Le graphisme de ce titre correspond aux réactions que le seul nom de Schleiermacher suscite souvent dans mon entourage francophone, même frotté de théologie. C’est aussi la réflexion qui m’est venue à l’esprit en tombant, au terme d’une de ses prédications que je venais de traduire, sur une longue prière reprenant l’essentiel de ce qui venait d’être dit. Apparemment passé de mode, ce procédé semble avoir été jadis d’usage courant chez certains prédicateurs, comme si le fait de récapituler brièvement le contenu d’un sermon sous forme de prière le faisait entrer d’autant plus efficacement dans le cœur et l’esprit des fidèles. Mais de la part de Schleiermacher, le procédé m’indispose, comme si ces pseudo-prières avaient quelque chose de frauduleux : ou bien on prie Dieu, ou bien on exhorte les humains, mais pas les deux à la fois !
Schleiermacher, mais qui est-ce donc ? C’est en faculté de théologie, étudiant, que j’ai entendu ce nom pour la première fois. Édouard Mauris, qui enseignait l’histoire de la théologie moderne, nous avait parlé de ses Discours sur la religion à ceux de ses contempteurs qui sont des esprits cultivés (1799) en des termes suffisamment alléchants pour me donner l’envie d’y jeter un coup d’œil. Ils étaient accessibles depuis 1944 dans une traduction française un peu lourde et maladroite qui n’en facilitait pas la lecture. Mais le titre à lui seul avait de quoi éveiller l’attention, ne serait-ce qu’en rai- son de son libellé un peu hors du temps. Et puis, vers 1950, c’était le moment où l’audience de Karl Barth était à son apogée. Or les barthiens (Barth lui-même se méfiait de leur dogmatisme) rejetaient par principe les idées de Schleiermacher, le plus souvent bien sûr sans l’avoir lu. Raison de plus pour m’y intéresser, d’autant que Barth (toujours lui !) le tenait pour l’un des théologiens les plus importants de l’histoire réformée.
Qu’en ai-je retenu à l’époque ? Non seulement que l’œuvre de Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher (1768-1834) marque effectivement un moment des plus importants dans l’évolution générale de la théologie protestante, en particulier réformée, mais aussi et peut-être surtout qu’il a eu raison, dans ses Discours de 1799, de jouer sur la notion de « religion », à l’égal d’un claveciniste interprétant une fugue de Bach sur son instrument. À condition, bien sûr, de bien situer ce qu’on entend par ce mot d’origine romaine (en particulier chez Cicéron). Le problème n’est alors pas de savoir s’il vient du latin relegere (honorer) ou religare (relier), mais de bien repérer que Schleiermacher l’a utilisé pour désigner une attitude profonde de l’être humain, une « intuition de l’Universel » qui mobilise toute l’intelligence et la sensibilité, et se traduit, mais dans un second temps seulement, en différentes religions ou attitudes ou croyances religieuses. Sommairement dit, dans cette perspective, l’être humain, qu’il le veuille ou non, est religieux par nature, il est un homo religiosus, et les plus allergiques à l’idée même de religion le sont tout autant que les autres. Mais il reste à l’être bien, et c’est tout l’enjeu de la référence chrétienne.
Revenons-en à Schleiermacher lui-même. Pour un francophone, même sachant bien l’allemand, la lecture de ses textes est souvent déconcertante, voire décourageante, tant ses phrases peuvent être longues et sa syntaxe compliquée. Le traduire demande du temps, beaucoup de temps, et j’avoue ne m’y être mis qu’au moment de la retraite, quand je disposais de beau- coup de temps. Ce fut pour me trouver parfois devant des phrases auxquelles je ne comprenais rien, ou pas grand-chose. Un ami allemand qui, en cas de besoin, me dépanne dans ce domaine m’a avoué n’avoir jamais rien compris à Schleiermacher, en particulier quand en pleine scolarité pré-universitaire il était censé lire et analyser tel ou tel de ses textes. Que les lecteurs de mes traductions cependant se rassurent : la prise en considération du contexte permet de venir à bout des pires difficultés syntaxiques.
