L’économiste Charles Gide (1847-1932) est bien moins connu que son neveu André, mais il mérite d’être redécouvert, notamment par les chrétiens : il a en effet cherché à imaginer une économie fondée sur des bases évangéliques. Refusant tout aussi bien le capitalisme sauvage que le communisme dictatorial, il a dessiné une troisième voie, qu’il a appelée « la République coopérative ». Celle-ci se construit sur la notion de « solidarité » : cette interdépendance qui nous relie tous étroitement, et dont les fondements, à ses yeux, se situent dans la Bible. Car nous sommes tous frères, affirme-t-il, enfants d’un même Père céleste ; et de même que nous sommes tous perdus par la faute d’Adam, nous sommes tous appelés à la rédemption par l’oeuvre du Christ (1 Corinthiens 15, 21-22) ; ainsi, si toute l’humanité est solidaire dans le péché et dans le salut, elle est également appelée à manifester cette solidarité dans l’organisation sociale et économique ; car de même qu’aucun membre du corps humain n’est inutile, de même tous les hommes sont solidaires au sein du corps du Christ (1 Corinthiens 12) ; aucune souffrance ne m’est donc indifférente, je suis concerné par toute injustice dont souffrirait mon frère en humanité.
C’est sur cette base théologique que Charles Gide a appelé ses contemporains à s’associer en coopératives de production et de consommation, à relocaliser l’économie pour éviter les abus des intermédiaires entre les lieux de production et les lieux de consommation, à créer des banques éthiques dont l’objectif ne serait pas le profit mais le bien-être de tous, à mettre en oeuvre un maillage étroit de services publics efficaces, à soutenir une politique audacieuse de logement social et de lutte contre les fléaux sociaux (chômage, précarité, accidents du travail, alcoolisme, prostitution…), et enfin à initier des Universités populaires pour que le savoir soit aussi partagé équitablement.
L’antichambre du Royaume de Dieu
L’utopie de Charles Gide était de rendre la société plus solidaire sans révolution violente ni imposition d’un pouvoir fort, mais au contraire par la création d’unités économiques à échelle humaine, qui, par la simple contagion de l’exemple, gagneraient peu à peu tout le corps social. Le propre d’une coopérative est que les bénéficiaires de l’activité d’une structure économique locale sont aussi ses acteurs et ses propriétaires : les producteurs et les consommateurs sont également les associés du projet politique de l’entreprise. La dimension économique de leur vie est à proprement parler entre leurs mains. L’idéal coopératif n’est donc pas seulement une question d’efficacité économique, ni même de justice sociale, mais à proprement parler de dignité. Charles Gide voyait dans ces principes une issue aux conflits qui ravageaient la société française, et la garantie d’un vivre-ensemble plus paisible, car plus juste et plus harmonieux. Il croyait pouvoir y discerner l’antichambre du Royaume de Dieu, qui se construit chaque jour par la conquête de nouveaux droits sociaux et l’avancée de la coopération entre les hommes.
Son utopie ne s’est pas pleinement réalisée. Et cependant… L’héritage de Charles Gide se situe dans ce que l’on appelle aujourd’hui l’Économie Sociale et Solidaire (ESS). Et cette économie concerne déjà plus de 12 % des emplois salariés, et contribue à 15 % du PIB de la France ; elle est par ailleurs présente dans presque tous les secteurs d’activité. On a simplement oublié que l’ESS avait des racines chrétiennes, et avait germé dans la tête d’un économiste protestant il y a un peu plus d’un siècle.
Pourquoi a-t-on oublié Charles Gide ?
Le refoulement de la figure de Charles Gide tient aussi à un autre facteur. Pourquoi donc avons-nous effacé de la mémoire nationale cet homme illustre et respecté de son vivant, cet homme pourtant professeur au Collège de France, pionnier et artisan du mouvement du Christianisme Social, vice-président de la Ligue des droits de l’homme, concepteur du droit international, précurseur de la cause animale (militant anti-corrida à la fin du XIXe siècle alors qu’il venait de la région de Nîmes…) ? Sans doute sommes-nous restés prisonniers d’une certaine lecture de la thèse de Max Weber : le capitalisme serait l’unique rejeton du protestantisme. Rectifions d’emblée cette interprétation de la pensée du grand sociologue allemand : il ne s’agissait pas pour Weber de reconnaître un lien de filiation directe entre le protestantisme dans son ensemble, et le capitalisme, mais d’identifier des « affinités électives » (c’est-à-dire des rapports d’analogie, de proximité, de compatibilité) entre le libéralisme économique et un certain type de protestantisme, à savoir le puritanisme. Mais cela laisse une large place à d’autres modes de relations entre religion et économie. L’exemple de Charles Gide nous montre que les valeurs de solidarité, de coopération, de justice sociale, d’intégrité et de dignité, peuvent très bien faire un pont entre l’héritage de la Réforme et la mise en place d’un modèle socio-économique novateur : entre l’éthique protestante et l’esprit du solidarisme.
Pour en savoir plus :
Les Œuvres de Charles Gide, L’Harmattan, 12 volumes, 1999-2010.
Frédéric Rognon, Charles Gide. Éthique protestante et solidarité économique, Olivétan, 2016.
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C’est formidable cette « 3eme voie « entre le capitalisme et socialisme. La coopération a bien marché dans certaines branches de l’économie (l’agriculture par exemple). Cette voie donnait une espérance de solidarité, d’humanisme et de dignité pour l’humanité.
Malheureusement le mondialisme et ses conséquences débridées détruit cette espérance.