La question sur l’avenir de la Réforme se pose désormais dans un cadre œcuménique : les chrétiens se situent à l’intérieur d’une histoire commune, à relire ensemble de manière critique et à faire en commun. Ma réponse – qui est celle d’un catholique – à la question de l’avenir de la Réforme se résume en trois thèses qui portent respectivement sur le lien intrinsèque entre Évangile et réforme, sur l’ecclésialité de la foi, sur le rapport entre la tradition chrétienne et la laïcité en Europe.
1re thèse : Dans ses différentes expressions et au sein même de leurs rapports conflictuels, la Réforme du XVIe siècle représente paradoxalement un kairos : pour la première fois dans l’Histoire, la prise de conscience du principe même de la tradition chrétienne – l’Évangile de Dieu – et l’idée de réforme de l’Église se relient intrinsèquement. Tout en utilisant le vocabulaire du « principe », du « fondement » et de la « réforme », le concile de Trente ne parvient pas à mettre en avant ce lien, mais continue à juxtaposer des décrets concernant la foi et d’autres portant sur la réforme de l’Église. Ce n’est qu’au concile Vatican II (1962-1965) et dans le processus de sa réception que le catholicisme romain commence à s’appuyer sur ces deux versants inséparables d’une Église toujours à réformer (Constitution sur l’Église 8 et Décret sur l’œcuménisme 6), en introduisant cependant le rapport à l’autre comme découlant du principe évangélique. L’avenir du kairos historique, représenté par la Réforme, se jouera donc dans la capacité œcuménique de nos confessions à se mettre d’accord sur ce principe et à engager ensemble une interprétation de l’Évangile de Dieu, ajustée ici et maintenant au contexte et au donné culturel de ses récepteurs.
Au XVIe siècle, les Réformateurs prennent vivement conscience que l’Évangile de Dieu ne fait nombre avec aucune « vision du monde », avec aucune « réalité culturelle » ; c’est sa gratuité absolue et l’impossibilité de l’instrumentaliser qui mettent en crise le système des indulgences romaines.
Du coup, la Réforme s’opère nécessairement sur un versant critique et sur un versant positif. Elle critique des traditions ecclésiales qui faussent la gratuité inscrite dans l’Évangile et deviennent ainsi idolâtriques (cf. Mc 7, 6-8), et elle instaure en même temps une manière de croire et de vivre dans la société et en Église fondée sur le principe évangélique seul. Chaque destinataire de l’Évangile de Dieu et chaque époque posent en termes nouveaux le problème de l’auto-réforme de ceux qui l’annoncent – l’Église – et la prise en compte de la sphère culturelle des destinataires.
Le geste de la foi qui reçoit l’Évangile de la « justification » implique deux pôles qui semblent se retrouver tout au long de l’histoire du protestantisme, celui du Dieu caché et celui de la sécularité du monde. On retrouve dans les Exercices spirituels d’un saint Ignace une tentative similaire : ancrer l’itinéraire et la réforme personnels (avant celle de l’Église) sur un « principe et fondement » évangélique supposant, d’un côté, le Dieu caché se révélant dans la figure du Christ crucifié et, de l’autre, la sécularité du monde où se déploie, selon l’expression de Pierre Gisel, la « dramatique de l’existence à même le monde en ses réalités séculières ». Une fois entendu, l’appel reste soumis à un discernement spirituel continu.
Sur cette base commune, Vatican II a explicité, au sein même du principe évangélique, un troisième pôle : sur fond d’une sécularité intimement liée à l’autocommunication de Dieu sous la modalité du mystère, il a introduit la relationalité, voire l’altérité interne, à l’annonce de l’Évangile. L’Évangile de Dieu n’existe que dans la relation toujours contingente de celui qui l’annonce – le Christ Jésus en premier – et de celles et ceux en qui l’annonce est précédée, au point que Jésus peut leur dire : « Ma fille, mon fils, ta foi t’a sauvé ». Cette altérité paradoxale inscrite dans l’Évangile de Dieu, le Concile l’appelle aussi la « pastoralité » qui, fondée sur l’Écriture, implique en même temps une auto-réforme de l’Église et un souci herméneutique constants. Elle introduit ainsi, dans la verticalité entre le Dieu caché et la sécularité du monde, un axe horizontal d’ordre relationnel, ni indifférent ni sacré, mais ouvert à un ordre messianique de fraternité et de paix.
2e Thèse : Dans l’actuel débat œcuménique où le cercle des désaccords se resserre de plus en plus autour de quelques points-clés, un éventuel accord sur l’ecclésialité de l’existence chrétienne représenterait un pas décisif vers l’unité. L’avenir du kairos historique que représente la Réforme se jouera dans la capacité œcuménique d’enregistrer ensemble ce que les uns ont déjà appris et peuvent encore apprendre des autres et de s’accorder sur un type de visibilité ecclésiale en cohérence avec l’Évangile de Dieu en son versant critique et positif.