Pourquoi ces difficultés ? Tiendraient-elles à la personnalité même de cet auteur, à ses manières d’être, ses tournures manuscrites seraient-elles le reflet de ses manières de dire, peut-être trop marquées par les salons littéraires berlinois qu’il fréquentait assidûment au moment où il rédigeait ses Discours sur la religion ? Alexandre Vinet (1797-1847) qui, de trente ans son cadet, l’avait rencontré un soir d’avril 1831, à Bâle, chez leur ami commun Wilhelm de Wette (1780-1849) en avait gardé un souvenir mitigé, comme s’ils en étaient restés par trop à des propos de salon. On peut aussi se demander à quoi tenait sa réputation de prédicateur au temple de la Trinité, à Berlin. Un visiteur de passage en avait conservé ce souvenir un peu narquois : « C’était une assemblée de dames élégantes ; j’avais l’impression d’assister à un thé distingué ; on ne voyait presque pas d’hommes […] Dans la chaire apparut enfin le prédicateur, d’allure assez plaisante et très vive. Son exposé était si élégant et se développait en de tels artifices et acrobaties dialectiques que moi, élève de Hegel, je n’y comprenais rien ; les dames affichaient des mines édifiées, c’est-à-dire déconcertées, et son but était atteint. » Pas étonnant, donc, que le très orthodoxe professeur neuchâtelois Alexis Berthoud (18043-1855) ait cru pou- voir se gausser de Schleiermacher en rappelant que son nom, en français, signifie « faiseur de voiles » ; mais c’est aussi que Berthoud ne cherchait guère à le comprendre, tout occupé qu’il était à conjurer l’influence d’une pensée théologique dont il ne saisissait pas les enjeux.
Pour bien comprendre Schleiermacher, il aurait fallu pouvoir l’entendre. De nombreux indices donnent à penser qu’il n’a couché sur le papier une bonne partie de ses textes, en particulier ceux de ses prédications ou ceux qui sont issus de ses cours magistraux à l’Université de Berlin, qu’après les avoir prononcés en public. Autrement dit, il improvisait la forme de son discours en s’inspirant des notes qu’il avait sous les yeux la démarche même d’Alexandre Vinet pour une bonne partie des textes issus de sa plume, à cette différence près que Vinet, lui, s’en tenait par principe à une syntaxe très classique (celle du siècle de Louis XIV), tandis que celle de Schleiermacher est carrément romantique. Mais voilà : on n’imaginait même pas, au début du XIXe siècle, que la voix humaine puisse être jamais enregistrée ! De temps à autre, pour mieux saisir les inflexions de sa pensée, j’ai essayé d’imaginer com- ment Schleiermacher pouvait avoir prononcé certaines phrases ou les avoir entendues dans sa tête en laissant courir sa plume sur le papier. Mais l’exercice est trop subjectif pour qu’on ose s’y fier.
Comment alors faire passer en français les idées de Schleiermacher ? Dès les années 1820, plutôt que de le traduire, nombre de théologiens d’expression française se sont intéressés à lui, soit pour le contester, soit pour exploiter une partie de ses idées. Mais parmi eux, je ne repère aucun « schleiermacherien » : les plus favorables à sa pensée se sont référés à son œuvre pour y voir un prolongement ou une confirmation de leurs propres idées, plutôt qu’à celle d’un mentor dont ils se plairaient à diffuser la pensée. Quant aux traductions, il y en eut fort peu jusqu’à celle des Discours en 1944 : en 1837 celle des Monologues, un texte introspectif qui
impose une lecture lente et méditative ; puis en 1892 celle de La fête de Noël qui met en scène la célébration de cette fête dans un milieu si berlinois et socialement privilégié que le lecteur moyen d’expression française, fût-il théologien, ne pouvait que s’en trouver un peu déconcerté. Le traducteur de ce deuxième texte, le Genevois David Tissot (1824-1900), en a d’ailleurs été si conscient qu’il a ensuite renoncé à traduire Schleiermacher pour proposer des résumés de sa pensée, allant jusqu’à laisser derrière lui, au moment de sa mort, le texte d’un premier volume intitulé La foi chrétienne d’après les principes de la Réforme destiné à exposer dans notre langue le contenu de la première moitié de la Glaubenslehre (dogmatique) de Schleiermacher. Mais ce faisant, Tissot laissait perdre du même coup les envolées du texte allemand.
