Au livre X des Confessions, Saint Augustin s’interrogeait sur le mystère qu’est la mémoire. Il en soulignait la multiplicité mais surtout la force. Patrick Cabanel connaît cette force qui éclaire le passé, ancre le présent et oriente le futur. Dans ce livre où l’érudition côtoie l’émotion, il s’agit de retracer la construction de la mémoire du protestantisme français. Cette mémoire commence par une réaction, une protestation face au négationnisme orchestré par l’État. Les martyrs n’étaient pas morts pour rien et le simple souvenir de leurs noms était déjà une victoire contre une deuxième mort. C’est dans ce but qu’Antoine Court (1695-1760) écrit son maître livre, Histoire des troubles des Cévennes. Il ne s’agit pas uniquement de recueillir des témoignages et d’établir des faits, il faut surtout sauver cette histoire de l’oubli et la faire connaître aux protestants qui en sont les héritiers naturels. Comment passer d’une mémoire réduite à une minorité, à une mémoire nationale, voire universelle ? En défendant Jean Callas (1698-1762), Voltaire (1694-1778) sort des limites d’un cas particulier pour poser la question de la tolérance et des conditions nécessaires à son établissement. C’est encore d’élargissement de la mémoire qu’il s’agit lorsque romanciers, poètes, peintres et musiciens s’emparent d’un thème comme la Saint-Barthélémy. Dans une certaine mesure, c’est le compositeur Meyerbeer (1791-1864) qui remet au goût du jour le mot « huguenot » grâce à son opéra du même nom créé à Paris en 1849. L’œuvre connaît un immense succès et elle contribue à façonner une mémoire teintée par une vision romantique et les origines allemandes du compositeur. Patrick Cabanel relève le côté piquant de l’utilisation du choral de Luther, C’est un rempart que notre Dieu, comme leitmotiv, au sens wagnérien, tout au long de l’opéra. C’est beau, mais bien éloigné du chant des psaumes plus caractéristique de la mémoire huguenote.
C’est au milieu du XIXe siècle que le protestantisme va ressentir le besoin de se doter d’une société savante qui est parvenue jusqu’à nous sous le nom de Société d’histoire du protestantisme français. Après les initiatives souvent individuelles, il s’agissait de faire œuvre collective. La connaissance du passé devient une obligation morale pour une communauté qui, si elle se déchire entre libéraux et orthodoxes, se rassemble autour de la mémoire des Pères. Une mention spéciale doit être réservée à Jules Michelet (1798-1874), ce géant pour qui l’encre était le sang des morts, qui a permis à une minorité d’accéder à la mémoire nationale en mettant le malheur huguenot au centre du règne de Louis XIV. Il fallait un certain courage pour oser ternir les éclats aveuglants du Roi Soleil. Plus inattendue, l’idée de Théodore Monod (1902-2000) de publier une liturgie des martyrs en 52 chapitres qui pourraient être lus lors du culte dominical. Malheureusement, le livre, mais aussi l’idée, n’ont pas trouvé leur place dans la société protestante des années 1930.
Avec la première Assemblée du Désert à Alès le 10 septembre 1856, commence une autre forme d’exaltation de la mémoire camisarde, ainsi qu’une étrange sacralisation des lieux. Le phénomène se poursuit avec l’acquisition de la maison de Roland qui deviendra le premier musée du protestantisme français inauguré en 1911. Pour de nombreux protestants dont je fais partie, une visite au Mas Soubeyran tient autant du pèlerinage que de la curiosité historique. La simplicité des lieux favorise l’intériorisation de cette histoire qu’on ne parcourt qu’avec gravité. Si ce lieu de mémoire accorde la plus grande place aux événements et aux acteurs des guerres de Religion dans cette région, il s’ouvre aussi sur une autre mémoire avec la plaque inaugurée en 2012 par le futur grand rabbin de France, Haïm Korsia, et le président de la fédération protestante de France, le pasteur Claude Baty : « Ici, pasteurs et fidèles se sont réunis autour de Marc Boegner, président de la fédération protestante de France, lors de l’Assemblée du 6 septembre 1942 qui a marqué un tournant dans le sauvetage des juifs. Des rescapés de la rafle du 26 août dans la zone non occupée, arrivés le matin, ont été disséminés dans le refuge offert par les Cévennes. » Il existe bien une permanence des lieux qui joue comme un centre de gravité autour duquel vient s’organiser une mémoire qui, si elle prend parfois des libertés avec l’histoire, ne plaisante pas avec la conscience d’une identité particulière. André Chamson (1900-1983) l’avait bien compris en disant, au risque de donner de l’urticaire à certains : « Je pense que les protestants qui ne sont pas chez eux au Désert ne peuvent être que les liquidateurs de la Réforme. »
Les 648 pages du livre de Patrick Cabanel sont un mémorial indispensable en ces temps d’ignorance et de cet autre révisionnisme qui ne veut voir dans l’histoire qu’exactions, mensonges, travestissements ou duperies.
Patrick Cabanel, La fabrique des huguenots, Genève, Labor et Fides, 2022, 648 pages.
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