Accueil / Journal / Jésus-Christ : l’attendu-inattendu de Dieu

Jésus-Christ : l’attendu-inattendu de Dieu

L’aurions-nous reconnu si nous l’avions croisé sur les chemins de Palestine ? Rien n’est moins sûr : Jésus a créé un modèle religieux et humain si radicalement nouveau, si imprévisible à vues humaines qu’il apparaît un envoyé de Dieu totalement inattendu. Et cependant, objectera-t-on, de multiples prophéties du Premier Testament annonçaient sa venue : il était attendu depuis des siècles ! Plus que tout autre, l’évangile de Matthieu – sans doute parce qu’il est destiné à des judéo-chrétiens – s’efforce de montrer méthodiquement que les paroles et les gestes de Jésus, depuis sa naissance et même avant, réalisent cette espérance : « Tout cela arriva pour que s’accomplisse ce que le Seigneur avait dit par le prophète… » (Mt 1,22 ; 2,15, 17 et 23 ; 4,14, etc.). Toutes ces « citations d’accomplissement », notamment dans l’évangile de l’enfance (Mt 1 et 2), contredisent-elles la radicale nouveauté du message de Jésus ? Il faut y regarder de près !

 Jésus accomplit-il ce qu’annonçaient les prophètes ?

L’évangile de Matthieu s’ouvre par une annonciation… à Joseph (1,18-25) ! En songe, « l’Ange du Seigneur » lui révèle la conception virginale de Jésus, en faisant référence au fameux Oracle de l’Emmanuel (Es 7) : « Voici que la vierge concevra et enfantera un fils… » Une prophétie qu’il convient de replacer dans son contexte. Comme on le sait, c’est la Septante grecque et les évangiles à sa suite qui voient là le prodige d’une vierge qui enfante. Dans la version hébraïque, on peut traduire platement : « la jeune femme va accoucher » ! Tel est le signe donné par Dieu pour conforter l’espérance du peuple assiégé de toutes parts : avant même que l’enfant ait l’âge de raison, tous ces ennemis auront été rayés de la carte (Es 7,16-17).

Plus loin, (2,1), Matthieu mentionne la naissance de Jésus à Bethléem et une citation du prophète Michée est appelée à la rescousse pour justifier que le bébé soit né dans la cité du roi David (cf. 1 S 16) : « Et toi, Bethléem […], trop petite pour compter parmi les clans de Juda, de toi sortira celui qui doit gouverner Israël… » (Mi 5,1). C’est moins une précision géographique, qu’une façon de souligner que, comme il se doit pour le Messie, Jésus est descendant du roi David ; qu’il est le nouveau David.

Plus loin encore, Matthieu « appuie » sur un oracle d’Osée la fuite en Égypte de Joseph « avec l’enfant [Jésus] et sa mère » (Mt 2,13), pour soustraire le bébé au massacre de tous les enfants de moins de deux ans, décidé par Hérode (Mt 2,16-18) : « D’Égypte j’ai appelé mon fils. » (Os 11,1). Référence étonnante, puisqu’elle est mentionnée à propos du départ en Égypte et non du retour en Palestine ! De plus, le « fils » dont il est question chez Osée, c’est le peuple d’Israël tout entier – en écho à Exode 4,22 « Mon fils premier-né, c’est Israël. » Cette fois, c’est donc à Moïse, que Jésus est comparé. Il est un nouveau Moïse, un Moïse « accompli » !

C’est peut-être aussi le sens du « massacre des innocents » fomenté par Hérode pour faire disparaître tout concurrent potentiel à sa royauté. Cette fois encore, Matthieu affirme que cela s’est produit « pour que s’accomplisse la parole d’un prophète », Jérémie, précise-t-il : « Une voix dans Rama fait entendre ses pleurs… C’est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée. » Dans le contexte (Jr 31,15), c’est une métaphore : une façon de se lamenter sur la déportation des israélites du Nord envoyés en exil par les conquérants. L’évocation de Rachel morte et inhumée à… Bethléem, (Gn 35,19 et 48,7) bien des siècles avant la prise de Samarie n’a rien d’historique. La « citation d’accomplissement »est une nouvelle façon d’affirmer que Jésus est un nouveau Moïse. Le « massacre des innocents », dont on ne trouve aucune trace dans les chroniques de l’époque, rappelle en effet la décision du pharaon de faire mourir à leur naissance tous les bébés mâles d’Israël (Ex 1,15- 16) – massacre dont Moïse réchappe miraculeusement, comme Jésus (Ex 2,1-10).

