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Religion, liberté et démocratie Quelques repères pour penser nos engagements

Textes rassemblés par Pierre-Olivier Léchot et Patrick van Dieren

Nicolas MachiavelNicolas Machiavel

Dans l’histoire de la pensée politique, Nicolas Machiavel (1469-1527) a laissé une trace indélébile. Loin des images populaires attachées à son nom, le Florentin a surtout été le penseur de la liberté de la République en même temps que le critique des formes de gouvernement dépravées de son époque – à commencer par la cour pontificale. Il n’en a pas moins placé la religion au cœur de sa réflexion politique : celle-ci est en effet un puissant lien social dont la force ne saurait être sous-estimée. La religion permet en effet de conférer sacralité et respect aux lois que produit le législateur et ce, dans l’intérêt de la communauté. En outre, la religion permet de cimenter celle-ci autour d’une identité religieuse face aux menaces qui pèsent sur la patrie : lorsque cette dernière est menacée, sa défense est aussi celle de son dieu, ce qui renforce la vertu militaire devant l’ennemi. Pour Machiavel, fonder les lois de la cité sur l’ordre divin dispose bien plus efficacement les membres du corps politique à l’obéissance que la promulgation de Érasme de Rotterdam

 À la même époque que Machiavel, le célèbre humaniste Érasme de Rotterdam (1468-1536) fut invité à devenir le conseiller du jeune roi d’Espagne et futur empereur d’Allemagne : Charles Quint. En bien des façons, la philosophie politique qu’il développe dans le traité sur l’éducation du prince qu’il lui dédie, peut être lue comme l’exact opposé des réflexions de Machiavel. Le prince chrétien, bien plus encore que le souverain païen, est invité à placer l’exercice de sa charge sous le signe de la soumission à l’exemple du Christ et à la morale chrétienne. Humilité, simplicité et amour de la paix doivent ainsi guider son action politique. De manière assez audacieuse, Érasme n’hésite pas à insister sur l’expérience et la vertu au détriment du lignage ou de la richesse du prince. lois purement humaines. La vérité du discours religieux importe donc bien peu à ses yeux : sa seule finalité réside dans le maintien de l’unité du peuple derrière les lois de la cité.

[ Numa] eut recours à la religion, comme au soutien le plus nécessaire de la société civile, et il l’établit sur de tels fondements que jamais en aucun lieu, on ne vit respecter la divinité comme on le vit à Rome, et cela pendant plusieurs siècles. Ce fut sans doute cette crainte salutaire qui facilita toutes les entreprises du Sénat et de tous ces grands hommes. Quiconque examinera les actions de ce peuple en général et d’une infinité de Romains en particulier verra que ces citoyens craignaient encore plus de manquer à leurs serments qu’aux lois, en hommes qui estiment bien plus la puissance des dieux que celle des mortels. Et en vérité il n’a jamais existé de législateur qui n’ait recours à l’entremise d’un dieu pour faire accepter des lois exceptionnelles, inadmissibles autrement : en effet, nombreux sont les principes utiles dont un sage législateur connaît toute l’importance et qui ne portent pas avec eux des preuves évidentes qui puissent frapper les autres esprits. L’homme habile qui veut faire disparaître la difficulté a recours aux dieux, ainsi firent Lycurgue, Solon, et beaucoup d’autres qui tous tendaient au même but.

Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Titel-Live (v. 1512-1520), dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard «Bibliothèque de la Pléiade», 1952.

 

Érasme de Rotterdam

À la même époque que Machiavel, le célèbre humaniste Érasme de Rotterdam (1468-1536) fut invité à devenir le conseiller du jeune roi d’Espagne et futur empereur d’Allemagne : Charles Quint. En bien des façons, la philosophie politique qu’il développe dans le traité sur l’éducation du prince qu’il lui dédie, peut être lue comme l’exact opposé des réflexions de Machiavel. Le prince chrétien, bien plus encore que le souverain païen, est invité à placer l’exercice de sa charge sous le signe de la soumission à l’exemple du Christ et à la morale chrétienne. Humilité, simplicité et amour de la paix doivent ainsi guider son action politique. De manière assez audacieuse, Érasme n’hésite pas à insister sur l’expérience et la vertu au détriment du lignage ou de la richesse du prince.

