Il y a quelques mois, j’ai lu une interview de David Brooks. C’est un Américain, surtout connu pour ses chroniques dans le New York Times sur la morale et la politique. Il a également publié un livre l’année dernière, Les deux montagnes. Dans ce livre, il écrit : « Il y a deux montagnes que presque tout le monde gravit au cours de sa vie. La première montagne tourne autour de vous et de votre succès. Cela tourne autour de l’ambition, la réputation, votre ego. C’est la montagne qui se porte bien sur les réseaux sociaux et qui nous est présentée dans de nombreuses écoles et universités. Mais au moment où on se tient au sommet de la première montagne, on ressent une sensation de vide lancinante… La deuxième montagne vient ensuite : elle tourne autour d’autres. Pas autour de soi-même. Il s’agit alors de donner du sens à notre vie. Or, ce qui est dommage, c’est qu’on n’arrive souvent qu’à la deuxième montagne qu’après une chute profonde. » Dans l’interview, Brooks dit qu’il a traversé cette chute lui-même. Son mariage s’est rompu après 27 ans. « Chaque divorce ressemble à un échec, dit-il, mais surtout pour moi : je prêche la bonne vie harmonieuse depuis des années. Notre séparation a été une profonde humiliation. » Vivant soudainement seul dans un appartement, il se rend compte qu’il a négligé ses amitiés durant des décennies, parce qu’il était occupé uniquement par le travail. Il se sentait soudain déraciné, seul, dans une sorte de brouillard. Qu’est-ce que cette période lui a appris sur ce qu’est une bonne vie ? « Dans une bonne vie, vous n’avez pas un mariage qui tourne autour de ce que vous en retirez. Mais un mariage dans lequel vous vivez et mourez l’un pour l’autre ; vous n’habitez pas seulement quelque part, mais vous contribuez à rendre le quartier dans lequel vous vivez plus fort et vivable. Vous n’avez pas que des opinions mais vous souscrivez à une philosophie de vie ou une religion. La vie est faite de liens profonds avec les autres… »
Une image biblique
Cette image des deux montagnes est séduisante. Je reconnais ce que Brooks dit : il y a beaucoup de monde sur la première montagne, et c’est beaucoup plus silencieux sur la seconde. Mais je ne comprends pas très bien pourquoi il pense que la deuxième montagne est si loin de la première. Il dit qu’il faut traverser une vallée profonde pour y arriver. Il faut une chute dans notre vie. Alors qu’à mon avis chaque religion est une sorte de description d’itinéraire pour une promenade sur la deuxième montagne. Quand je me réfère à moi-même, ma propre vie est pour moi une sorte de va-et-vient entre les deux montagnes.
Parfois, je suis occupé par la carrière, l’ambition, le succès. À d’autres moments, j’ai tendance à me replier sur moi-même et je préfère être seul ou en présence de mes proches. Et cela peut s’appliquer à vous aussi. Un instant, vous êtes sur cette montagne. Et à un autre moment, sur l’autre montagne. Cela varie. La question est maintenant : comment gardez-vous une vue sur la deuxième montagne lorsque vous randonnez sur la première montagne, ou quand vous êtes dans une vallée ? Où trouvez-vous l’inspiration et le courage de mener une vie pleine de sens ?
Ésaïe peut nous en dire plus à ce sujet. Au temps d’Ésaïe, Israël vient d’être libéré après une longue période d’exil à Babylone. Sur le chemin du retour, le prophète Ésaïe parle au peuple de son espoir que leur voyage sera une marche sur la deuxième montagne. Il leur rappelle les commandements de Moïse. Ésaïe dit : Ne devrions-nous pas accorder la liberté dont nous jouissons maintenant, toujours et à tous ? Dans la bonne vie, il ne s’agit pas seulement de vous-même, mais aussi de l’autre. L’autre qui est laissé de côté dans la course au sommet. L’autre qui ne peut pas respirer. Qui se sent piégé. Qui ne voit pas d’avenir. Soyons là pour l’autre, afin que nous puissions gravir ensemble la deuxième montagne.
L’incarnation de la vulnérabilité
À notre époque, j’ai reconnu une telle personne dans Fokke Obbema, le journaliste du quotidien néerlandais De Volkskrant qui a eu une nuit un arrêt cardiaque. Il a été réanimé de justesse, mais il a ensuite constaté qu’il ne pouvait plus vivre sur le même pied. Il avait été journaliste économique. À ce poste, il était toujours occupé à respecter les délais. À présent, il se met au travail avec des questions lentes. Il a commencé à interviewer des gens sur le sens de la vie. Il a parlé à quarante personnes. Il a écrit un livre à partir de ces conversations. Dans le dernier chapitre, il raconte ce qu’il a appris de ces entretiens. Il écrit d’abord que l’essence de nos vies est la vulnérabilité. C’est à travers notre vulnérabilité que nous sommes connectés avec l’autre. On ne s’en rend pas compte si on ne se parle que de ce qui va bien. Mais quand on sait que l’on est vulnérable, on sent que l’on est en contact avec l’autre. Par exemple, face aux problèmes de vie et de mort ; ou atteints par la maladie. On peut alors expérimenter une connexion profonde avec les autres. La vulnérabilité nous relie et donne un sens à notre existence. C’est exactement ce que dit Ésaïe : l’autre qui est vulnérable n’est pas un obstacle. Il est un panneau indicateur pour la promenade sur la deuxième montagne. La montagne du sens. La Montagne de l’alliance.
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