Il existe deux types d’événements que nous qualifions d’historiques : il y a ceux dont nous avons une perception immédiate : l’effondrement des deux tours du World Trade Center, Armstrong marchant sur la lune. Et il y a les événements que nous ne qualifions pas d’historiques sur le moment, des événements si discrets qu’ils ne méritent parfois même pas le nom d’événement lorsqu’ils se produisent, mais dont nous disons après coup : tiens, c’est là que tout a commencé. Nous le disons sans en être tout à fait sûrs, sans en être toujours d’accord avec les autres, mais nous le disons parce qu’il faut bien que nos histoires commencent quelque part. La publication, le 31 octobre 1517, des 95 thèses de Luther sur « la puissance des indulgences » appartient au second type d’événements historiques.
Des origines du protestantisme dans la Réforme du XVIe siècle, on a pu dire à juste titre qu’il s’agissait d’une « naissance sans faire-part » (Hubert Bost) ; les récits mémoriels de ces origines présentent cependant une telle diversité d’interprétations rivales qu’il serait tout aussi judicieux de parler non d’une absence, mais d’un conflit des faire-part de naissance. Un rappel de cet épineux problème historiographique servira de préambule à notre question : quel avenir pour quelle Réforme ?
Comme le note Marianne Carbonnier-Burkard, l’idée de commémorer la publication des 95 thèses fut mise en œuvre pour la première fois le 31 octobre 1617, un siècle jour pour jour après l’événement. Lancée par la Faculté de théologie de Wittenberg, reprise par le prince électeur du Palatinat, Frédéric V, cette idée consistait à organiser une fête jubilaire en souvenir de ce qu’on tenait alors pour le geste inaugural de la Réforme. Depuis, l’Allemagne n’a manqué aucun de ces rendez-vous séculaires, mais la France a ignoré cette pratique des jubilés commémoratifs jusqu’au XIXe siècle. Il faut attendre 1866 pour que la Société d’Histoire du Protestantisme Français propose une « fête de la Réformation » alignée sur l’usage allemand. Mais quand vient le temps de mettre ce projet en application, l’actualité est dominée par le débarquement à Saint-Nazaire des premières troupes américaines ; l’année 1917 n’est pas franchement propice à l’exaltation du héros national de l’Allemagne ! En définitive, le jubilé de 2017 est le premier qu’on célèbre en France sans états d’âme ni retenue. Pourquoi cet alignement si tardif sur la position allemande ? D’abord sans doute pour les considérations patriotiques évoquées à l’instant ; mais les querelles confessionnelles ne sont pas non plus étrangères à cette réticence des réformés français. Ces rivalités confessionnelles entre réformés et luthériens sont encore plus claires à Zürich et à Genève. Au XVIIIe siècle, les deux villes lancent leurs propres jubilés, mais au lieu de célébrer Luther, elles rendent hommage respectivement à Zwingli et à Calvin. Le même constat s’applique au premier jubilé français qui célèbre en 1859 le tricentenaire du Synode de Paris.
En résumé, le choix du 31 octobre 1517 pour commémorer les débuts de la Réforme relève d’une convention historiographique controversée, qui ne s’est imposée hors d’Allemagne que tardivement. Faut-il rouvrir la controverse ? Je ne le crois pas. Toute convention est arbitraire et discutable par définition, mais, à tout prendre, celle-là me paraît présenter un double mérite qui fait défaut aux propositions alternatives : premièrement, le souvenir du 31 octobre 1517 a fini par s’émanciper de son contexte initial pour devenir un symbole fédérateur du protestantisme en général ; secondement, la question des indulgences, qui se trouve au cœur des 95 thèses de Luther, pourrait se révéler plus féconde pour l’avenir qu’il n’y paraît à première vue. Dans les 95 thèses, la question des indulgences apparaît comme une question de justice et, plus précisément, de justice distributive – la justice dont la fonction est de veiller à la répartition équitable des biens. En l’occurrence, les biens distribués sont les « trésors de l’Église », c’est-à-dire « les clefs données à l’Église par les mérites du Christ », ainsi que « le très saint Évangile de la gloire et de la grâce de Dieu ». La question redoutable que pose Luther est de savoir qui distribue ces biens, et de quel droit. Les stratégies rhétoriques visant à ménager l’autorité du pape rendent la réponse quelque peu hésitante et confuse. Mais la réponse importe ici moins que la question. Il s’agit en effet de savoir si les biens de la vie éternelle doivent ou non faire l’objet d’une distribution socialement prise en charge.