Sur un bateau, on ne confie pas la barre à un homme connu par ses ancêtres, sa fortune ou sa beauté, mais à un pilote expérimenté, qui se distingue par sa vigilance et sa conscience professionnelle. De même, pour gouverner, mieux vaut choisir un homme qui s’impose par ses qualités royales : sagesse, justice, maîtrise de soi, prévoyance et dévouement au bien public (commodum publicum). Les quartiers de noblesse, l’or, les trésors ne comptent pas plus quand il s’agit d’administrer la cité qu’ils ne compteraient pour recruter un pilote. Le prince quand il gouverne et le peuple quand il choisit le prince doivent d’abord mettre entre parenthèses tous leurs sentiments personnels pour ne voir qu’une chose : le bien de l’État. […]Quand vous acceptez la couronne, ne pensez pas quel grand honneur vous échoit, mais quelle grande charge, quel tourment ; n’évaluez pas les impôts et taxes, mais le souci de gouverner ; ne croyez pas qu’on vous a donné une proie à dépouiller mais un pays à administrer. […]

L’homme assis au gouvernail n’a pas le droit de s’assoupir et le prince, lui, au milieu de si grands périls, ronfle dans son lit ? Aucune mer ne subit jamais d’aussi violentes tempêtes que n’importe quel royaume en tout temps. C’est bien pourquoi le souverain doit toujours veiller pour ne pas s’égarer, quand ses erreurs coûtent cher à quantité de gens. La taille du navire, la valeur de la cargaison, le nombre des passagers ne grandissent pas un bon capitaine, mais le rendent plus attentif. De même, le bon roi ne doit pas s’enorgueillir du grand nombre de ses sujets, mais se montrer plus vigilant encore. […]

Quand vous vous redirez ces mots : j’ai évité cette guerre par ma prudence ; j’ai réprimé cette révolte en répandant le moins de sang possible ; en choisissant cet homme pour une charge, j’ai pris une bonne décision pour l’État et pour ma réputation – si vous êtes un prince digne de ce nom, il serait bien étonnant que vous n’en tiriez une immense satisfaction. Au bout du compte, c’est là la seule volupté digne d’un prince chrétien : vous pouvez vous en offrir l’occasion chaque jour par de bonnes actions en abandonnant à la vile populace ces divertissements vulgaires.

 Érasme de Rotterdam, L’éducation d’un prince chrétien, ou l’Art de gouverner (1516), Paris, Les Belles Lettres, 2016.

 

Jean Calvin

Tout comme Luther, Jean Calvin (1509-1564) a insisté sur la distinction entre règne spirituel et règne temporel : l’ordre du monde ne doit pas être confondu avec les réalités de la foi. Mais pareille distinction n’implique pas que les chrétiens se désintéressent des réalités politiques. Bien au contraire, la vocation du chrétien dans le monde lui impose de se soucier du bien de la cité. Le Réformateur de Genève propose donc une réflexion sur les différents types de gouvernement. S’il semble préférer en fin de compte le mode oligarchique de gouvernement, il n’en insiste pourtant pas moins sur l’importance du maintien de la liberté du peuple : celle-ci doit être la priorité du prince. En contrepartie, le peuple dont la liberté est préservée devra se faire un devoir de ne pas se substituer à son prince légitime et contrecarrer ainsi la volonté divine.