C’est seulement près d’un siècle plus tard, en 1994, que paraît le « bref exposé » intitulé en français Le statut de la théologie, un texte donc résolument théologique. Les autres ne le sont pas : en 1987 Herméneutique, en 1997 Dialectique, en 1999 en édition bilingue Des différentes méthodes du traduire et autre texte, mais qui n’est paradoxalement pas d’une grande aide pour le traducteur de ses textes en français, enfin Éthique (2003), Esthétique (2004), Introduction aux dialogues de Platon (2004) et tout récemment une nouvelle présentation de l’Herméneutique (2021). Mais, si l’on fait abstraction de ma récente traduction du texte le plus doctrinal et le plus volumineux de Schleiermacher, sa Glaubenslehre (La cohérence de la foi chrétienne, 2018), ce parti de s’intéresser aux seuls aspects de sa pensée relevant de la philosophie ou de disciplines apparentées ne l’ampute-t-il pas d’une partie de lui-même en passant sous silence son activité non seulement de théologien, mais de prédicateur ?
Pendant sa période berlinoise (1807-1834), Schleiermacher a occupé très fidèlement et régulièrement la chaire du temple de la Trinité, y prêchant encore dix jours avant sa mort. Les sept recueils de prédications qu’il a publiés de son vivant de 1801 à 1831 témoignent de l’importance qu’il accordait à l’exercice de ce ministère (l’édition critique et complète de ses sermons compte maintenant 14 volumes, celle de chacune des éditions critiques de sa Glaubenslehre n’occupant que deux volumes). Il faut en tenir compte, même en français ; toute modeste qu’elle soit, la traduction d’une douzaine de ses sermons actuellement en chantier devrait permettre de se faire une idée de la manière dont il exerçait ce ministère et dont il s’efforçait de tenir compte des attentes ou de l’état d’esprit de son auditoire, par exemple au lendemain de la sévère défaite des troupes prussiennes lors de l’invasion napoléonienne en 1805.
L’usage de certains mots ou la prévalence de certaines tournures en disent beaucoup sur la sensibilité et les lignes de force d’un auteur. Dans les Discours, ce sont les expressions « religion » et « intuition de l’Universel », citées en début d’article, qui retiennent l’attention. Ci-dessus, je les ai comprises dans le sens de l’homo religiosus, d’une caractéristique propre à tous les humains. Mais en 1799, Schleiermacher ne l’entendait pas vraiment dans ce sens-là. « Je veux bien croire que votre mépris de la religion tient à un penchant de votre nature » dit-il à l’adresse de gens qu’il n’arriverait pas à convaincre, et il ajoute : « et je n’ai plus rien à vous dire », comme s’il pouvait effectivement y avoir des gens incurablement non religieux. S’il s’agit de l’attache- ment à une religion instituée, avec ses rites, ses dogmes et son organisation, cet ajout va évidemment de soi. Mais ce n’est justement pas le sens où Schleiermacher entend les mots « religion » et surtout « religieux », puisqu’il ne cesse de leur dire implicitement : « Vous croyez n’être pas religieux, mais vous l’êtes justement pour les raisons qui vous incitent à dire que vous ne l’êtes pas ». Cette visée sous-tend implicitement, à mon sens, l’ensemble de sa réflexion, dans tous les domaines. Tout se joue, si je vois bien, dans le Gemüt, un terme qui n’a pas d’équivalent en français et dont le Duden (le Larousse allemand) donne la définition suivante : Gesamtheit der psychischen und geistigen Kräfte eines Menschen (ensemble des forces psychiques et mentales d’une personne). Courage, volonté, spiritualité, sentiments profonds, discernement, intelligence, mais aussi vague à l’âme, hésitations, doutes, tout cela s’y donne rendez-vous à un titre ou à un autre. C’est l’être humain dans toute sa dimension non musculaire, mais qui n’existerait tout simplement pas sans cette dimension-là. Comme le dit un de mes amis, avec le Gemüt, on a affaire au romantisme allemand des années 1800 dans ce qu’il a de meilleur, de plus profond, de plus mobilisateur, voire parfois de plus déconcertant – un romantisme qui, considéré sous cet angle, l’emporte de beaucoup sur les envolées rhétoriques et un peu pon- tifiantes de notre francophonie, par exemple celles de Chateaubriand dans son Génie du christianisme (1802). Le Gemüt est évidemment capable du meilleur comme du pire. Schleiermacher, à cet égard, se situe dans la ligne de Zwingli qui disait du péché « originel » qu’il n’est pas à proprement parler un péché, mais une « maladie ». C’est donc en fonction du Gemüt qu’il faut situer tout l’enjeu du christianisme ou plus précisément du doute et de la foi en Jésus-Christ. Or cette manière de le désigner, curieusement, n’apparaît quasiment jamais sous la plume de Schleiermacher et il ne parle que très rarement de « Jésus ». Il préfère l’appeler, non pas tellement « le Christ », mais tout simplement « Christ ». Ou alors il le désigne par son titre : der Erlöser – un terme qu’on pourrait traduire par « le Rédempteur » si notre théologien souscrivait sans réserve à la doctrine du « rachat » de nos péchés par le sang de ce Christ, ce qui n’est justement pas le cas. Faute de mieux, j’ai choisi de traduire ce titre par « le Sauveur », non sans regretter des accents revivalistes de cette expression. Faudrait-il préférer « Libérateur », voire « Affranchisseur » ? La polyvalence du mot allemand n’a pas d’équivalent en français.
