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Toutes les coupures ne sont pas des ruptures

 

Cléro-Mazire BéatriceToute vie en communauté nécessite, paradoxalement, des coupures, des frontières, des lignes de faille selon lesquelles l’appartenance se détermine. Les religions ont des confessions, des tendances, avec leurs extrêmes et les États, quand ils sont un tant soit peu démocratiques, ont aussi leurs partis, leurs tendances et leurs extrêmes. Le protestantisme a érigé cette nécessité au rang d’identité et l’on se plaît à penser que lorsque trois protestants sont dans la même pièce, il y a fort à parier qu’il naîtra de leur rencontre trois nouvelles dénominations religieuses. Pourtant, ce pluralisme qui semble bien admis en ce qu’il est constitutif de la création même du mouvement de la Réforme, est traversé sans cesse par la tentation de la pensée unique, comme si l’hérésie, pourtant fondatrice dans le protestantisme, pouvait devenir, comme dans d’autres traditions religieuses, fondées sur une vision du religieux hégémonique, un sujet d’exclusion et de rejet.

 Coexistence de la pluralité

Le politique chargé de rendre possible la coexistence de la pluralité au sein d’un même ensemble social rencontre la même difficulté, et notamment actuellement, où les courants populistes tentent de faire admettre qu’il y existerait une entité monolithique qu’on appellerait « le peuple » et qu’à lui seul il détiendrait tous les pouvoirs pour organiser la société selon son vouloir, oubliant la pluralité des volontés qui rend justement nécessaires le droit et l’organisation sociale par des institutions étatiques.

Dans notre État, la question de la laïcité est un bon exemple de « couteau » qui peine à exercer l’art de la coupure. Les principes de la laïcité se présentent souvent comme des lignes de faille qui voudraient séparer ce qui relève du religieux et ce qui relève du politique. Pourtant, les États laïcs n’échappent pas à la difficulté que représente cette coupure. En effet, comment savoir ce qui relève du religieux pour l’autre et ce qui relève du politique ? Le religieux est une forme politique parmi d’autres, dans laquelle des hommes et des femmes s’organisent autour de convictions qu’ils et elles croient partager et avec des règles, traditionnelles ou non, qu’ils et elles acceptent tant qu’elles entrent dans le cadre plus large d’appartenance identitaire qu’ils et elles se donnent.

 Un imaginaire indispensable

N’est-ce pas le même entrelacs de fictions qui forme le tissu politique d’un État dit laïc ? Acceptant de se soumettre à des lois et des règles de vie au nom d’idéaux qu’ils imaginent universellement bons pour le bien commun, les citoyens d’un État de droit laïc imaginent vivre selon des règles de liberté et de tolérance admissibles par tous parce qu’elles ont été élevées par l’histoire du pays au rang de tradition offrant un cadre dans lequel chacun imagine que l’autre a, à peu de chose près, les mêmes valeurs. Mais cet imaginaire laïc relève lui aussi d’une fiction utile pour instituer un lien entre des citoyens très différents et qui n’ont souvent pas le même système de valeurs.

En fait, le religieux, comme la laïcité, a besoin de cet imaginaire pour se construire et, si le politique revendique un certain rationalisme contre le religieux, il n’est pas pour autant exempté de croyances, aussi utiles à son existence soient-elles. De même, si le religieux se place d’emblée sur le terrain des croyances, il n’entre pas moins dans un jeu politique où la raison intervient sans cesse pour instituer des règles et créer des codes communs, qu’ils soient dogmatiques, rituels, esthétiques ou de tout autre ordre qui permette de créer un espace de vie commune spirituelle ou matérielle. Une recherche de paix

Ce constat nous amène à reposer le problème de la coupure à de nouvelles conditions : ici, la coupure est en effet moins entre le religieux et le laïc qu’entre ce qui permet de continuer à vivre ensemble dans la paix ou non. Car enfin, que recherchent les césures entre les différents ordres de l’État si ce n’est la paix civile ?