Vrai est que, si on fait comparaison des trois espèces de gouvernement que j’ai récitées [monarchie, aristocratie et démocratie], la prééminence de ceux qui gouverneront tenant le peuple en liberté sera plus à priser – non point de soi, mais parce Quand vous acceptez la couronne, ne pensez pas quel grand honneur vous échoit, mais quelle grande charge, quel tourment ; n’évaluez pas les impôts et taxes, mais le souci de gouverner ; ne croyez pas qu’on vous a donné une proie à dépouiller mais un pays à administrer. […] L’homme assis au gouvernail n’a pas le droit de s’assoupir et le prince, lui, au milieu de si grands périls, ronfle dans son lit ? Aucune mer ne subit jamais d’aussi violentes tempêtes que n’importe quel royaume en tout temps. C’est bien pourquoi le souverain doit toujours veiller pour ne pas s’égarer, quand ses erreurs coûtent cher à quantité de gens. La taille du navire, la valeur de la cargaison, le nombre des passagers ne grandissent pas un bon capitaine, mais le rendent plus attentif. De même, le bon roi ne doit pas s’enorgueillir du grand nombre de ses sujets, mais se montrer plus vigilant encore. […] Quand vous vous redirez ces mots : j’ai évité cette guerre par ma prudence ; j’ai réprimé cette révolte en répandant le moins de sang possible ; en choisissant cet homme pour une charge, j’ai pris une bonne décision pour l’État et pour ma réputation – si vous êtes un prince digne de ce nom, il serait bien étonnant que vous n’en tiriez une immense satisfaction. Au bout du compte, c’est là la seule volupté digne d’un prince chrétien : vous pouvez vous en offrir l’occasion chaque jour par de bonnes actions en abandonnant à la vile populace ces divertissements vulgaires. Érasme de Rotterdam, L’éducation d’un prince chrétien, ou l’Art de gouverner (1516), Paris, Les Belles Lettres, 2016. qu’il n’advient pas souvent et est quasi-miracle, que les rois se modèrent si bien que leur volonté ne se fourvoie jamais d’équité et droiture. D’autre part, c’est chose fort rare qu’ils soient munis de telle prudence et vivacité d’esprit, que chacun voie ce qui est bon et utile. Par quoi le vice, au défaut des hommes, est cause que l’espèce de supériorité la plus passable et la plus sûre est que plusieurs gouvernent, aidant les uns aux autres et s’avertissant de leur office et si quelqu’un s’élève trop haut, que les autres lui soient comme censeurs et maîtres. Car cela a toujours été approuvé par expérience : et Dieu aussi l’a confirmé par son autorité, quand il a ordonné qu’elle eût lieu au peuple d’Israël du temps qu’il a voulu tenir en la meilleure condition qu’il était possible jusqu’à ce qu’il produise l’image de Notre Seigneur Jésus en David. Et, de fait, comme le meilleur état de gouvernement est celui-là où il y a une liberté bien tempérée et pour durer longtemps, aussi je confesse que ceux qui peuvent être en telle condition sont bien heureux et dis qu’ils ne font que leur devoir, s’emploient constamment à s’y maintenir. Même les gouverneurs d’un peuple libre doivent appliquer toute leur étude à cela que la franchise du peuple, de laquelle ils sont protecteurs, ne s’amoindrisse aucunement entre leurs mains. Que s’ils sont nonchalants à la conserver ou souffrent qu’elle s’en aille en décadence, ils sont traîtres et déloyaux. Mais si ceux qui par la volonté de Dieu vivent sous des princes et sont leurs sujets naturels transfèrent cela à eux, pour être tentés de faire quelque changement, ce sera non seulement une folle spéculation et inutile mais aussi méchante et pernicieuse.

 Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, Livre IV (1560)

 

Déclaration d’indépendance des Pays-Bas (1581)

La position de Calvin rencontra ses limites avec le massacre de la Saint-Barthélemy de 1572 : comment continuer à voir le prince comme élu par Dieu quand celui-ci se comporte en tyran sanguinaire ? C’est de ce constat que sont nées les réflexions des monarchomaques, des penseurs protestants soucieux de refonder la réflexion politique. Dans leurs écrits, domine en particulier la thématique du double contrat : celui qui unit Dieu au peuple et celui qui unit le peuple au prince. Si le prince est souverain, ce n’est que parce que le peuple (qui est seul à posséder un contrat avec Dieu) considère que le prince respecte le contrat avec le peuple. Si le prince rompt le contrat, le peuple peut alors le renverser. C’est cette vision des choses qui sera à l’origine de la réflexion politique dans les Pays-Bas lorsque ces derniers rejetteront l’autorité du roi d’Espagne. La déclaration d’indépendance des Pays-Bas le met particulièrement bien en évidence.

