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La mystique, phénomène central ou marginal ?

Les « mystiques » sont-ils des « illuminés », dans un sens péjoratif ? Ou sont-ils réellement plus proches de Dieu que les croyants « ordinaires » ? Gilles Bourquin nous présente l’origine et l’évolution du courant mystique.

Certains voient dans la mystique le coeur et la source de toute vie religieuse, alors que pour d’autres, il ne s’agit que d’une manifestation marginale, un peu exaltée, voire extrême, de la foi du plus grand nombre. D’emblée, la mystique nous pose question : serions-nous tous mystiques, plus ou moins à notre insu ?

  Les origines du mot mystique nous fournissent des indications précieuses sur sa signification. Dans la Grèce antique, le mustês était un initié auquel on avait confié les secrets d’une religion privée, méconnue du grand public, d’où le côté un peu élitiste du terme. Étymologiquement, la racine mu de mustês, que l’on retrouve dans le verbe grec muo (« se fermer ») ne ferait selon certains linguistes qu’imiter le murmure, le gémissement de qui a les lèvres fermées. La mystique concerne ainsi la recherche et la découverte de ce qui est fermé, caché, secret, inaccessible, supérieur.

 Dans cette perspective, nous pouvons tenter de définir la mystique comme la quête d’une « plénitude » visant à combler les manques que nous éprouvons dans notre existence. Ce seraient les vicissitudes de la vie, les désirs jamais entièrement satisfaits, la continuelle hésitation dans les choix de l’existence, qui conduiraient les humains à rechercher un au-delà, une absolue perfection surpassant les contrariétés de ce monde changeant. Dans le langage du christianisme, si l’homme n’éprouvait pas la perte d’un Paradis originel, il n’aurait sans doute pas besoin de mystique. Or justement, cette approche de la mystique est peut-être déjà trop marquée par la foi chrétienne. Dans une perspective bouddhiste, par exemple, on pourrait tout aussi bien définir la mystique comme la recherche d’un « vide », d’une néantification du « je » (nirvana signifie extinction) libérant l’homme de l’expérience universelle de la douleur, alors que dans le christianisme, l’expérience du dépouillement spirituel est plutôt présentée comme un passage obligé que comme une destination (la croix mène à la résurrection). Si dans leur ensemble, les quêtes mystiques s’orientent vers « une demeure suprême de la paix », tant l’expression de ce but à atteindre que celle des moyens d’y parvenir peuvent varier considérablement d’une mystique à l’autre.

  Le courant mystique est d’ailleurs si vaste qu’il déborde le cadre des religions et concerne aussi les philosophies. On sait par exemple que les philosophes grecs se sont passablement inspirés des religions à mystères pour élaborer leurs pensées. Ainsi, Platon lui-même (428-347 avant J.-C.) considérait les Idées invisibles (le Bien, le Beau, le Vrai, etc.) comme des réalités supérieures à notre monde matériel. Le philosophe était à ses yeux une sorte de mystique débarrassé des mythes religieux qui cherchait à s’élever vers la connaissance des Idées. Platon ne prétendait d’ailleurs pas les avoir atteintes. Des siècles plus tard, aussi sous l’influence du christianisme, les Idées de Platon furent concentrées en un principe unique, l’Un, placé au sommet de la pyramide des êtres. Selon Plotin (205-270 après J.-C.), de l’Un, absolue plénitude, sortait le flux spirituel qui modelait l’âme du monde, laquelle éclatait en de multiples âmes individuelles. Au plus bas de l’échelle se trouvaient le corps, la nature physique et enfin le néant. Par la purification, la contemplation et l’extase, l’homme pouvait se libérer du monde sensible pour s’approcher de l’Un immatériel. Avec le néoplatonisme, la philosophie était redevenue une véritable mystique religieuse.

  Dans le christianisme, la quête mystique a toujours été conçue comme la quête d’une union avec Dieu. Il ne s’agissait donc pas d’abord de rendre l’âme parfaite mais de l’unir au Dieu qui pouvait la sauver et la régénérer. Ce qui était porteur de vie nouvelle et de sanctification, c’était l’union spirituelle de l’homme avec Dieu, la communion aux Personnes divines du Père, du Fils et du Saint Esprit. Alors que la mystique philosophique nepouvait concevoir la divinité que comme un principe impersonnel et abstrait, le christianisme a conservé la foi en un Dieu personnel, aimant, compatissant et agissant, ce qui a toujours conféré à la foi chrétienne ce caractère accessible à tous et spirituellement nourrissant.