Le religieux et le politique, on l’a vu, relèvent pour beaucoup des mêmes ingrédients qui les composent, quand bien même le récit de vie qu’ils se donnent semble vouloir souvent le nier. Rien alors n’empêche de tolérer qu’on vive dans un même espace, dans un même temps, et selon les mêmes règles dans un État de droit pour peu qu’on reconnaisse le droit à la coexistence de celui qui se déclare appartenir à une religion avec celui qui déclare n’appartenir à aucune. Comme le disait Voltaire dans sa prière : « que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi ; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution » (Traité sur la tolérance, chapitre XVIII, Genève, 1763). Tant que ces conditions sont remplies, il ne semble pas y avoir de problème.

 Un tentation de prédominance

Un tentation de prédominance Malheureusement, la tentation est grande, pour chaque tendance, quand les institutions permettent le pluralisme sans chercher à hiérarchiser les appartenances convictionnelles, de vouloir prendre plus d’ampleur et d’exercer son influence sur toutes les autres tendances de la même communauté sous prétexte qu’elle saurait mieux déterminer ce qui est bon, juste ou profitable aux autres. C’est ainsi que, dans notre Église réformée, nous avons vécu, au nom du respect du pluralisme, tantôt des schismes durables comme celui de 1938 autour du Préambule de la déclaration de Foi de l’Église, tantôt des unions amicales et paisibles, comme la communion d’Églises établies entre les luthériens et les réformés. Pourtant, nous sommes aujourd’hui dans une phase de la vie de notre Église qui nous interroge sur les conditions nécessaires au respect de la pluralité dans notre Église protestante unie. Si l’existence de tendances théologiques différentes n’est plus à démonter dans notre Église, cette pluralité n’est pas clairement prise en charge par nos institutions, sans doute par peur de majorer les coupures déjà existantes. On en arrive à une unité de façade qui, loin de garantir l’unité de l’ensemble, la fragilise et la discrédite. Ce n’est un secret pour personne qu’il y a, dans notre Église, des libéraux, des orthodoxes et, depuis la décision prise en synode national, selon les règles institutionnelles de notre vie ecclésiale permettant aux associations cultuelles de l’Église protestante unie qui le désirent de prononcer une bénédiction sur les mariages de personnes de même sexe, des « attestants ». Cette pluralité de tendances a sans doute existé depuis le début de l’organisation de notre Église, mais la nouveauté est que l’une des tendances choisisse de s’organiser en association extérieure pour régler la vie de l’intérieur de la communauté ecclésiale. La question se pose alors de savoir à quelles règles obéissent ceux qui se réclament de cette tendance, au conseil d’administration de l’association qu’ils ont créée ou aux synodes de l’Église qui leur offre ses moyens financiers, ses infrastructures et ses lieux de formation. Dans le domaine politique, nous voyons des antieuropéens représenter la France au Conseil de l’Europe : aurons-nous demain dans notre Église protestante unie des anti-pluralistes comme représentants de notre institution ?

  La fragilité du pluralisme

Le point limite du pluralisme se trouve là où le cadre institutionnel ne le garantit plus. Il serait heureux que nos institutions ecclésiales acceptent d’assumer plus clairement, dans leur identité, le pluralisme qu’elles défendent de façon confuse, et d’afficher de façon officielle les tendances théologiques qui les composent, dans les limites prévues par notre vie synodale. Les coupures ne sont pas toutes des ruptures ; elles permettent souvent de s’instituer les uns pour les autres en véritables vis-à-vis. Il semble bien que « l’ouverture » ne soit pas une valeur assez solide pour garantir le pluralisme dans une dénomination ecclésiale ou toute autre société, et que penser les limites soit une nécessité.

 

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À propos Béatrice Cléro-Mazire

est pasteure de l’Église protestante unie de France à Paris - Oratoire du Louvre

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