Comme il est notoire à un chacun, qu’un prince du pays est établi de Dieu pour souverain et chef des sujets, pour les défendre et conserver de toutes injures, oppressions et violences comme un pasteur est ordonné pour la défense et garde de ses brebis, et que les sujets ne sont pas créés de Dieu pour l’usage du prince, pour lui être obéissants en tout ce qu’il commande, fait que la chose soit pie ou impie, juste ou injuste, et le servir comme esclaves, mais le prince est créé pour les sujets, sans lesquels il ne peut être prince, afin de gouverner selon droit et raison […] Et quand il ne le fait pas, mais qu’au lieu de défendre ses sujets, il cherche de les oppresser et de leur ôter leurs privilèges et anciennes coutumes, leur commander et s’en servir comme d’esclaves, il ne doit pas être tenu pour prince mais pour tyran. Et comme tel, ses sujets, selon droit et raison, ne le peuvent plus reconnaître pour leur prince.

 

Thomas Hobbes

C’est à nouveau dans un contexte révolutionnaire que doit être située la réflexion de Thomas Hobbes (1589-1679). Face aux puritains anglais, se réclamant de la liberté de leur conscience et de la tradition calvinienne et monarchomaque pour se soulever contre le roi, Hobbes entend renforcer le pouvoir du prince en limitant drastiquement les droits de la conscience, en particulier en matière religieuse. Se réclamer de Dieu n’est pas admissible : obéir aux lois, c’est toujours obéir à la conscience.

Ayant montré que dans toutes les républiques, quelles qu’elles soient, la nécessité de la paix et du gouvernement requiert qu’existe quelque pouvoir, ou dans un seul homme ou dans une seule assemblée d’hommes, sous le nom de « pouvoir souverain », à qui il n’est pas licite de désobéir, et cela de la part de quelque membre que ce soit de ces mêmes républiques, nous rencontrons maintenant une difficulté qui, si elle n’est pas levée, rend pour n’importe quel homme illicite de se procurer sa propre paix et sa propre préservation, parce qu’elle rend pour un homme illicite de se placer sous le commandement d’une souveraineté aussi absolue que celle qui est requise ici. Et la difficulté est celle-ci : nous avons parmi nous la Parole de Dieu pour le règlement de nos actions ; or, si nous devons nous assujettir aussi aux hommes, nous obligeant à faire les actions qui seront commandées par eux, lorsque les commandements de Dieu et ceux de l’homme différeront, nous aurons à obéir à Dieu plutôt qu’à l’homme, et, en conséquence, la convention d’obéissance générale envers l’homme est illicite. […] Pour ôter ce scrupule de conscience concernant l’obéissance aux lois humaines, chez ceux qui interprètent pour eux-mêmes la Parole de Dieu dans les Écritures saintes, je propose à leur considération, premièrement, qu’aucune loi humaine n’a l’intention d’obliger la conscience d’un homme, mais uniquement les actions. En effet, vu qu’aucun homme (mais Dieu seul) ne connaît le cœur ou la conscience d’un autre homme, à moins que ce cœur ou cette conscience ne se déclare par l’action soit de la langue, soit d’une autre partie du corps, la loi faite à cette intention ne serait d’aucun effet, parce qu’aucun homme n’est capable, sinon par la parole ou par une autre action, de discerner si une telle loi a été suivie ou rompue. […] bien qu’il soit vrai que tout ce qu’un homme fait contre sa conscience, quoi que ce soit, est péché, néanmoins, l’obéissance dans ces cas n’est ni péché ni contre la conscience. En effet, la conscience n’étant rien d’autre que le jugement et l’opinion que s’est faits un homme, lorsque celui-ci, à un moment donné, a transféré son droit de juger à un autre, ce qui sera commandé n’est pas moins son jugement que le jugement de cet autre. De sorte que, dans l’obéissance aux lois, un homme agit toujours selon sa conscience, mais non selon sa conscience privée.

