Adolf Harnack (1851-1930) est un historien des origines du christianisme. À une époque où l’Université allemande passe pour la meilleure du monde, il en est l’un des représentants les plus connus. Ses thèses, souvent audacieuses, toujours soigneusement argumentées, provoquent de grands débats et lui valent l’hostilité des courants conservateurs et des autorités de l’Église luthérienne (dont il est membre).
Entre 1886 et 1890, Harnack étudie la formation des doctrines de l’Église. Il estime que loin d’exprimer le message évangélique, elles l’altèrent. Elles l’hellénisent et l’intellectualisent. De ce qui était, au départ, une expérience spirituelle vécue, elles font un système intellectuel compliqué et subtil. Elles remplacent le Jésus des récits évangéliques par un Christ « rêvé » ou « imaginé » ; avec les conciles, Jésus devient un être métaphysique, céleste et abstrait.
En 1892, un pasteur allemand est sanctionné pour avoir refusé de réciter, lors d’un baptême, le symbole dit des apôtres. Harnack réagit en montrant que ce symbole s’écarte du Nouveau Testament et comporte des formulations très contestables. Il ne demande pas qu’on l’interdise, mais qu’on cesse de le rendre obligatoire.
Harnack, sans l’approuver en tout, s’intéresse à Marcion qui, au début du deuxième siècle, oppose le Dieu de l’Ancien Testament à celui de Jésus-Christ. Le premier Dieu, créateur, est responsable de ce monde injuste et cruel. Le Dieu de Jésus est un autre Dieu, un Dieu sauveur qui vient pour établir un royaume de justice et de paix. Avant de publier en 1921 un livre sur Marcion, Harnack lui consacre des cours qui seront suivis, entre autres, par Wilfred Monod.
Politiquement, Harnack, proche de l’Empereur (qui l’anoblit en mars 1914), essaie d’en infléchir la politique en un sens plus démocratique et social. En 1890, il est un des fondateurs du mouvement « évangélique social » allemand (l’équivalent de notre « christianisme social »). En octobre 1914, il signe le manifeste de 93 intellectuels qui déclare que la guerre a été imposée à l’Allemagne et que ses soldats ont une conduite exemplaire. On le lui a reproché, à juste titre, mais il faut reconnaître que ce qu’écrivent à la même époque les théologiens protestants français est tout aussi partisan et unilatéral. À la fin de la guerre, Harnack se rallie à la République de Weimar.
L’essence du christianisme
En 1899-1900, Harnack donne à l’Université de Berlin une série de seize conférences destinées à des étudiants de toutes les Facultés (ils seront environ 600 à les suivre). Ces conférences sont publiées dans un livre intitulé L’essence du christianisme qui connaît un immense succès. En quelques années, il est traduit en 14 langues et tiré à plus de 100 000 exemplaires.
Harnack s’y interroge sur le christianisme : qu’est-il exactement, en quoi consiste-t-il, comment le définir ? À ces questions, il répond : le christianisme, c’est d’abord la prédication de Jésus ; c’est ensuite l’enseignement des apôtres ; c’est enfin la manière dont les Églises ont compris, vécu et concrétisé cette prédication et cet enseignement.
Jésus
Selon Harnack, la prédication de Jésus comporte trois thèmes principaux : « le Royaume de Dieu et sa venue » ; « Dieu le Père et la valeur infinie de l’âme humaine » ; « la justice supérieure et le commandement d’amour ». Trop souvent, on n’a retenu que le deuxième thème, en le résumant par la formule : « Dieu et l’âme ». Du coup, on a reproché à Harnack de réduire la foi à un dialogue intime entre le croyant et son Père céleste. Cette critique oublie les deux autres thèmes. Harnack n’escamote pas l’annonce d’un monde nouveau, celui du Royaume, et il insiste sur l’importance de la justice sociale qui, écrit-il, n’a dans aucune autre religion « un caractère aussi impérieux que dans l’Évangile ».
Selon Harnack, Jésus n’a pas parlé de sa personne ; il ne s’est pas annoncé ni prêché lui-même. « Le Père seul et non le Fils est partie intégrante de l’Évangile tel que Jésus l’a prêché », écrit-il. Mais il précise, immédiatement après cette phrase, que Jésus est l’Évangile : il ne se contente pas de le proclamer, il en est « la réalisation personnelle et la force ». L’Évangile, c’est la prédication de Jésus incarnée dans sa personne. Il ne s’agit donc pas d’écarter Jésus du message primitif ni d’en amoindrir l’importance. Il joue un rôle fondamental dans l’Évangile qu’il annonce, même si cet Évangile a pour objet Dieu et non Jésus. S’exprime ici un fort attachement à Jésus combiné avec un rejet des dogmes qui le concernent.
Paul
À la période de Jésus, succède la génération apostolique. Paul y joue un grand rôle. Il met l’accent sur la mort et la résurrection de Jésus. Initialement, l’Évangile est essentiellement une prédication ; l’importance décisive de Jésus vient de ce qu’il illustre et incarne sa prédication. Pour les apôtres, l’Évangile est avant tout un événement, celui du vendredi saint et Pâques ; Jésus a une importance décisive parce qu’il est le seigneur crucifié et ressuscité. Ce « second Évangile » n’élimine pas le « premier », mais l’englobe et l’élargit. Paul « fait sortir la religion chrétienne du judaïsme » (tout en conservant l’Ancien Testament) et lui donne une portée universelle. Ce qu’il a entrepris et mené à bonne fin, bien que « téméraire », était légitime. Il se situe bien dans le prolongement du « premier » Évangile. Son œuvre est considérable. Elle a permis de repousser le polythéisme, de combattre le dualisme et d’éliminer la religion politique. En contrepartie, sans les entraîner nécessairement, elle a ouvert la porte à de fâcheuses évolutions : l’édification d’une Église du dogme et de la loi, l’hellénisation doctrinale du message évangélique.
Trois versions du christianisme
Se développent ensuite trois grandes versions du christianisme : l’orthodoxe orientale (ou catholique grecque), la catholique romaine et enfin la protestante. Harnack dresse un bilan critique des points positifs et négatifs de chacune de ces versions. Au fil des siècles, le christianisme a pris et prendra plusieurs formes, mais il ne se confond avec aucune d’elle. Il les dépasse, les juge toutes et les appelle à se réformer. La supériorité, évidente pour Harnack, du protestantisme est d’en avoir conscience, mais il ne doit pas, comme le voudraient ses courants « orthodoxes », s’arrêter en route. Il lui faut aller jusqu’au bout de sa démarche en relativisant ses doctrines, ses rites, ses pratiques, et en les réformant sans cesse.
Une nouvelle traduction
En 1907, le pasteur A. N. Bertrand, une des personnalités les plus marquantes du protestantisme français et du courant libéral durant la première moitié du XXe siècle, publie une traduction de L’essence du christianisme, aujourd’hui épuisée.
Jean-Marc Tétaz, un des meilleurs connaisseurs de la théologie allemande des deux derniers siècles, vient de faire paraître chez Labor et fides une nouvelle traduction qui est plus précise et qui tient compte des corrections apportées par Harnack à son texte au fil des années. Il y a ajouté une introduction très complète et quelques appréciations significatives. Nous nous réjouissons que ce livre, qui a marqué l’histoire de la pensée protestante et libérale, soit de nouveau disponible dans notre langue.
Pour faire un don, suivez ce lien