Le consensus pourrait se formuler ainsi : l’Église n’existe qu’en étant doublement « décentrée » : « décentrée » vers le Christ Jésus, et « décentrée » vers toutes les créatures (elle est constitutivement « en sortie » selon l’expression du pape François). Elle n’a donc aucune consistance ontologique en elle-même ; elle n’existe que comme mouvement missionnaire ou comme annonce, et c’est en existant ainsi qu’elle devient reflet sacramentel du Christ. À cela s’ajoute une seconde clarification, elle aussi énoncée par le Concile : la reconnaissance autocritique par toutes les Églises qu’elles ne correspondent pas à ce qui fait leur identité décentrée comme « Église du Christ » ; c’est en l’avouant que l’Église s’avère sainte.
Quand donc nos amis protestants résistent aux catholiques parce qu’ils comprennent l’Église comme « sacrement universel du salut », il faut rappeler que, par ce concept, le Concile a voulu désigner la signifiance christique du mouvement de décentrement de l’Église. Et quand nous, catholiques, craignons que le peu d’intérêt des protestants à construire un espace ecclésial propre au cœur du monde conduise à l’effacement de la tradition chrétienne, c’est pour que nous reconnaissions, ensemble, que pour annoncer l’Évangile à toutes créatures et nous décentrer à cet effet, il faut exister.
Le passage du principe que sont l’Évangile et son annonce vers un certain type de visibilité ecclésiale en concordance avec le versant critique et positif de l’Évangile nécessite qu’on fasse intervenir ici ceux et celles qui l’annoncent aujourd’hui. S’il est vrai qu’une certaine relationalité ou hospitalité messianique fait intrinsèquement partie de l’Évangile de Dieu, on ne voit pas comment l’annonce de cet Évangile serait possible sans réunir en même temps celles et ceux qui l’annoncent au nom du Christ Jésus, dans un corps visible – le sien – et sans laisser ce corps sans cesse se transformer de l’intérieur. L’avenir de la Réforme se jouera alors dans l’engagement œcuménique pour un type de visibilité ecclésiale, incluant la communion de chaire et d’autel.
3e thèse : Si, pour des raisons théologiques impliquées dans la 1re thèse, la Réforme a largement contribué à la sécularisation du « séculier », on ne peut nier qu’elle s’est laissée enfermer – avec le catholicisme post-tridentin – dans une territorialisation qui a produit de la violence, mais est aussi devenue un moyen de la réguler (paix de Westphalie). En concordance avec la tradition chrétienne dans sa version réformée, et reconnue comme telle par le catholicisme de Vatican II, la laïcité a pris le relais comme régulateur de la violence religieuse. L’avenir du kairos historique que représente la Réforme se jouera dans la capacité œcuménique de nos confessions à porter ensemble – de manière critique – la laïcité comme expression de l’axe relationnel de l’Évangile de Dieu ; et cela sans la contourner ni la resacraliser, mais en fournissant au vivre-ensemble de tous un horizon messianique de fraternité et de paix.
La Réforme dite magistérielle se situe à l’intérieur du paysage théologico-politique de la chrétienté occidentale et de ses refigurations successives dont un des principes est la territorialisation et l’étatisation de la foi chrétienne. La sécularisation du séculier, qui est l’envers de la révélation du Dieu caché, porte toutefois en germe la future « laïcité » du vivre-ensemble. D’où la difficulté pour les héritiers de la Réforme, au moment où les régimes laïques de nos sociétés européennes commencent à s’affirmer, à maintenir la fonction critique de l’Évangile de Dieu contre une sacralisation de la laïcité, inévitablement productrice de nouvelles violences.
L’avenir du kairos historique que représente la Réforme dépend donc de sa capacité d’aller au bout de sa propre inspiration critique, au sein même d’une concertation œcuménique toujours plus responsable. Un champ de travail en commun consisterait à impulser, sous des conditions théologico-politiques et inter-religieuses désormais tout autres que celles de la chrétienté du deuxième millénaire, l’aspect messianique de l’Évangile de Dieu dans le vivre-ensemble de nos sociétés civiles, afin de promouvoir un type de relation avec autrui caractérisé par cette fraternité à laquelle le pape François reconnaît une dimension mystique.
À lire les articles de: Pierre Gisel « Pour un protestantisme de propositions » , Marc Boss » Quel avenir pour quelle Réforme ? » et Vincent Peillon » Quelle religion pour quelle liberté ? «
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