Dernière « citation d’accomplissement », et encore moins convaincante que les précédentes : Joseph, au retour d’Égypte, va s’installer à Nazareth en Galilée « pour que s’accomplisse ce qui avait été dit par les prophètes » : « Il sera appelé nazôréen » (Mt 2,23). Mais aucun prophète ne semble avoir jamais fait un tel oracle, et le terme utilisé est ambigu : non pas nazaréen (nazarènos), habitant de Nazareth, mais nazôréen un adjectif au sens obscur (Lc 18,37 ; Ac 24,5). Quel intérêt y avait-il à citer un oracle prophétique introuvable et obscur, pour justifier un détail sans grande importance ?

 Jésus l’attendu inattendu.

On doit en convenir, toutes ces références au Premier Testament censées « prouver » que Jésus réalise bien ce qu’annonçaient les prophètes apparaissent peu convaincantes. Et d’autant qu’elles s’adressent à des judéo-chrétiens bons connaisseurs des Écritures ! On note aussi leur caractère « périphérique » : elles ne portent que sur des détails assez anecdotiques. Si Matthieu avait vraiment voulu démontrer que Jésus était bel et bien le Messie annoncé, il aurait appuyé son argumentation sur les proclamations centrales du messianisme vétérotestamentaire. On a l’impression que, comme les textes officiels de certaines Églises chrétiennes, il cite l’Écriture non parce que c’est la source de son inspiration mais pour justifier a posteriori une pensée qui a été conçue sans elle. Il est bien difficile cependant d’admettre que Matthieu cite l’Écriture n’importe comment ou qu’il étale son érudition pour mieux faire gober aux autres ses idées personnelles !

En fait, toutes les objections qu’on vient de formuler n’ont de valeur que dans l’hypothèse où Matthieu tiendrait ici un discours de type historique : chronique d’événements réels, reconstitués aussi fidèlement que possible. Mais est-ce bien la nature des deux premiers chapitres de son évangile ? Ses tout premiers mots, « Livre des origines de Jésus-Christ », annoncent la généalogie de celui-ci, mais aussi tout l’évangile de l’enfance (Mt 1 et 2). Il s’agirait, dans l’un et l’autre cas, de montrer que l’histoire passée d’Israël trouve en Jésus sa véritable signification. Du coup, on aurait affaire à une sorte de midrash : l’habillage narratif d’une affirmation théologique.

Pour étoffer son idée, Matthieu fait endosser à Jésus toutes les caractéristiques des grands personnages de la Première Alliance. Comme Isaac, Samuel et bien d’autres encore, sa naissance se devait d’être surprenante, d’où sa conception virginale. Il importe aussi qu’en tant que futur Messie, il appartienne à la descendance du roi David, d’où sa naissance à Bethléem et la justification de sa résidence à Nazareth. Il est en outre un nouveau Moïse, législateur, mystique et guide du peuple des croyants, d’où l’exil en Égypte et le massacre des innocents !

Si l’on fait ainsi des évangiles de l’enfance, celui de Matthieu comme celui de Luc, une catéchèse narrative plutôt qu’une relation à prétention historique, les citations d’accomplissement sont moins une preuve de la messianité de Jésus qu’une façon de colorer le récit, voire d’établir une connivence avec les destinataires du texte.

La nouveauté, l’inattendu de l’enseignement et de la personnalité de Jésus ne sont donc nullement annulés par ce pseudo-enracinement dans l’histoire de la Première Alliance. Certes, le Messie était ardemment attendu, mais la façon dont Jésus répond concrètement à cette attente défie toute prévision. Oui, il « accomplit la Loi et les prophètes » (Mt 5,17), mais non au sens d’une réalisation programmée. Il accomplit cette attente en la dépassant, en allant au-delà de ses limites, voire en en prenant le contrepied. Oui, Jésus était bien l’envoyé de Dieu, attendu avec une passion d’espérance qui faisait taire toutes les déconvenues de l’histoire ; mais sa parole et son action ont fait de lui l’inattendu de Dieu, le Serviteur béni et surprenant !

Don

Pour faire un don, suivez ce lien

À propos Michel Barlow

Michel Barlow, essayiste, romancier et théologien, est universitaire retraité (Lettres et sciences de l'éducation). Auteur de Pour un christianisme de liberté et Le bonheur d'être protestant.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

En savoir plus sur Évangile et Liberté

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading