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La Bible a-t-elle toujours raison ?

Après « la Bible au risque de la lecture », en janvier, où Florence Blondon montrait que les Écritures ouvrent un chemin qui est celui de l’interprétation, voici une autre approche : une Bible si diverse, voire contradictoire, qu’elle appelle nécessairement de notre part une interpellation critique à son endroit.

La question se pose en effet quand on sait que l’apôtre Paul opposait la sagesse de Dieu à la sagesse humaine (1 Co 1,20 ss). Mais est-ce une raison pour donner systématiquement raison à la Bible ? Et le serait-ce, à propos de quoi faudrait-il lui donner raison ? C’est là tout un aspect du problème. Et puis la Bible a-t-elle tellement besoin d’avoir raison, comme on donne raison à quelqu’un contre quelqu’un d’autre, ou comme on cloue le bec à quelqu’un sous prétexte, justement, qu’il n’a pas et ne peut pas avoir raison ? Pour la Bible, je préfère de beaucoup qu’elle s’avère pertinente sur un point ou sur un autre et que je reste libre d’en juger, plutôt que de lui donner raison en blanc, comme on donne raison à un dictateur parce que c’est lui et qu’il n’autorise aucune discussion.

  Pour lire la Bible, il faut bien que notre raison, ou plus simplement notre jugeote, s’en mêle, faute de quoi ce livre devient trop riche en contradictions pour qu’on lui fasse entièrement confiance. Au milieu du siècle dernier, la mode, parmi les théologiens, était de postuler « l’unité » du témoignage biblique, ou plus modestement celle du Nouveau Testament, et de tenter d’en donner la démonstration. Ils posaient autrement dit cette unité en axiome, parce qu’il « devait » en être ainsi au nom de l’idée qu’ils sefaisaient de la vérité chrétienne, et ils cherchaient des arguments pour en rendre raison. Devant l’indéniable diversité des écrits bibliques, voire devant leur disparité, le seul moyen était – et est encore – de se mettre en quête d’une clef d’interprétation permettant de les ranger sous un commun dénominateur. Je ne dis pas que cette démarche est fausse, même si elle me laisse souvent rêveur, mais je dis qu’il faut la prendre pour ce qu’elle est : un effort de la raison humaine pour mettre ou dégager un facteur d’unité dans une collection d’écrits ou d’opinions religieuses qui, à première vue, se caractérisent justement par leur diversité, quand ce n’est pas par leur disparité.

  Prenons les choses sous un autre angle : j’aime bien, en fait, que la Bible se présente à nous comme un ensemble d’écrits si divers par leurs manières de dire, par leur contexte d’énonciation ou par leur contenu, qu’elle ne peut pas se poser comme un livre destiné à avoir toujours raison. Dès les premières pages, je me trouve en présence de deux récits des origines fort différents l’un de l’autre ; je peux bien essayer de les articuler l’un à l’autre en expliquant qu’ils ne voient pas les choses sous un même angle, ils n’en restent pas moins inconciliables quant aux faits qu’ils racontent. Plus loin, comment concilier sans acrobaties verbales d’une part la sacralisation de la royauté telle que la postulent certains passages des livres dits « historiques » et d’autre part les critiques ravageuses qu’en font certains prophètes ? Quant au Nouveau Testament, on y découvre par exemple de telles divergences de vues à propos du pouvoir romain entre l’apôtre Paul et l’auteur de l’Apocalypse que l’on se demande comment des écrits aussi peu concordants sur un problème aussi décisif ont bien pu trouver place dans le même recueil.

  Et puis, il y a les paroles de Jésus lui-même. Toutes ne sont pas exactement conciliables, du moins en première approche. On ne juxtapose pas aisément la consigne d’aimer ses ennemis (Mt 5,44) et l’affirmation de Jésus selon laquelle il est venu apporter « non la paix, mais l’épée » (Mt 10,34). Ou bien les paraboles du festin dont l’une adresse une invitation à tous ceux qui pourront être trouvés le long des chemins (Mt 22,1 ss, parallèle Lc 14,15 ss), tandis que l’autre requiert des invités qu’ils portent des habits de fête (Lc 22,12 ss). Sans compter les récits de la résurrection dont tous les détails ne concordent pas.

  La Bible est ainsi faite qu’elle oblige ses lecteurs à réfléchir et même à raisonner, comme si elle voulait mettre systématiquement en déroute nos tentatives de concilier des passages difficilement conciliables. Mais, paradoxalement, c’est en étant pour ainsi dire privée du droit ou de la possibilité d’avoir toujours raison qu’elle s’impose par sa pertinence profonde. « Le livre le plus original au monde, c’est la Bible, écrivait Ralph Waldo Emerson dans son journal. Cet antique recueil des éjaculations de l’amour et de la crainte, des désirs suprêmes et des remords de l’homme, sorti de la région du grand et de l’éternel, quelles que soient les bouches par lesquelles il s’exprime, à travers l’étendue des temps et des pays, semble l’alphabet des nations. […] On s’imagine que la place qu’elle occupe dans le monde, la Bible la doit aux miracles. Elle la doit plus simplement au fait de procéder d’une pensée plus profonde que tout autre livre, d’où un effet exactement proportionné. »

