Christ au mont des oliviers (Christus am Ölberge, 1803) explore une quarantaine d’années avant les poèmes de Vigny et Nerval (cf. l’article de S. Macaigne, « Trouver Dieu dans son absence » dans notre numéro 314, déc. 2017) la détresse et l’angoisse d’un Jésus très humain. À la différence de celui des poètes français, le Christ beethovénien sort de la déréliction avec héroïsme, acceptant à pleines mains son destin. Le livret de Franz Xaver Huber est à vrai dire d’une qualité médiocre, mais le musicien a su en extraire les éléments susceptibles de lui permettre de se projeter. Beethoven distingue Jésus du divin, il ne voit en lui qu’un modèle, au même titre que Socrate. Le compositeur, qui sort d’une très douloureuse période, se sent investi d’un impératif de type messianique : « Divinité, du haut tu vois sur mon âme, tu la connais, tu sais que l’amour du prochain et le besoin de faire le bien l’habitent. Oh ! Humains, quand vous lirez ceci, pensez que vous m’avez fait du tort, que les malheureux se consolent d’avoir trouvé un de leurs semblables qui, malgré tous les obstacles de la nature, a fait tout ce qui était en son pouvoir pour être recueilli dans le rang des artistes et des hommes dignes. » (Testament d’Heiligenstadt, 1802)
Beethoven se saisit donc de ce qui entre en résonance avec ses préoccupations personnelles dans ce début de Passion : la notion de destin, la souffrance de l’homme messianique, l’acceptation héroïque de sa propre condition, et la victoire de la fraternité humaine. Le destin peut être perçu à travers les sonneries des cuivres graves, qui résonnent dès l’introduction comme un appel hors du temps, immuable, mis en tension avec les harmonies des cordes, qui au contraire sont prises dans un engrenage dont le moteur puissant suit une direction inéluctable. Les trombones implacables viendront asseoir chacune des évocations du destin. La souffrance de Jésus est palpable dans son premier air, où la voix, particulièrement expressive avec ses phrases brèves et presque haletantes, est portée par le mouvement des cordes trépidantes. La seconde moitié de l’œuvre est dominée par la victoire héroïque du Christ qui accepte librement son destin. Sa voix couvre alors la peur du chœur des disciples et la haine du chœur des soldats, avant de résonner seule à l’unisson avec l’orchestre qui le porte, pour faire éclater une triomphale marche orchestrale vers le chœur de louange final.
La manière dont Beethoven exprime ses idéaux n’a rien de spécifiquement religieux. Il pense ici en dramaturge, et utilise certaines incongruités du livret comme des atouts. L’ange dont la présence est esquissée en Lc 22,43 devient ici un merveilleux contrepoint à Jésus : lumineux, virtuose, il chante comme dans un opéra italien, le contraste mettant en exergue la souffrance très humaine du Christ. Les chœurs (anges, disciples, soldats), permettent à Beethoven de jouer sur les topoï de l’oratorio, mais également de mettre en valeur les moments d’introspection fébrile du soliste. L’auditeur, comme dans les passions de Bach, peut ainsi être pris dans un jeu d’identification à la fois collective et individuelle. La superposition et l’alternance dynamique entre moments solistes, ensembles et chœurs, prend par moments la figure d’un véritable finale d’opéra. De fait, dans son opéra Fidelio, composé l’année suivante, Beethoven exaltera avec autant de force la liberté inconditionnelle de l’être humain qui accepte de prendre le risque de vivre en toute intégrité. Le célèbre finale de la Neuvième symphonie mettra en musique la fraternité qui résulte de ces vies véritablement vécues.
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