Thomas Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique (1640), Paris, Le Livre de Poche, 2003.

 

Baruch Spinoza

Dans la République des Provinces-Unies (Pays-Bas), Baruch Spinoza (1632-1677) vécut au sein d’une société à bien des égards ouverte à la diversité. Pourtant, des voix s’élevaient en Hollande pour limiter les droits de la conscience en matière religieuse (surtout du côté de l’orthodoxie calviniste mais aussi dans certains milieux juifs conservateurs). Dans son Traité théologico-politique, Spinoza cherche donc à montrer en quoi la liberté de philosopher n’est pas en opposition avec l’ordre au sein de la République (celle-ci visant à libérer l’homme) ni non plus avec les principes d’une religion bien pensée.

Des fondements de la république, tels que nous les avons exposés plus haut, il suit avec la dernière évidence que sa fin ultime consiste non pas à dominer les hommes, à les contenir par la crainte et à les soumettre au droit d’autrui, mais au contraire à libérer chacun de la crainte pour qu’il vive en sécurité autant que faire se peut, c’est-à-dire qu’il préserve le mieux possible son droit naturel à exister et à agir sans danger pour lui-même ni pour autrui. Non, dis-je, la fin de la république ne consiste pas à transformer les hommes d’êtres rationnels en bêtes ou en automates. Elle consiste au contraire à ce que leur esprit et leurs corps accomplissent en sécurité leurs fonctions, et qu’eux-mêmes utilisent la libre Raison, sans rivaliser de haine, de colère et de ruse et sans s’affronter avec malveillance. La fin de la république c’est donc en fait la liberté.

[…] Si nous remarquons que la loyauté envers la république comme envers Dieu ne peut être connue que par les œuvres seules, c’est-à-dire par la charité envers le prochain, nous ne pourrons douter que la meilleure république octroie à chacun la même liberté de philosopher que le fait la foi, comme nous l’avons montré.

Je le reconnais, certains inconvénients peuvent naître d’une telle liberté. Mais y eut-il jamais une institution sage qu’aucun inconvénient n’en ait pu naître ? Qui veut tout déterminer par des lois irritera plutôt les vices qu’il ne les corrigera. Ce que l’on ne peut interdire, il faut nécessairement le permettre, malgré le dommage qui en résulte souvent.

Baruch Spinoza, Traité théologico-politique (1670), Paris, PUF, 1999.

 

Jean-Jacques Rousseau

Souvent renvoyé à une paternité supposée de la Révolution française voire de la Terreur, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) fut surtout le théoricien de la démocratie directe – on dirait aujourd’hui participative. Ce que Rousseau veut défendre, c’est une citoyenneté active, éloignée de tout désengagement et tout entière tournée vers ce qu’il appelle « le service public ». Mais une telle vision du citoyen implique également, en retour, une réflexion poussée sur le rôle du législateur et des instruments que ce dernier doit mettre en place pour parvenir à se rendre audible du peuple.

Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien n’en sauraient être entendus. Or il y a mille sortes d’idées qu’il est impossible de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales et les objets trop éloignés sont également hors de sa portée : chaque individu, ne goûtant d’autre plan de gouvernement que celui qui se rapporte à son intérêt particulier, aperçoit difficilement les avantages qu’il doit retirer des privations continuelles qu’imposent les bonnes lois. Pour qu’un peuple naissant pût goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles fondamentales de la raison d’État, il faudrait que l’effet pût devenir la cause ; que l’esprit social, qui doit être l’ouvrage de l’institution, présidât à l’institution même ; et que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elles. Ainsi donc le législateur ne pouvant employer ni la force ni le raisonnement, c’est une nécessité qu’il recoure à une autorité d’un autre ordre, qui puisse entraîner sans violence et persuader sans convaincre.