Dans son ouvrage Morale minimale, morale maximale, le philosophe Michael Walzer décrit les premiers siècles des Temps modernes comme la période d’un lent processus d’abandon de cette prise en charge sociale de la distribution des biens éternels au profit d’une prise en charge progressive de la distribution des biens temporels. Ce passage de relais entre deux paradigmes de justice témoigne à ses yeux d’une profonde mutation des significations sociales assignées aux biens distribués. Elle se traduit notamment par un transfert des mécanismes de distribution de la pastorale à la médecine, du soin des âmes au soin des corps. Dans l’ancien modèle de justice, il convenait de garantir l’accessibilité des biens spirituels par un financement public et par tout un appareil administratif, légal, et répressif, car le soin des âmes implique aussi leur protection contre la diffusion des doctrines néfastes à leur salut. Mais dans le nouveau modèle, la hiérarchie des priorités s’inverse : « La reconnaissance progressive de la santé et de la longévité comme des biens précieux et aisément disponibles suscita un engagement progressif de l’État, d’abord en matière de prévention, puis de guérison. Les soins physiques furent peu à peu socialisés alors que le soin des âmes devenait une affaire privée. Les revenus fiscaux furent réinvestis dans les dépenses de santé publique, la construction d’hôpitaux, la formation de praticiens, etc. On fit appel à l’autorité publique (pour rendre la vaccination obligatoire, par exemple). En revanche, la vie éternelle cessa de passer pour un bien social auquel la sphère publique et ses agents auraient pu s’intéresser en toute légitimité. » (Morale minimale, morale maximale, Bayard, 2004, p. 55).
Walzer ne dit pas quels types de biens la justice distributive doit privilégier. Il constate simplement qu’une conception de la justice distributive a remplacé l’autre. Faut-il se réjouir de cette situation ? Existe-t-il des arguments pour soutenir qu’un modèle de justice vaut mieux que l’autre ? Ce qui surprend dans le récit de Walzer, c’est qu’il semble croire que le passage d’un modèle à l’autre se passe de délibération, de confrontation des arguments ; il en parle comme d’un « processus d’évolution culturelle », mais ne dit pas ce qui motive ce processus.
L’histoire des débats théologiques et juridiques internes au protestantisme du XVIe et du XVIIe siècle montre que l’évolution décrite par Walzer relève d’un projet politique raisonné et documenté plutôt que d’un simple « processus culturel ». Les 95 thèses de Luther peuvent être considérées comme un premier jalon symbolique dans cette histoire. Mais si Luther entrevoit les méfaits possibles d’une prise en charge sociale de la distribution des biens spirituels, il n’envisage nullement sa suppression. Sur ce point, Zürich et Genève sont à l’unisson de Wittenberg. Ce que montre l’affaire Servet, si elle montre quelque chose, c’est que la Réforme magistérielle, qu’elle soit luthérienne ou réformée, n’est pas immédiatement armée pour répondre à la question qu’elle a elle-même soulevée. Mais l’exécution de Servet, le 27 octobre 1553, marque précisément une nouvelle étape dans la critique de la distribution socialement prise en charge des biens spirituels. Dans l’entourage immédiat de Calvin, les protestations se multiplient : le prix à payer pour cette prise en charge apparaît désormais trop lourd, du moins dans ses implications répressives. Une troisième étape décisive est franchie en 1644 quand Roger Williams obtient du parlement anglais une charte qui autorise la colonie de Rhode Island à inscrire la neutralité religieuse de l’État dans sa constitution. La même année, Williams publie La doctrine sanguinaire de la persécution pour motif de conscience, un traité qui combine des arguments d’exégèse scripturaire et de droit naturel pour fonder le nouveau modèle de justice mis en œuvre à Rhode Island.
Charles Borgeaud, le concepteur du Monument international de la Réformation, a choisi Roger Williams pour y représenter la Nouvelle-Angleterre. Dans sa correspondance de décembre 1911 avec le sculpteur Henri Bouchard, Borgeaud demande à l’artiste d’« idéaliser cette physionomie qui doit personnifier l’envolée du calvinisme, débarrassé des entraves que lui avait imposées Calvin ». Dans une autre lettre, il ajoute : « Il est l’avenir. » Peut-être faut-il l’entendre comme un futur antérieur : Roger Williams aura été l’avenir de la Réforme. Mais j’incline à l’entendre comme un futur simple.
À lire les articles de: Pierre Gisel » Pour un protestantisme de propositions » , Christoph Theolbald, sj » Thèses œcuméniques formulées
par un catholique romain » et Vincent Peillon » Quelle religion pour quelle liberté ? »
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