Alors pourquoi « Christ » plutôt que « Jésus » ? Là encore, je crois reconnaître l’influence lointaine de Zwingli : comme le réformateur zurichois, Schleiermacher avait conscience de vivre, non pas avant ou pendant la crucifixion, ni même immédiatement après la résurrection, mais après l’Ascension et Pentecôte, ou plus exactement après ce qu’implique pour nous le symbolisme de ces deux évènements christiques. Christ étant désormais « aux cieux », « à la droite de Dieu », nous n’avons pas à attendre de lui qu’il intervienne dans notre monde physique comme « Jésus » le faisait lors de son ministère terrestre. Ni Zwingli ni Schleiermacher ne lui adressent des prières : les leurs ne vont qu’à Dieu, le Père – à Dieu qui agit en nous et pour nous par son Esprit. En revanche, nous ne saurions trop implorer Dieu, donc nous mettre intimement à sa disposition, pour qu’il intervienne par son Esprit dans notre Gemüt et, par lui, dans notre monde.
Voilà qui dépasse l’entendement, mais aussi le sollicite tout entier, en particulier parce qu’il s’agit toujours et encore de bien comprendre le message évangélique, à commencer par les paroles de Jésus que nous ont conservées les témoins apostoliques. Les prédications de Schleiermacher ne sont à cet égard jamais paroles en l’air, mais toujours une méditation, une réflexion, un message étroitement rattaché au commentaire d’un passage biblique, le plus souvent néotestamentaire. C’est dans le droit fil de la tradition réformée la plus constante en matière de célébration du culte : rendre un culte à Dieu, c’est se mettre à l’écoute des paroles qui, à leur manière, font écho à sa Parole éternelle, et c’est le faire avec toute son intelligence et sa sensibilité, dans le meilleur des cas avec toute sa disponibilité.
Du haut de la chaire du temple de la Trinité (ce qui n’implique pas qu’il ait souscrit sans nuances au dogme orthodoxe de la Trinité !), Schleiermacher doit l’avoir dit presque en poète ou en musicien du verbe, ce qui permettait à celles et ceux qui ne le suivaient pas dans tous les détours de sa pensée, de bien l’entendre mal- gré tout, de saisir à travers la musicalité de son discours ce qui échappait à leur perception rationnelle. Mais c’est aussi ce qu’une traduction ne pourra jamais restituer. Schleiermacher savait n’être pas français et, ayant connu les affres de l’occupation des troupes napoléoniennes en 1805, à Halle, puis les revers essuyés dans la foulée par l’armée prussienne, il ne cherchait pas non plus à s’inspirer de la tournure d’esprit française. Une femme, en revanche, a fort bien compris l’environnement intellectuel, affectif et même religieux dans lequel vivait Schleiermacher : Germaine de Staël, dans ses deux volumes tumultueux De l’Allemagne. Notre théologien y a aussi sa place. Ah, Schleiermacher ? Mais oui !
