Wilfred Monod est né le 24 novembre 1867. Nous fêtons donc très exactement ce mois-ci le cent cinquantième anniversaire de sa naissance. Cent-cinquante ans déjà, ai-je envie d’écrire, tant Monod nous paraît proche. Pasteur à Condésur-Noireau, Rouen et Paris-Oratoire (pendant 30 ans), il fut nommé en 1909 professeur de théologie pratique à la Faculté protestante de Paris. Son œuvre (une soixantaine de livres publiés, sans compter ses nombreux inédits dont ses cours de faculté) et sa vie sont principalement marquées par ses combats pour un christianisme social, dont il fut un pionnier courageux, voire audacieux.
Monod a toujours voulu unir un christianisme et spirituel et social, défendant ainsi un « Évangile intégral ». Il n’entendait pas tant par cette expression, comme souvent ses prédécesseurs, la volonté d’accorder nos actes à nos paroles, mais bien plutôt celle d’être fidèle à la Bible où la piété (le culte, la prière, les croyances, etc.) est inséparable d’une lutte contre toutes les injustices : morales, sociales, économiques et politiques. Il parle de la question sociale comme d’un « problème colossal », racontant dans son autobiographie Après la journée (Bernard Grasset, 1938) combien le choquait déjà le fait qu’il n’entendit jamais, comme lycéen puis comme étudiant en philosophie à la Sorbonne, aucun de ses professeurs évoquer un tel drame. « Nous restions en marge de l’effroyable problème de la misère. »
Pour fêter ses sept ans, son père Théodore, pasteur, lui offrit une Bible qu’il lut depuis cette date chaque jour. C’est là qu’avec le message des prophètes et celui des Béatitudes, il forgea ses convictions unissant de manière infrangible la spiritualité à une lutte toute pratique contre le « scandale millénaire » opposant une minorité de possédants et de privilégiés aux autres. Cette éducation biblique de l’enfant puis de l’adolescent lui permit très jeune de s’ouvrir aux données scripturaires qui, dans une sorte de « clarté diffuse », le marquèrent bien avant de découvrir les thèses révolutionnaires. « Les idées protestataires, à peine formulées, quasi-inconscientes, commençaient à papillonner en mon atmosphère mentale, comme les particules de charbon, vomies par une cheminée d’usine, s’éparpillent dans l’air des cités industrielles. »
Je relis avec émerveillement, parfois effarement, ces souvenirs de Monod. Relire un livre, c’est bien souvent en découvrir un autre. Un passage que j’avais oublié me frappe. J’y discerne une sorte de parabole. Il y évoque ce que l’enfant qu’il était avait « chaque jour devant les yeux », à savoir « la scandaleuse loge du concierge où le propriétaire parquait un homme et sa femme, encagés dans un réduit sans air et sans lumière, lequel ouvrait d’un côté sur l’escalier des locataires, de l’autre sur une courette qui ressemblait au fond d’un puits. » Il ajoute : « On discernait la figure exsangue et creusée, tragique parfois, de l’emmurée vive. » Près d’un siècle plus tard pourtant, je me rappelle avoir encore connu, comme jeune pasteur à Paris, la même honte et la même indignation.
Nous aussi avons « chaque jour devant les yeux » d’effrayantes misères et de si terrifiantes injustices. Pour l’Évangile, le pire ennemi de cet état de fait n’est pas seulement une insensibilité et une dureté inhumaines, mais peut-être surtout une mortifère accoutumance. Le refus de l’indifférence, une révolte créatrice, « la foi insoumise » (Raphaël Picon) restent plus que jamais la marque d’un christianisme social
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