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Quelle religion pour quelle liberté ?

 

Pour les républicains et les socialistes du XIXe siècle, la Réforme est un moment essentiel de la modernité, un moment qui s’insère entre la Renaissance et la Philosophie*, et qui conduit à la Révolution. Elle répond à trois attentes de cette modernité, qui s’expriment à travers la devise républicaine : une exigence de liberté, une exigence d’égalité, une exigence de fraternité.

La liberté, c’est la liberté de conscience, première des libertés, et qui conditionne toutes les autres. La conscience s’oppose ici à l’autorité. Elle suppose la tolérance et le respect. Elle fonde la société des individus.

L’égalité, c’est la souveraineté populaire qui fait de chaque Homme un citoyen et qui accorde à tous les mêmes droits. En supprimant les intercesseurs, en faisant de chaque Homme un prêtre, on abolit la hiérarchie. Reste alors la fraternité, sans doute la notion la plus problématique et la plus controversée. Mais être libres et être égaux, c’est aussi pouvoir lire, étudier, afin de préparer ses choix, et avoir les conditions matérielles pour le faire. Liberté et égalité emportent donc avec elles une exigence de justice : frères parce qu’ayant tous le même père, nous le sommes aussi par les obligations de justice que cela nous crée, y compris à l’égard de ceux qui ne partagent pas la même patrie, le même sang ou la même foi.

Le protestantisme n’est donc pas seulement la religion des libéraux, Madame de Staël, Benjamin Constant, Alexis de Tocqueville. Il n’est pas non plus seulement celle des républicains qui voudraient en faire la religion de la révolution (Edgar Quinet) et qui voudraient protestantiser la France (Charles Renouvier). Même des auteurs, situés à la gauche et même à l’extrême gauche du spectre politique, pensons à Pierre Leroux, l’inventeur du mot socialisme, ou Louis Blanc, l’homme de la Commission du Luxembourg et de l’Organisation du travail (et contrairement à ce qu’a pu en dire une certaine historiographie qui en a fait des catholico-jacobins, voire des antiprotestants), considèrent que le protestantisme, Luther en particulier, est un précurseur de la République et du socialisme. Certes, ces auteurs ne considèrent pas que le protestantisme sera la religion de l’avenir. Mais il en est, pour eux, une des origines, voire une des composantes. C’est ainsi, ne l’oublions pas, que Jaurès lui-même, à la fin du XIXe siècle, dans sa thèse complémentaire en latin sur Les origines du socialisme allemand, fait de Luther le premier des socialistes.

Il va de soi que cette interprétation n’est pas celle de tous, ni à l’intérieur du monde politique ni à l’intérieur du monde religieux.

Pour les républicains et les socialistes, l’opposition entre Calvin et Luther joue à plein. Jean Huss, les frères moraves, la guerre des paysans sont à l’honneur. Les noces du républicanisme socialiste et du protestantisme relèvent plus d’un protestantisme hétérodoxe que d’un protestantisme orthodoxe. Calvin est accusé d’avoir voulu refaire une Église, et Guizot d’en être l’héritier détestable. Les protestants libéraux rêvent de s’unir avec des catholiques libéraux, des juifs libéraux, des matérialistes, des athées, pour fonder une religion universelle, démocratique, sociale, pacifique.

Ils se trouvent alors avoir à batailler sur deux fronts. Sur le premier front, ils bataillent dans leur confession contre les orthodoxes, et ils perdent. Le synode de 1872 consacre leur défaite. Ils sont repoussés aux marges.

Dans leur camp politique, les positivistes ou libres penseurs matérialistes, tout en leur rendant hommage, considèrent qu’ils sont inconséquents. Ils ne peuvent, comme l’écrit le philosophe Étienne Vacherot en 1869, satisfaire ni les philosophes ou la libre pensée, qui ne comprennent pas que l’on s’en tienne à un Livre, ni le peuple, qui plutôt que d’un sentiment religieux épuré de tout dogme, de tout rite, de toute Église, remettant en cause la divinité du Christ et la Trinité, a besoin d’une religion comme forme, rite, dogme, autorité.

Pour les libres penseurs et les rationalistes, le protestantisme a surtout pour vertu d’avoir mené la révolte contre le catholicisme, d’avoir ébranlé la domination de Rome. Mais il n’est pas capable, parce qu’il reste une négation et un individualisme, de répondre au besoin d’organisation des temps modernes. Cette critique était déjà celle des saint-simoniens au tournant des années 1830. Le protestantisme n’est pas une position, mais une transition. On ne peut s’y arrêter. Philosophie ou religion, il faut choisir. Trop philosophique pour être une religion, il est trop religieux pour être une philosophie.