Le titre du dossier est emprunté à un livre de Bernard Reymond, À la découverte de Schleiermacher, Van Dieren Éditeur, Paris, 2008
Friedrich D. E. Schleiermacher Extrait d’une prédication sur Matthieu 10,34 (Noël 1819)
Comment les gens se comportent-ils envers tout ce qui leur est humainement infligé ? Nous sommes, nous le savons, tous semblables dès qu’il est question de l’essence la plus profonde de la nature humaine ; mais une même chose qui arrive à plusieurs et en atteint simultanément beaucoup a cependant un effet tout différent selon les dispositions de chacun, soit en général, soit à certains moments seulement. Aussi ne pouvait-il pas en être autrement pour le Seigneur lui-même durant son existence terrestre et pour la parole de la prédication qu’il a instituée dans son Église depuis qu’il n’est plus là : leur effet sur les humains fut toujours dissemblable. Pour quelques-uns, quand il leur fut annoncé que Dieu avait fait Seigneur et Christ ce Jésus qu’ils avaient livré à la justice et mis à mort, et qu’en son seul nom se trouvaient le salut et le pardon des péchés, cela les a atteints au coeur et ils demandèrent : que devons-nous donc faire pour être sauvés ? Mais combien d’autres restèrent indifférents à cet égard, hochèrent la tête et s’en retournèrent comme ils étaient venus. Si les gens sont si inégalement stimulés, mes chers amis, n’est-il pas alors très humain que celui qui est resté indifférent considère comme un ennemi de sa quiétude quelqu’un d’autre qui, ému au plus profond de son Gemüt, voudrait tout entraîner dans son émotion ? C’est bel et bien ce qui s’est passé dès le début. Dès que la parole de la réconciliation a été annoncée, il y a eu des gens qui ne voulaient pas se laisser perturber dans leur quiétude où ils ne trouvaient à vrai dire que les ténèbres et l’ombre de la mort, mais où ils devaient pourtant se sentir bien informés et en sûreté, jusqu’à ce que finalement le mouvement divin pénètre aussi leur cœur qui est peut-être déjà endurci.
Friedrich D. E. Schleiermacher Extrait d’un sermon pour le Vendredi saint 1826
Toutes les absurdités de ce monde qu’un fidèle du Seigneur a tout lieu de déplorer tant elles nous ont touchés durement et ont eu des effets négatifs sur notre milieu de vie, tout cela ne peut nous apparaître que comme l’aberration que le développement continu de la grâce divine ne cesse de faire disparaître de l’âme humaine, une aberration semblable à l’inconscience qui subsiste malheureusement encore en beaucoup de nos frères, mais que la lumière céleste venant d’en haut va bientôt faire disparaître ; et quoi qu’il nous arrive dans la vie, aussi peu que nous puissions être soutenus dans nos entreprises et tentatives les plus bienveillantes, quelle que soit l’hostilité que le monde peut opposer à nos fervents efforts, nous devons avoir dit : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » avant même que nous puissions remettre notre esprit entre les mains du Père. De même que le Sauveur sur la croix a encore recommandé ses disciples et sa mère les uns aux autres, nous devons nous aussi à la fin de notre vie être engagés dans la belle action, si ce n’est premièrement d’instituer une alliance fidèle et solide d’amour intime, du moins de la réaffirmer et de la sceller plus intimement entre ceux qui sont les plus proches de nous. Si ce sont nos vœux les plus chers, si c’est la parole préférée que prononcera notre bouche et qui accompagnera le geste de nos mains au dernier instant de notre vie, alors nous aurons aussi conscience de la réelle union de notre volonté avec celle de notre Père céleste, union en vertu de laquelle nous pouvons nous en remettre à lui comme le fit le Sauveur. Car l’essence de Dieu, qu’est-ce d’autre que l’amour, et quelle force plus majestueuse y aurait-il dans ce monde que celle-là pour susciter quelque chose de grand et de bon, si par l’amour nous établissons et fortifions aussi l’amour ? Si notre affaire à la fin de la vie est encore de répandre cette semence divine dans les âmes ; si nous pouvons aussi nous réjouir d’une certaine et réelle efficacité, même si elle n’est pas aussi grande et significative que celle du Sauveur au moment où il réunit sa mère et le disciple qui, tous deux, s’aimaient déjà indubitablement en lui et à cause de lui, et pour la vie extérieure les confia personnellement l’un à l’autre de manière plus précise et plus déterminée ; alors nous avons directement l’amour éternel la conscience immédiate de la forte présence de l’amour éternel en nous et donc la conscience d’une union de notre volonté avec Dieu, union qui contient davantage que la paix que, par un pardon général, nous avons conclue avec l’ordre de son monde. Car notre conscience d’une réelle collaboration avec ce qui favorise l’existence de tout ce qui doit croître et demeurer dans le monde est réellement beaucoup plus élevée et plus glorieuse, puisqu’en l’occurrence nous implantons en ceux que nous laissons derrière nous la force de l’amour afin qu’ils deviennent de plus en plus alertes et actifs dans la poursuite du but en vue duquel nous-mêmes ne pouvons plus nous investir.
À lire l’article de Abigaïl Bassac » À la découverte de Schleiermacher «
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