Voilà ce qui força de tout temps les pères des nations de recourir à l’intervention du ciel et d’honorer les dieux de leur propre sagesse, afin que les peuples, soumis aux lois de l’État comme à celles de la nature, et reconnaissant le même pouvoir dans la formation de l’homme et dans celle de la cité, obéissent avec liberté, et portassent docilement le joug de la félicité publique.

Cette raison sublime, qui s’élève au-dessus de la portée des hommes vulgaires, est celle dont le législateur met les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner par l’autorité divine ceux que ne pourrait ébranler la prudence humaine. Mais il n’appartient pas à tout homme de faire parler les dieux, ni d’en être cru quand il s’annonce pour être leur interprète. La grande âme du législateur est le seul miracle qui doit prouver sa mission. Tout homme peut graver des tables de pierre, ou acheter un oracle, ou feindre un secret commerce avec quelque divinité, ou dresser un oiseau pour lui parler à l’oreille, ou trouver d’autres moyens grossiers d’en imposer au peuple. Celui qui ne saura que cela pourra même assembler par hasard une troupe d’insensés ; mais il ne fondera jamais un empire, et son extravagant ouvrage périra bientôt avec lui. De vains prestiges forment un lien passager ; il n’y a que la sagesse qui le rende durable. La loi judaïque, toujours subsistante, celle de l’enfant d’Ismaël [l’islam] qui, depuis dix siècles, régit la moitié du monde, annoncent encore aujourd’hui les grands hommes qui les ont dictées ; et tandis que l’orgueilleuse philosophie ou l’aveugle esprit de parti ne voit en eux que d’heureux imposteurs, le vrai politique admire dans leurs institutions ce grand et puissant génie qui préside aux établissements durables.

Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social (1762)

 

Alexis de Tocqueville

Précurseur de la sociologie, Alexis de Tocqueville (1805-1859) fut aussi l’un des plus grands philosophes politiques de son temps. Éphémère ministre des Affaires étrangères de la IIe République, il fut surtout un observateur averti de son époque et de ses institutions. Dans son essai sur la démocratie en Amérique, rédigé au retour d’un voyage sur le Nouveau Continent, il livre ses réflexions sur le système politique américain mais aussi, et plus largement, sur la démocratie en général, dont il perçoit tant les forces que les faiblesses.

Les gouvernements périssent ordinairement par impuissance ou par tyrannie. Dans le premier cas, le pouvoir leur échappe ; on le leur arrache dans l’autre.

Bien des gens, en voyant tomber les États démocratiques en anarchie, ont pensé que le gouvernement, dans ces États, était naturellement faible et impuissant. La vérité est que, quand une fois la guerre y est allumée entre les partis, le gouvernement perd son action sur la société. Mais je ne pense pas que la nature d’un pouvoir démocratique soit de manquer de force et de ressources ; je crois, au contraire, que c’est presque toujours l’abus de ses forces et le mauvais emploi de ses ressources qui le font périr. L’anarchie naît presque toujours de sa tyrannie ou de son inhabileté, mais non pas de son impuissance.

Il ne faut pas confondre la stabilité avec la force, la grandeur de la chose et sa durée. Dans les républiques démocratiques, le pouvoir qui dirige la société n’est pas stable, car il change souvent de mains et d’objet. Mais, partout où il se porte, sa force est presque irrésistible.

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835)

 

Giuseppe Mazzini

Révolutionnaire italien et ardent défenseur de l’unité italienne, Giuseppe Mazzini (1805-1872) fut aussi un farouche partisan de la république contre la monarchie. Or, le républicanisme de Mazzini s’enracine dans une religiosité profonde, proche du déisme des philosophes des Lumières. Pour Mazzini, en effet, la démocratie ne peut être pleinement elle-même que si elle s’enracine dans une éthique, elle-même fondée sur des bases religieuses universelles.

La liberté est nécessaire à la démocratie et à l’humanité, mais la liberté doit être soumise à un principe éthique et religieux supérieur.

