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Les femmes, la reproduction sociale et le capitalisme Penser le capitalisme patriarcal et le féminisme avec et contre Marx

 

Le féminisme d’inspiration marxiste (ou, plus exactement, le « féminisme de la reproduction sociale », représenté notamment par les théoriciennes Nancy Fraser, Silvia Federici, Maria Mies) est un féminisme attentif à la vie des femmes dans ce qu’elle a de quotidien et d’ordinaire, un féminisme centré sur les femmes pauvres, les migrantes, les femmes de couleur, celles qui travaillent dans des métiers mal payés et qui se chargent des tâches ménagères et de l’éducation des enfants (cf. le manifeste Féminisme pour les 99 % écrit par Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser). Le travail domestique des femmes et celui de soin de la vie (ce qu’on appelle le care), ont été – et même sont souvent encore – considérés, non comme du travail, mais comme des activités naturelles. Le féminisme de la reproduction sociale montre que le travail a été pensé et est encore largement pensé à travers un biais sexiste et qu’il faut donc le repenser en prenant en compte le travail des femmes dans ce qu’il a de spécifique. Le travail de reproduction sociale, qui est au fondement de la société et de l’économie, est en effet majoritairement effectué dans le monde par des femmes, en particulier des femmes pauvres et des femmes de couleur. Le féminisme de la reproduction sociale est un féminisme anticapitaliste et écoféministe, il pense avec Marx, théoricien du capitalisme, mais aussi contre lui, en critiquant le biais sexiste et productiviste du marxisme. Voyons en quoi consiste le travail de reproduction sociale et comment il est au fondement de la société et de l’économie.

Le féminisme d’inspiration marxiste distingue, dans le capitalisme, la production économique des marchandises et la reproduction sociale (ou reproduction de la vie). Dans l’économie capitaliste, le travail est un travail salarié. Le salaire ne rémunère pas le travail accompli, mais, selon Marx, la valeur de la force de travail. Il y a une exploitation de l’ouvrier par la production d’une plus-value empochée par le capitaliste. Pour que le capitalisme fonctionne, il faut que l’ouvrier retourne travailler. Il faut donc que sa force de travail soit reproduite : l’ouvrier doit se nourrir, se reposer, avoir du plaisir sexuel, etc. et procréer (pour que la classe ouvrière se renouvelle de génération en génération). C’est ici que la femme entre en scène. Non pas comme salariée (touchant un salaire en général inférieur à celui des hommes), mais comme femme du travailleur. Marx considère que la reproduction de la force de travail est entièrement pensable à partir de l’économie, à partir de la production des marchandises : avec son salaire, l’ouvrier achète de la nourriture, des vêtements, etc. Mais Marx « oublie » de dire qu’il faut cuisiner la nourriture, laver les vêtements, donner du plaisir sexuel, etc. Ce travail effectué par la femme de l’ouvrier est un travail non payé, non reconnu comme travail. Or Marx n’a pas analysé cette forme spécifique d’exploitation des femmes dans le capitalisme, il n’a analysé que le travail salarié des ouvrières dans l’industrie.

« Pour moi, “féministe” signifie “centré sur le processus de reproduction” », écrit Federici dans Le capitalisme patriarcal. De là un élargissement et une refonte du concept de travail : il n’y a pas seulement le travail comme production de marchandises (travail majoritairement masculin et le seul pris en compte par Marx), il y a aussi « le travail de reproduction de la vie, qui reste, dit Federici, statistiquement le premier secteur de travail dans le monde ». Ce travail comprend le travail domestique, le travail sexuel et de procréation, le travail de care c’est-à-dire les activités qui promeuvent la vie et qui maintiennent les liens sociaux : l’éducation des enfants, le soin aux malades, aux personnes en situation de handicap, aux personnes âgées, aux morts. La majeure partie des travaux de reproduction sociale a lieu hors du marché, dans la famille ou les institutions publiques (crèches, écoles, hôpitaux publics, etc.) et c’est un travail non payé ou mal payé. L’économie capitaliste et la société dans son ensemble reposent donc sur des rapports sociaux non marchands, majoritairement pris en charge dans le monde par des femmes exploitées.