  Au cours des premiers siècles de l’Église, une distinction est apparue, avec de multiples nuances, entre les approches chrétiennes de la mystique dans l’Empire d’Orient, plus directement marquées par le néoplatonisme, et les approches occidentales. La tendance orientale considérait l’union à la divinité plutôt comme une fusion : l’homme progressivement divinisé découvrait qu’il ne faisait qu’un avec Dieu. En se fondant sur la formule théologique « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu », les moines orientaux ont développé une vie spirituelle très exigeante, l’hésychasme, caractérisée par un détachement très prononcé du monde matériel et des désirs du corps. À partir du XIIIe siècle, au mont Athos, une technique de respiration proche du yoga est venue compléter cette « prière du coeur ». Aujourd’hui encore, la théologie de l’Église orthodoxe est avant tout une théologie mystique.

  En Occident, sans ignorer l’aspect fusionnel de l’union avec Dieu, on considérait davantage cette union comme une relation, l’homme et Dieu demeurant des êtres distincts réunis par la grâce et la foi. Ainsi, comme l’expose Saint Augustin (354-430 après J.-C.) dans son ouvrage La cité de Dieu, le monde céleste n’éclipse pas le monde terrestre mais ils s’interpénètrent, de sorte que la vie corporelle conserve sa valeur. L’union avec Dieu est réalisée par l’habitation de l’Esprit divin dans le corps humain plutôt que par la fuite de toute vie matérielle. De même, la mystique occidentale était moins opposée à la vie sociale. La règle de Saint Benoît (480-548 après J.-C.), Père des moines d’Occident, insiste à la fois sur la prière,l’hospitalité et le travail manuel. Un tel compromis semble plus proche du vécu du Christ des Évangiles.

  Il n’est pas faux d’affirmer qu’à l’origine, le protestantisme est un courant « mystique ». Par la découverte de la Bible et de la foi personnelle, Luther voulait restituer au croyant un accès direct à Dieu sans plus passer par les échelons de la hiérarchie ecclésiastique. Pourtant, une impulsion contraire à la mystique a marqué le protestantisme dès Luther. En effet, le salut ne s’obtient à ses yeux que par la grâce divine, sans le concours de la piété du croyant. La foi, conscience assurée du salut acquis par pur décret divin, ne procure pas encore l’union avec Dieu. Dès lors, on comprend mal à quoi peuvent encore servir la quête mystique et l’expérience religieuse en général. Pire, la mystique est suspectée de trahir un orgueil spirituel, le croyant étant appelé à reconnaître qu’il ne peut rien « faire » par lui-même pour son salut.

  Jusqu’à nos jours, les protestants se sont montrés divisés sur ces questions. D’un côté, la critique de la mystique et de la vie religieuse s’est traduite par une foi de plus en plus laïque, donnant lieu à une réflexion théologique très affinée, libérée de l’obscurantisme religieux. D’un autre côté, ce rationalisme théologique s’est montré parfois desséchant, poussant certains piétistes à renforcer la vie mystique et la spiritualité. Les courants évangéliques actuels en sont issus. À la suite de Calvin, ces diverses tendances soulignent que si la piété et les oeuvres humaines ne procurent pas le salut, elles peuvent en être le produit et le signe. Par un autre biais, la théologie libérale cherche elle aussi à valoriser l’expérience religieuse. Ces diverses approches sont promues à un bel avenir au XXIe siècle, car la quête spirituelle de nos contemporains s’est accentuée suite aux désillusions liées à l’individualisme et au capitalisme modernes.*

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À propos Gilles Bourquin

étudie la théologie protestante à Neuchâtel puis exerce le ministère pastoral en Suisse dans les cantons de Neuchâtel, Jura et Berne actuellement. Il est l’auteur d’une thèse de doctorat sur la théologie de la spiritualité, publiée chez Labor et Fidès, et a exercé durant 6 ans des fonctions de journaliste et corédacteur en chef aux journaux d’église La Vie Protestante NeBeJu puis Réformés romand.

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