Il y a beaucoup d’écoles qui exigent le respect des droits de l’individu ; une seule a développé une idée supérieure : depuis 1830, elle se développe, gagnant les âmes les plus pures et les esprits les plus choisis du continent : et elle triomphera. La doctrine des libertés individuelles, affirmée avec la Révolution française, a été une page splendide de l’histoire de l’humanité ; mais il faut aller plus loin : ces conquêtes ne sont pas et ne doivent pas être une fin, mais des moyens ordonnés pour atteindre un but plus élevé. La rébellion en faveur de la liberté humaine contre toute tyrannie est sacrée, mais sa valeur n’est que négative : elle ne sait pas construire. Pour construire, il faut la démocratie : cette démocratie qui n’est pas la liberté pour tous, mais un gouvernement librement consenti par tous et fonctionnant pour tous. La démocratie – comme le monde, dont elle interprète les besoins aujourd’hui – tend à l’unité ; mais elle sait bien qu’aucune unité n’est possible lorsque l’inégalité et l’injustice divisent l’humanité en classes distinctes en mettant en mouvement des intérêts différents. La doctrine des droits individuels ne résout pas le problème : elle considère le gouvernement comme un mal nécessaire, de sorte qu’il limite ses activités à celles de la police, adoptant pour le reste la devise « laissez faire » ; mais ce n’est certainement pas pour atteindre le maximum immoral du chacun pour soi que tant de grands hommes se sont sacrifiés. Il est nécessaire d’élever le citoyen au-dessus de l’égoïsme pur auquel conduit la liberté, si celle-ci est acceptée comme but ultime : c’est seulement ainsi, seulement si elle est soumise à un principe éthico-religieux supérieur, que la liberté deviendra, comme elle le doit, la capacité de choisir entre les différentes voies qui mènent au bien ; sinon, elle conduira la société d’abord à l’anarchie, puis au despotisme.

 Giuseppe Mazzini, I sistemi e la democrazia , Tipografia Dagnino, Genova, 1850.

 

Antonio Gramsci

Dans l’histoire de la gauche intellectuelle italienne, Antonio Gramsci (1891-1937) joue un rôle prépondérant : penseur marxiste fondateur du Parti communiste italien, Gramsci a payé de sa liberté et finalement de sa vie son engagement politique – arrêté et enfermé par le régime fasciste en 1926, il meurt en prison à l’âge de 46 ans, 11 ans plus tard. Pour lui, le marxisme n’est vrai que dans un sens « avant-dernier », en ceci qu’il exprime la vérité d’une époque – celle de la modernité. Quoiqu’athée, Gramsci estime que la religion revêt un potentiel politique fondamental, ce qui l’a poussé à s’intéresser en particulier à la Réforme protestante. Pour lui, en effet, la religion permet aux couches populaires de toucher du doigt des vérités de nature plus spéculatives.

Mais si même la philosophie de la praxis est une expression des contradictions historiques, bien plus : si elle en est l’expression la plus achevée parce que consciente, cela signifie qu’elle aussi est liée à la « nécessité » et non à la « liberté », qui n’existe pas et ne peut encore exister historiquement. Donc si l’on démontre que les contradictions disparaîtront, on démontre implicitement que la philosophie de la praxis également disparaîtra, c’est-à-dire sera surmontée ; dans le règne de la liberté, la pensée, les idées ne pourront plus naître sur le terrain des contradictions et de la nécessité de la lutte. Actuellement, le philosophe (de la praxis) peut seulement énoncer cette affirmation générale et il ne peut aller plus loin : il ne peut en effet s’évader du terrain actuel des contradictions, il ne peut affirmer davantage que dans la généralité un monde sans contradictions, sans créer immédiatement une utopie.