Maria Mies élargit le concept de travail de reproduction de la vie à toutes les activités qu’elle appelle de « subsistance » c’est-à-dire les activités d’entretien de la vie et aussi d’entretien des ressources naturelles nécessaires à la vie, en particulier l’agriculture paysanne. À la différence des hommes, les femmes font, selon Mies, l’expérience de leur corps comme étant productif, elles coopèrent avec leur corps. C’est à partir de cette expérience féminine qu’il est possible de repenser le travail, non plus comme exploitation et destruction de ressources naturelles (ce qu’il est dans le capitalisme) mais comme coopération et alliance avec la terre. Les sociétés de subsistance étaient des sociétés où les gens faisaient beaucoup de choses par eux-mêmes et s’entraidaient. Ils (elles surtout) avaient des jardins, faisaient des conserves, de la couture, du tricot, etc. Le capitalisme, depuis la Seconde Guerre mondiale, s’attaque dans le monde entier à l’agriculture paysanne et d’une manière générale aux activités d’autoproduction. Mais le travail de subsistance existe encore et il peut constituer une perspective pour une société meilleure basée sur les principes de l’autoproduction et de l’entraide (cf. le développement des jardins partagés).

Dans son livre Caliban et la Sorcière, Federici montre que la chasse aux sorcières a été en Europe un moment décisif dans la formation du capitalisme patriarcal. Elle resitue ce massacre de masse dans le contexte de ce que Marx appelle « l’accumulation primitive du capital », c’est-à-dire le processus violent qui est à l’origine ducapitalisme : l’accaparement des terres communales en Angleterre pour l’élevage des moutons et le commerce de la laine (ce qu’on appelle les enclosures, chaque champ étant désormais séparé du champ voisin par une barrière ou une haie) et aussi la colonisation et l’esclavage. Mais Marx « oublie » la chasse aux sorcières, laquelle a eu lieu, non pas au Moyen-Âge, comme on le croit parfois, mais entre le XVe et le XVIIe siècles c’est-à-dire dans la période de la naissance de la modernité et du passage du féodalisme au capitalisme. Sous couvert de sorcellerie, les femmes, non seulement subissent une violence extrême, mais se trouvent aussi dépossédées de leur rôle social et de leurs savoirs. En effet, les enclosures les privent des terres communales qui leur assuraient un travail reconnu et une certaine indépendance. Après les chasses aux sorcières, les femmes se retrouvent dans une situation de dépendance à l’égard des hommes, reléguées et isolées dans la sphère privée et assignées à la reproduction de la force de travail. La chasse aux sorcières dépossède aussi les femmes de leurs savoirs médicaux et contraceptifs et, en les terrorisant, elle les discipline : des comportements comme être indépendante d’un homme, avoir une sexualité non procréatrice, remplir un rôle social (guérisseuse, sage-femme, etc.) pouvaient susciter la suspicion de sorcellerie. La sorcière étant la figure emblématique de la femme libre et puissante (cf. Mona Chollet, Sorcières.La puissance invaincue des femmes), Federici montre que la chasse aux sorcières, loin d’être une pratique moyenâgeuse et d’être seulement un moment dans l’histoire, est la forme de violence systémique contre les femmes, qui crée et recrée en permanence, dans le capitalisme, l’assignation des femmes à la sphère privée et à la fonction de pourvoyeuse de main-d’œuvre pour le capitalisme.

L’oppression et l’exploitation des femmes ne sont pas une survivance du passé, elles sont une nécessité pour le capitalisme. Le capitalisme est intrinsèquement patriarcal. Les luttes des femmes ne sont donc pas des luttes secondaires et elles sont porteuses de la société à venir. Le travail de subsistance, loin d’être un archaïsme, anticipe, à l’heure de la catastrophe écologique, une autre société.

 

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À propos Jean-Marc Lamarre

est docteur en philosophie et universitaire retraité (sciences de l'éducation). Ses travaux portent sur la philosophie de l'éducation (Saint Augustin, Rousseau, Levinas) et sur l'éducation confrontée aux problèmes du XXIe siècle (cosmopolitisme, Anthropocène, spiritualité, mouvements d'émancipation). Il est membre du Mouvement du christianisme social (Paris-Banlieue Sud).

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