Ainsi des deux côtés, les libres penseurs religieux, protestants libéraux, se voient contestés dans leur foi. Soit pas assez religieux, soit encore trop, cela revient au même : ils ne sont qu’un moment appelé à être dépassé. Ils sont sommés de choisir.

Cette position inconfortable ne les empêche pourtant pas d’animer le débat théologique, mais aussi d’être à la pointe du combat républicain, et cela bien après que toutes ces critiques et ces controverses se soient déployées. Est-il besoin d’être nombreux, victorieux, applaudis, pour être efficaces historiquement ? Il est communément admis que le nombre et le succès ne font ni la raison ni la justice. Peut-être faudrait-il forger l’hypothèse qu’ils ne font pas non plus l’efficacité.

Bien entendu, les protestants libéraux qui ont conduit en première ligne des combats politiques pour l’instruction, la laïcité, la paix, ont été les premiers conscients que leurs œuvres, prises dans les tourments de l’Histoire et de la politique, les contraintes de toute action collective, étaient bien éloignées de leur idéal. De la mystique à la politique, une chute avait eu lieu. Mais plutôt que de trouver là une occasion de plainte ou de découragement, la possibilité d’un renoncement ou d’un désenchantement, ils y trouvaient au contraire la nécessité d’un effort redoublé et l’espoir volontaire d’un accomplissement.

En cette commémoration des 500 ans de la Réforme, je voudrais retenir cette idée, protestante, que l’Histoire n’est pas une nécessité, et qu’elle recèle encore beaucoup de possibilités qui n’ont pas été exploitées, en tout cas jusqu’au bout. Charles Renouvier parlait d’Uchronie. Ferdinand Buisson, dans sa grande thèse sur Sébastien Castellion, revendiquait d’écrire l’Histoire à partir des vaincus.

Honorer une tradition, ce n’est pas se satisfaire de la répétition. C’est être capable de reprendre ce qui, à un moment, excédait les conditions du temps et faisait nouveauté, c’est-à-dire liberté. C’est se faire un devoir, disait Merleau-Ponty, de recommencer autrement. Quelle leçon pouvons-nous donc tirer de ces hommes et de leurs combats, sur la terre comme au ciel ? Quel héritage pouvons-nous, protestants ou non, partager dans notre présent ?

C’est une leçon assez simple sur laquelle je voudrais modestement conclure. N’ayez peur ni des Églises qui se vident ni des violents, des ignorants ou des moqueurs qui ne vous écoutent ni ne vous entendent. Ce qui seul importe, c’est la puissance de votre foi, sa pureté, son intransigeance. Cela peut être une foi laïque, une foi dans le pouvoir d’éducation de la raison, une foi démocratique, qu’importe, elle puise toujours aux mêmes sources. La liberté de conscience, la tolérance, l’égale dignité des personnes humaines, le respect de l’humanité en soi et en autrui, la passion de la raison, de l’instruction, le refus de l’ignorance et de l’indigence, la volonté de justice et de paix ne sont pas des idées dépassées ni des astres morts. Ce ne sont peut-être que des petites lumières dont la flamme vacille un instant dans les tempêtes. Cela a toujours été. C’est pourquoi il importe d’autant plus d’en maintenir le souffle. Car il ne fait pas de doute qu’elles auront encore longtemps à éclairer le chemin et la nuit.

« La Philosophie » est une expression pour désigner l’époque du Siècle des Lumières. C’est une expression qui se retrouve chez des auteurs comme Jean-Jacques Rousseau.

À lire les articles de: Pierre Gisel  » Pour un protestantisme de propositions  » , Christoph Theobald, sj  » Thèses œcuméniques formulées par un catholique romain  » et Marc Boss  » Quel avenir pour quelle Réforme ? « .

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À propos Vincent Peillon

ancien ministre de l’Éducation nationale de 2012 à 2014, est philosophe et actuellement professeur à l’Université de Neuchâtel.

Un commentaire

  1. feriaud.pierre@gmail.com'

    Je ne dis pas que cet article est mauvais car à la fin il souligne: « ce qui importe c’est la puissance de votre foi »
    Mais c’est un article politique ou plutôt politiquement correct. Si Jésus avait été politiquement correct , qu’en serait il du Christianisme!!
    Mélanger politique et Foi religieuse est dramatiquement dangereux!!

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