Ce qui ne signifie pas que l’utopie ne puisse avoir une valeur philosophique, puisqu’elle a une valeur politique et que toute politique est implicitement une philosophie, fût-ce une philosophie sans lien, à l’état d’ébauche. En ce sens la religion est la plus gigantesque utopie, c’est-à-dire la plus gigantesque « métaphysique » apparue dans l’histoire, puisqu’elle est la tentative la plus grandiose de concilier sous une forme mythologique les contradictions réelles de la vie historique : elle affirme en vérité que l’homme a la même nature, que l’homme en général existe, dans la mesure où il est créé par Dieu, fils de Dieu, par conséquent frère de tous les autres, égal aux autres hommes, libre parmi les autres et comme les autres hommes, et qu’il peut se concevoir tel en se regardant au miroir de Dieu, « conscience de soi » de l’humanité, mais elle affirme aussi que tout cela n’est pas de ce monde ni pour ce monde, mais d’un autre monde (utopique). Ainsi les idées d’égalité, de fraternité, de liberté, fermentent parmi les hommes, dans ces couches d’hommes qui ne se voient ni égaux ni frères des autres hommes, ni libres par rapport à eux. Ainsi est-il arrivé que dans tout soulèvement radical des foules, d’une façon ou d’une autre, sous des formes et des idéologies déterminées, ont été posées ces revendications.

Antonio Gramsci, Cahiers de prison (1932), Paris, Gallimard, «Foilio », 2021.

 

Raymond Aron

Raymond Aron (1905-1983) est généralement associé au libéralisme politique et économique. Il fut pourtant un lecteur attentif quoique critique de la pensée de Karl Marx. C’est donc assez logiquement qu’il tenta d’en intégrer ce qu’il jugeait valide dans sa propre réflexion libérale. Critique envers certaines visions trop radicales du libéralisme (comme celle du philosophe et économiste autrichien von Hayek), il développa une vision de la liberté tenant compte de l’histoire, des conditions culturelles, économiques et sociales dans lesquelles celle-ci peut et doit être pensée. Dans son Essai sur les libertés il attira en particulier l’attention sur les deux véritables ennemis des libertés au sein de la société contemporaine : la technicité croissante des problèmes face auxquels le citoyen semble incapable de prendre une décision ainsi que la culture de masse et de consommation qui lui sert dès lors de refuge illusoire.

Il serait absurde de suggérer que l’effort pour assurer à tous les individus les ressources matérielles nécessaires pour s’accomplir eux-mêmes, pour être réellement libres de forger leur destin, est contradictoire avec l’idéal du libéralisme du XVIIIe siècle, la crainte du despotisme et de l’arbitraire, la foi dans les procédures constitutionnelles. Il est même visible au premier regard que les démocraties libérales ont pris racine et prospèrent aujourd’hui surtout, sinon exclusivement, dans les pays qui ont atteint un niveau de vie suffisant pour que la masse de la population en éprouve les bienfaits. […]

La critique que les Européens appellent de gauche et les Américains radicale et qui, aux yeux des Européens est socialiste et libérale à la fois, n’a pas […] perdu toute signification. Elle devrait ne pas nier l’évidence – la capacité d’une économie de type occidental d’accroître les ressources et de répandre le bien-être – mais insister sur les conditions dans lesquelles se développe l’économie et, en particulier, sur certains faits révélés par l’analyse de la pauvreté américaine : le nombre de victimes du progrès, les périls du sous-développement intérieur, la répartition inégale des bénéfices de la croissance, l’importance des profits (ceux des propriétaires fonciers par exemple) sans justification, enfin la concentration de la puissance économique. En bref, la critique de gauche reprendrait, au nom des travailleurs ou des consommateurs, la revendication de la liberté formelle, je veux dire des conditions nécessaires pour qu’élections et représentations apparaissent au citoyen, et à juste titre, comme une liberté réelle. […]

L’État moderne devient de plus en plus bureaucratique, si l’on veut suggérer par cette formule le rôle croissant des fonctionnaires et le déclin des législateurs. Qu’il y ait là un danger pour les droits individuels, qu’il importe donc de garantir ceux-ci ou de les protéger, il faudrait un optimisme aveugle pour le nier.

 Raymond Aron, Essai sur les libertés (1965), Paris, Calman-Lévy, 1965.

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À propos Pierre-Olivier Léchot et Patrick van Dieren

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