ » !

 Pour une nouvelle compréhension de Dieu, de la révélation et de Jésus

En outre, si l’on admet l’idée de « miracle », il faut en redéfinir le sens. Lorsqu’il traite du miracle, Jean-Jacques parle ainsi d’une « émanation de la puissance divine ». Derrière ces termes qui peuvent sembler complexes, se cache en fait une réalité plutôt simple mais révolutionnaire pour la pensée religieuse de son temps. Comme le note le spécialiste de Rousseau, Bruno Bernardi, définir Dieu comme « puissance » et le miracle comme « émanation », c’est affirmer que Dieu n’agit pas sur le monde comme sur quelque chose qui lui serait extérieur. En agissant sur le monde, Dieu, selon Rousseau, « étend son existence avec celle des êtres » – pour user des termes de la Profession de foi du vicaire savoyard. Bref, Rousseau ne défend ni le théisme (l’existence d’un Dieu « extérieur » au monde, même si le mot se trouve sous sa plume), ni le panthéisme (l’existence d’un Dieu se confondant avec la nature), mais plutôt ce que des philosophes comme Karl Krause (1781-1832) ou la théologie du Process appelleront le « panenthéisme » : c’est le monde qui est en Dieu et qui constitue ainsi, par le biais de son œuvre créatrice et providentielle, une « expansion » de l’Être divin.

Pour Rousseau, naturel et sur-naturel sont donc identiques. C’est cette idée qui préside, chez lui, à la redéfinition de la notion de « révélation ». Celle-ci n’est pas, selon une vision chrétienne assez classique, la manifestation de choses jusque-là cachées et inconnues des hommes. Elle est au contraire la (re-)découverte, entièrement intérieure à l’homme, de la bonté divine. Pour Rousseau, puissance et bonté divines sont en effet synonymes. Faire l’expérience de la révélation, c’est donc comprendre, en son for intérieur, que Dieu est puissance et bonté. Or, cela, nous ne pouvons y parvenir qu’en sondant notre conscience, cet « instinct divin » qui fait résonner en nous la voix de Dieu. C’est en effet dans le fond de tout être humain que Dieu est appelé à se manifester dans la mesure où, précisément, nous sommes une continuation, un « prolongement » de l’Être divin. La conscience porte donc en elle les préceptes de la bonté divine, de même que les lumières de l’entendement représentent des marques de l’intelligence suprême.

C’est dans la ligne de cette réflexion qu’il convient de comprendre à mon sens la fin de la Profession de foi du vicaire savoyard. Celle-ci a désarçonné plus d’un commentateur. Lorsque, après une critique sans concession de la notion chrétienne de « révélation », Rousseau affirme que la vie et la mort de Jésus furent « celles d’un dieu », il ne dit pas que Jésus était Dieu au sens où l’entendent les dogmes chrétiens traditionnels. Ce qu’il veut dire, c’est justement que Jésus a su porter au jour la dimension profondément divine de toute vie humaine en manifestant son lien à la puissance et à la bonté originelles. On pourrait donc dire, pour résumer, qu’aux yeux de Rousseau, Jésus est pleinement Dieu parce qu’il est pleinement humain.

 

À lire les articles de :  Laurent Gagnebin «  Jean-Jacques Rousseau : Dieu, raison et sentiment  » , Maxime Michelet et Philippe Comby  » La souveraineté et le sacré. La religion civile chez Jean-Jacques Rousseau « 

 

Pour aller plus loin :

 Jean-Jacques Rousseau, Profession de foi du vicaire savoyard, édition, notes et introduction de Pierre-Olivier Léchot, Genève, Labor et Fides, 2012.

 Bruno Bernardi, « Le christianisme de Jean-Jacques Rousseau », dans : B. Bernardi, F. Guénard et G. Silvestrini (dir.), La religion, la liberté, la justice. Un commentaire des « Lettres écrites de la montagne » de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Vrin, 2009, pages 67-85.

 

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À propos Pierre-Olivier Léchot

est docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris). Il est également membre associé du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS EPHE) et du comité de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (SHPF).

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