C’est au contact des prédications de théologie protestante libérale que le philosophe Jean-Pierre Cléro a mené la réflexion qu’il nous livre dans son livre S’il suffisait d’être enterré. Années après années, de son point de vue plutôt agnostique et en même temps très informé sur la vie ecclésiale par son rôle singulier d’époux de pasteure, il a pu observer et problématiser la question du langage dans le cadre très particulier de la religion protestante. Derrière le titre énigmatique emprunté à l’œuvre de Fichte, L’initiation à la vie bienheureuse, c’est un livre très personnel que nous offre ce spécialiste des philosophies anglo-saxonnes comme celle de Hume ou de Hobbes et particulièrement celle de Jérémie Bentham, dont il a fait ressortir une théorie des fictions. Son parcours en éthique et en épistémologie des mathématiques ainsi que ses études sur les calculs de probabilité et d’espérance, lui ont permis de porter un regard original sur les questions religieuses. Il s’agit là, non pas d’une somme en sciences des religions, dans laquelle le lecteur découvrirait le langage de chaque religion du monde dans une étude comparée, mais bien d’un essai philosophique sur le langage religieux dans lequel le point de vue est celui, assumé, d’un sympathisant pour le protestantisme libéral en même temps que celui d’un individu distancié des confessions de foi des religions révélées. Ce point de vue a donc tout pour intéresser une pensée libérale soucieuse de garder ouvertes des passerelles entre la théologie et les autres sciences humaines.
À travers un dialogue avec des philosophes qui se sont intéressés à la religion, comme Fichte ou Schleiermacher, Jean-Pierre Cléro analyse ce qui peut être très spécifique au discours religieux avec, comme une sorte de fil rouge de tout l’ouvrage, la pensée de Sören Kierkegaard dont l’auteur dit que les positions très singulières dans le paysage philosophique de son époque et dans la religion d’État qu’était alors le protestantisme au Danemark, l’ont aidé à dégager la spécificité du protestantisme libéral tel que nous le connaissons en France. La critique kierkegaardienne de ce qu’on pourrait appeler les « fonctionnaires du religieux » se révèle être un détour très fructueux pour comprendre ce qui semble irréductible à l’analyse rationnelle dans le langage religieux.
Dans la grande introduction du livre, qui, à elle seule, par l’importance des questions qu’elle soulève méthodiquement, pourrait constituer une véritable théorie du discours religieux, le philosophe Jean-Pierre Cléro pose l’hypothèse suivante : « Nous ne pensons pas que le croire soit la clé du religieux, nous tenons donc par hypothèse le religieux pour un certain type de discours » (p. 19).
On comprend alors tout l’intérêt de cet essai qui, prenant au sérieux le discours religieux, cherche philosophiquement quels en sont les propriétés particulières et le mode de fonctionnement langagier propre. Cette analyse prend en compte la difficulté inhérente au religieux de définir « substantiellement » l’objet de sa recherche et repère le tissage pluriel des langages qui traversent ce que nous appelons le discours religieux. En effet, ce discours ne parle pas uniquement de Dieu, mais aussi bien d’histoire, de sociologie, de poésie, de littérature ou de psychologie. Qu’est-ce qui fait alors qu’un discours est religieux ?
