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Vue d’ailleurs… vue d’avant

 

1522 – il y a exactement 500 ans ! Pour nous protestants, 1522 est une année importante du devenir de la Réforme : c’est en 1522 que Luther, après son séjour à la Wartburg, regagne Wittenberg et s’oppose aux pratiques iconoclastes de Karlstadt avant de publier, en septembre, sa traduction allemande de la Bible. C’est aussi en 1522, plus précisément le 9 mars, que Zwingli et quelques-uns de ses amis lancent la Réforme à Zurich en mangeant ostensiblement de la viande pendant la période du carême. Pour un catholique, 1522 est aussi une année importante : c’est dans la nuit du 24 au 25 mars qu’Ignace de Loyola, jusque-là voué à la carrière militaire, décide de consacrer sa vie à Dieu… Enfin, un fin connaisseur de littérature saura probablement que c’est selon toute vraisemblance en 1522 que naquit Joachim du Bellay.

Mais qui sait que le 28 juillet 1522, Soliman le Magnifique débutait le siège de Rhodes avant de conquérir l’île, mettant fin à plus de deux siècles de présence occidentale ? Et qui a un jour appris que c’est en cette même année qu’un certain Khayr ad-dīn (peut-être mieux connu sous le nom mi-légendaire de Barberousse) prenait Constantine au nom de ce même Soliman ? Peu, en tout cas, ont appris qu’au printemps de la même année, l’armée du khan de Crimée, Mehmed Ier Giray, pénétrait au sein de l’actuelle Russie, menaçant Moscou et pillant ses faubourgs. Et bien peu savent enfin que c’est aussi en 1522 que le prince de la dynastie des Timourides, Bâbur, descendant de Gengis Khan et prince de Kaboul, prenait Kandahar avant de se tourner vers Dehli et de fonder l’empire moghol qui dominera l’Inde jusqu’à la colonisation britannique.

Un protestant et un musulman sont dans un bateau… Il y avait de quoi s’indigner ! Dans une lettre de mai 1544, le réformateur de la Suisse francophone, Guillaume Farel, se plaignait auprès de Calvin de ce que le roi de France laissait les infidèles turcs accomplir leurs dévotions dans son royaume alors même qu’il persécutait par ailleurs les protestants français. Simple calomnie ? Pas vraiment. En effet, à l’automne 1543, François Ier, allié de l’empire ottoman, avait autorisé la flotte du célèbre amiral turc Barberousse à hiverner dans le port de Toulon. Ce séjour n’avait pas été sans conséquence : seuls les hommes avaient été autorisés à rester tandis que les femmes et les enfants avaient dû quitter la ville. Mais François Ier était allé plus loin : non seulement la monnaie ottomane avait cours à Toulon mais la cathédrale de la ville avait été transformée en mosquée pour que les marins turcs (en tout 30 000 soldats) puissent y accomplir leurs dévotions. On raconte qu’un muezzin fit régulièrement retentir l’appel à la prière depuis la tour de la cathédrale…

 Quelque 50 ans plus tard, pourtant, les Genevois n’auront pas à se plaindre des Turcs. Faits prisonniers lors de la capture d’une galère savoyarde sur le lac Léman en 1589, une trentaine de Turcs avaient alors été employés pour travailler aux fortifications de la cité de Calvin. En 1590, les prisonniers furent autorisés à quitter la ville. Plusieurs d’entre eux, pourtant, choisirent de rester. Ils se convertirent à la foi protestante et épousèrent des Genevoises. En 1591, pensant que ces braves Turcs étaient des traîtres dans l’âme, des espions savoyards s’en approchèrent pour tenter d’obtenir d’eux qu’ils veuillent bien ouvrir les portes de la ville. Bien mal leur en prit : manifestement bien intégrés dans la ville, les « Turcs de Genève » refusèrent, dénoncèrent les agents du duc de Savoie et furent récompensés pour leur loyauté.

Au début du XVIIIe siècle, c’est encore une autre histoire que nous raconte le galérien Jean Marteilhe. Alors qu’il est condamné aux galères en raison de sa foi, il fait la connaissance de deux Turcs : Aly et Ysouf. L’un et l’autre deviendront ses amis. Autorisés à se rendre à terre lors de l’hivernage de la flotte, les Turcs semblent en effet avoir rendu service aux galériens réformés en transmettant des courriers et des sommes d’argent. Près de 50 ans après cette rencontre et le constat de la « charité des Turcs », Marteilhe en parle encore avec émotion : « j’en fus touché jusqu’aux larmes » écrit-il dans ses mémoires.

Ces quelques événements ne sont que des exemples : ils mettent en évidence la nécessité de ce que certains historiens contemporains appellent une « histoire connectée », c’est-à-dire soucieuse de penser le devenir de l’humanité en s’attardant non seulement sur l’histoire extra-européenne, mais aussi en tentant d’étudier ensemble ces différents développements de l’histoire mondiale. Pour le théologien protestant, ce constat invite à ne pas trop vite faire des événements passés de sa confession l’alpha et l’oméga de l’histoire religieuse, mais à accepter la possibilité que les représentants des autres religions ne portent pas forcément le même regard sur les mêmes événements. Par extension, une telle réflexion devrait aussi prévaloir pour nos convictions théologiques, éthiques et spirituelles – mais attention : il ne s’agit pas d’affirmer qu’en raison de cette pluralité de points de vue, tout se vaut. Ce serait une conclusion trop simple en même temps que trop paresseuse. Un tel constat me semble plutôt nous imposer, sans abandonner nos convictions, de les relativiser et de les repenser dans la perspective d’un dialogue approfondi avec les représentants des autres confessions et des autres religions. C’est sans doute là l’enseignement le plus important de l’histoire du XVIe siècle : c’est en effet depuis l’époque de Luther, Soliman et Bâbur que l’humanité est entrée dans la mondialisation. Adeptes de l’histoire connectée ou non, nous sommes tous, que nous le voulions ou non, les héritiers d’un temps où toutes les parties du monde ont fini par entrer en relation – pour le meilleur et pour le pire.

 

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À propos Pierre-Olivier Léchot

est docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris). Il est également membre associé du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS EPHE) et du comité de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (SHPF).

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