J’aimerais ici ne souligner qu’un seul point ; il concerne la Profession de foi du vicaire savoyard (Émile,1762). On constate que Rousseau y substitue à la raison, instance universelle et objective du Siècle des Lumières, une autre instance qu’il juge elle aussi universelle, celle du sentiment. Il ne s’agit pas avec ce sentiment religieux (« sentiment intérieur », « voix intérieure », « lumière intérieure ») d’un subjectivisme individualiste, encore moins d’un sentimentalisme. Pourquoi donc le sentiment (« le cœur ») plutôt que la raison ? Trois citations différentes permettront de le comprendre.
« J’aperçois Dieu partout dans ses œuvres ; je le sens en moi, je le vois tout autour de moi ; mais sitôt que je veux le contempler en lui-même, sitôt que je veux chercher où il est, ce qu’il est, quelle est sa substance, il m’échappe, et mon esprit troublé n’aperçoit plus rien. »
« À mesure que j’approche en esprit de l’éternelle lumière son éclat m’éblouit, me trouble, et je suis forcé d’abandonner toutes les notions terrestres qui m’aidaient à l’imaginer. Dieu n’est plus corporel et sensible ; la suprême intelligence qui régit le monde n’est plus le monde même. J’élève et fatigue en vain mon esprit à concevoir son essence. »
« Enfin plus je m’efforce de contempler son essence infinie, moins je la conçois, plus je l’adore. Je m’humilie et lui dis : Être des êtres, je suis parce que tu es, c’est m’élever à ma source que de te méditer sans cesse. Le plus digne usage de ma raison est de s’anéantir devant toi : c’est mon ravissement d’esprit, c’est le charme de ma faiblesse de me sentir accablé de ta grandeur. »
La première chose qui nous frappe dans ces textes, c’est l’idée décisive selon laquelle nous ne pouvons saisir Dieu ; il nous « échappe ». La deuxième, c’est le refus du panthéisme : Dieu n’est pas « le monde même ». D’autre part, notre « raison », incapable de concevoir véritablement Dieu, ne peut que s’incliner devant lui dans une sorte de « à Dieu seul la gloire ». Enfin, méditer Dieu et l’adorer, c’est trouver en lui la « source » de notre être. Dieu, que « je sens en moi », est au cœur de notre cœur. « Être des êtres », il est ainsi le fondement de l’être : « Je suis parce que tu es ». On pense ici à ce que dira Paul Tillich (1886-1965).
La raison procède à une objectivation de Dieu dans un prétendu savoir, là où le sentiment sauvegarde sa transcendance et par là la possibilité de la foi. La religion intérieure permet de dédogmatiser la théologie, de dire non à toute mainmise de l’homme sur la divinité. Dans une telle perspective, on peut dire que Karl Barth (1886-1968), qui prétend qu’avec Rousseau l’homme devient « maître du vrai Dieu » (Images du XVIIIe siècle) fait fausse route et nous égare. Il ne cite d’ailleurs aucun des trois textes retenus ici.
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