À la page 122, l’auteur nous fait partager une expérience de pensée qui nous éclaire sur le problème : « Livrons-nous à une expérience de pensée, c’est-à-dire à une expérience impossible à faire réellement, mais qui peut se révéler riche d’enseignements pour l’enquête que nous avons à mener. Supposons qu’une personne entre dans un temple ou dans une église, lieux qu’elle n’aurait jamais fréquentés jusqu’alors, et qu’elle entende que « Dieu est amour » et qu’ « il aime toutes ses créatures, même les plus humbles ». Supposons qu’elle y entende chanter un cantique selon lequel « Jésus a vaincu la mort ». Supposons encore que, sans avoir jamais entendu auparavant parler des Pensées de Pascal ni d’aucune littérature de ce type, elle lise, dans Le Mystère de Jésus, que « J’ai versé telles gouttes de sang pour toi »1. Ne doutons pas que, pourvu qu’elle les écoute ou qu’elle les lise, en tentant de leur accorder quelque sérieux, cette personne sera saisie par un sentiment de consternation, lié à une absolue incompréhension de ces phrases. Elles n’ont pas de sens dans la langue commune, encore que chaque mot puisse y en avoir un. « Il n’y a donc pas d’idée innée du religieux. Il est donc nécessaire d’apprendre ce langage particulier pour y entrer et comprendre comment son unité se fabrique. On est loin ici du fameux « sentiment religieux » qui a longtemps rendu impossible de poser la question du bien fondé du discours religieux, comme si la critique d’un tel discours était une offense à la sincérité de la foi dont il tente de rendre compte.
Reprenant les formes particulières de discours qu’on repère comme religieux, l’essai nous parle de la prédication et de son pouvoir de « présentification » des récits bibliques que Kierkegaard appelait, si l’on en croit ses traducteurs, la « reduplication ». Il ne s’agit pas d’une simple actualisation, mais d’une véritable interprétation pratique du point de vue du lecteur qui se trouve, par sa lecture, engagé. Ainsi, cette façon de prendre la parole sur des écrits anciens, est-elle présentée par Jean-Pierre Cléro comme une façon de faire de la vie avec des mots, de transformer un document en une révélation existentielle. La prédication pose la question de savoir comment puis-je exister. L’ analyse très fine des paraboles ou encore des récits historiques de la Bible montre ici que l’action est centrale dans ce qui fait qu’un discours est religieux. En effet, tous ces textes qui ne semblent pas toujours très bien écrits du point de vue logique, ne sont donc pas des textes systématiques, mais plutôt des appels à faire, à agir, dans une « reduplication » pratique.
Parmi les richesses de cette analyse, on citera aussi l’hypothèse chère à nombre de libéraux selon laquelle l’église ne serait par forcément nécessaire au religieux et que le philosophe Jean-Pierre Cléro critique d’une façon tout à fait utilitariste. En effet, si le tissu complexe du discours religieux n’est pas inné, il faut bien qu’il s’apprenne quelque part. La prédication, l’école biblique ou les études bibliques et théologiques ne sont donc pas facultatives pour l’élaboration et la compréhension du discours religieux, mais véritablement essentielles. À condition qu’on les comprenne comme ce que j’appellerais avec la tradition des églises anciennes, de grandes fabriques où les rencontres humaines seraient des métiers à tisser la matière vive du religieux, à savoir ses symboles. Lieux de création de culture, nos églises ? Il faudrait que notre société en soit bien persuadée ! Et notre auteur de poser le problème de la laïcité qui reste de nos jours encore comme une cohabitation de bon voisinage qui permet à chacun d’ignorer l’autre jusqu’à ce qu’on rencontre un incident. Mais cette neutralité qui semble de bon aloi à notre culture française n’est-elle pas le symptôme d’un discours religieux lui aussi et qui viendrait supplanter tous les autres ? Le discours de la laïcité n’est-il pas injustement placé au-dessus des autres discours, pour les réduire au silence ? Une question intéressante à l’heure où bien qu’extrêmement utile, la laïcité à la française n’honore pas toutes ses promesses face aux nouveaux défis conventionnels de notre temps.
S’il suffisait d’être enterré porte donc bien son titre, aussi atypique soit-il, puisque cet essai nous entraîne dans la recherche de ce à quoi le discours religieux nous enjoint : faire de l’éternité ici et maintenant avec les symboles de la foi. Sans doute est-ce la spécificité du discours religieux la plus essentielle : montrer à chacun quelque chose à soi qu’il puisse vivre et ainsi élever l’existence à l’éternité
Jean-Pierre Cléro, S’il suffisait d’être enterré, Paris, Hermann, 500 pages., 47 €
1. Pensées, Br., 553.
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