  Or le seul moyen de s’en rendre compte et de lui rendre justice à cet égard est de ne pas lui donner systématiquement raison, comme si on baissait pavillon devant elle, mais de prendre suffisamment au sérieux les textes qui y sont rassemblés pour être prêt à entrer en délibération avec eux. Ainsi les paroles de Jésus, celles dont des historiens prétendent qu’elles sont probablement les plus authentiquement de lui et à supposer même qu’elles le soient effectivement : cela les rendrait-il indiscutables pour autant ? Ou pour le dire autrement, Jésus aurait-il voulu que sesinterlocuteurs soient nécessairement d’accord avec lui ? J’ai peine à le croire. Respecter son enseignement, ce n’est pas obligatoirement être d’accord avec lui sur tous les points. Je peux parfaitement ne l’être pas sur des points que d’autres tiendront pour décisifs et donc ne pas lui donner raison en toutes choses. En revanche, je ne l’aimerais et ne le respecterais pas si je ne me confrontais pas sérieusement avec ceux de ses dires qui n’emportent pas ou difficilement mon adhésion.

  Il en est de même, à mon sens, pour l’ensemble de la Bible, à cette nuance près que je ne mets pas sur pied d’égalité tous les écrits qui la composent. Tous les chrétiens font d’ailleurs comme moi, même ceux qui prétendent la prendre intégralement au pied de la lettre : eux aussi choisissent entre les textes qui y sont rassemblés, passent comme chat sur braises sur certains passages, en valorisent d’autres jusqu’à en faire des affirmations ne supportant ni discussion ni mise en question. Reste à faire ces choix pour de bonnes raisons, c’est-à-dire parce qu’il est vraiment nécessaire de se confronter à ces textes-là, par exemple quand ils nous dérangent ou nous prennent à rebrousse-poil. Nos raisons de n’être pas d’accord avec eux ou de ne pas leur prêter attention peuvent en effet être fort mauvaises et relever de ce à quoi Jésus, les prophètes ou les apôtres voulaient justement s’en prendre : l’hypocrisie, la mauvaise foi, la lâcheté, l’indifférence à autrui, la duplicité, l’égoïsme – la liste de nos penchants ténébreux peut n’avoir pas de fin.

  Alors qui a raison et surtout qui en décide ? Saul de Tarse pensait avoir toutes sortes de bonnes raisons, fondées sur les écrits du premier Testament, de poursuivre et persécuter les sectateurs de Jésus (pour lui, ils n’étaient qu’une secte). Mais Dieu, sur le chemin de Damas, a eu raison de ces raisons – mauvaises – et il est devenu l’un des apôtres de ce même Jésus. Dieu, en d’autres termes, peut avoir raison de notre raison, et c’est très bien ainsi. Mais il ne nous a pas dotés de la capacité d’en faire usage pour que nous lui enjoignions de capituler devant le premier impératif religieux venu. Pour que Dieu ait raison, il faut que nous acceptions d’en découdre avec ces textes de la Bible qui, justement, n’ont pas toujours et nécessairement raison, et que nous le fassions avec amour, c’est-à-dire « de tout notre coeur, de toutes nos forces et de toute notre pensée ».

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À propos Bernard Reymond

né à Lausanne, a été pasteur à Paris (Oratoire), puis dans le canton de Vaud. Professeur honoraire (émérite) depuis 1998, il est particulièrement intéressé par la relation entre les arts et la religion.

Un commentaire

  1. Lina.propeck@wanadoo.fr'

    Bonjour,

    Je me suis déjà manifestée à propos de l’article d’E&L Dieu sous les traits d’une drag queen néanmoins j’ai ajouter ceci.

    Il me semble que, plutôt que de chercher à provoquer en évoquant la drag queen (personnage par ailleurs minoritaire de la communauté homosexuelle) peut-être aurait-il été plus intéressant de voir Evangile & Liberte se saisir de l’occasion de la journée placée sous le signe de l’homosexualité pour poser la question :
    – Bible et homosexualité, qu’a-t-il été écrit exactement ?

    Cette question car, contrairement à ce que l’on peut penser, la condamnation par l’Eglise a toujours du poids et l’acceptation de l’homosexualité n’est pas acquise, en témoigne cette «maison » (Le Refuge je crois ?) qui accueille de jeunes homosexuels rejetés par leur famille.

    A ma connaissance le rejet de l’homosexualité par l’Eglise repose par exemple sur l’une des interprétations du récit de l’ivresse de Noé, sur le récit de la « palabre » engagée par Abraham à propos de Sodome et Gomorrhe, sur les épîtres de Paul mais, pour autant, sur aucune des paroles de Jésus ?

    Mais je peux évidemment me tromper aussi j’aurais aimé que vous me disiez quels sont les textes bibliques et plus précisément, quelles sont les traductions qui peuvent justifier, encore aujourd’hui, la condamnation de l’homosexualité par l’Eglise.

    Cordialement !
    Lina Propeck

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