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Le Modèle Standard et la Particule de Dieu

 

En juillet 2012, le CERN près de Genève, siège du seul accélérateur de particules conçu pour cette tâche, a annoncé la découverte du « boson de Higgs ». L’annonce eut un écho mondial, alors même que la compréhension de sa nature et de son importance n’était accessible qu’aux spécialistes de ce domaine scientifique. Cette particule est en fait la clef d’une voûte construite particule par particule depuis le milieu du siècle précédent, connue sous le nom de « Modèle Standard ». Mais l’écho médiatique de la découverte du CERN fut souvent porté par une appellation plus intrigante, la « Particule de Dieu ». Nous y reviendrons plus bas.

Quel est le sujet ? Le Modèle Standard décrit les interactions électromagnétiques, faibles et fortes régissant les particules au niveau le plus élémentaire atteint par l’expérience. La force électromagnétique est familière. Elle est partout, toute la chimie, l’électronique en découlent. Les forces faible et forte sont différentes. Elles n’agissent qu’à très courtes distances, plus courtes que celles accessibles au commun des mortels. Mais nous en percevons des effets indirects par quelques phénomènes, et surtout nous les savons indispensables à la Nature. Elles permettent l’existence des noyaux atomiques, la stabilité, et donc l’existence, de la matière, et engendrent les réactions nucléaires actives dans les étoiles, les centrales nucléaires ou dans les processus de radioactivité. Le défi était donc d’obtenir une description et une compréhension de ces trois forces dans le cadre d’une seule théorie. Une telle idée paraissait utopique vers 1960 mais des résultats théoriques obtenus en quelques années lui ont donné une forme concrète aujourd’hui fermement confirmée par d’innombrables mesures.

L’un de ces résultats fut le postulat en 1964 déjà, par Peter Higgs et d’autres chercheurs, de l’existence d’une nouvelle particule indispensable à la cohérence du Modèle Standard. Dès son invention, il fut clair que sa recherche serait longue et difficile, comme un ultime défi. Et, par simplicité paresseuse, le nom du seul Higgs lui fut en général associé. Cette théorie a été complétée dans les années 1970 déjà. Il a fallu une dizaine d’années seulement aux théoriciens pour la compléter alors que la découverte du boson de Higgs est arrivée presque 50 ans après son invention. Cette découverte par deux expériences du CERN est la conséquence de décisions prises à la fin des années 1980, puis d’environ vingt ans de travaux suivis de trois ans de prise de données. En parallèle, des expériences ont vérifié que le Modèle Standard décrit correctement nombre de processus plus facilement accessibles, impliquant les quarks, leptons, neutrinos, et bosons de jauge du Modèle Standard. Mais il manquait encore le boson de Higgs.

 Une plaisanterie pour exprimer un rôle central

Le boson de Higgs est donc la clef de voûte du Modèle Standard. Sans lui, les particules du modèle restent sans masse, en contradiction avec toutes les observations. Son rôle central explique les moyens considérables et l’ampleur des efforts consacrés à sa découverte et le sentiment d’accomplissement qui l’a accompagnée.

L’origine de sa dénomination « Particule de Dieu » s’avère banale. Une plaisanterie. En 1993, Leon Lederman, remarquable physicien Nobel 1988, a publié un ouvrage grand public au titre étrange, The God Particle. If the Universe Is the Answer, What Is the Question ? parsemé de plaisanteries (« les théoriciens ne se réunissent pas le mercredi pour ne pas amputer deux week-ends ») et promouvant, après un historique, un projet de laboratoire pour trouver aux États-Unis le boson de Higgs. Ce projet fut abandonné en cours de réalisation par suite de l’explosion incontrôlée de son coût.

Dans son introduction, Lederman adopte parfois un style de prédicateur, il cite la Genèse (Babel), en donne une parodie où Babel devient Waxahachie, site du projet. Elle se termine par Dieu donnant la « Particule de Dieu » pour montrer la beauté de l’univers créé. Cette page anecdotique a apparemment conduit l’éditeur à utiliser la formule en titre de l’ouvrage, assurant son succès commercial et la pérennité de l’appellation.

 La physique est une science avant tout expérimentale

C’est l’accord avec l’expérience qui sanctionne la validité d’une théorie physique. À aucun moment, il n’est question de rigueur mathématique ou de démonstration. Le Modèle Standard n’est pas démontré, en fait il ne peut l’être. Certains éléments, certaines parties le peuvent. Mais réduire le Modèle Standard à un théorème mathématique n’a pas de sens, la physique n’est pas les mathématiques. La théorie offre une synthèse des éléments qui sont nécessaires pour comprendre le fonctionnement de la Nature au niveau élémentaire.

Ici intervient la différence fondamentale entre physique et mathématiques, et le lien avec la contribution de Michel Cibils parue dans le numéro 345 de cette revue en janvier 2021. Michel Cibils est physicien et mathématicien avec une compétence considérable en théologie. Je ne saurais l’approcher dans cette dernière discipline, je suis un physicien théoricien. La physique est une science expérimentale avant tout. Si les physiciens théoriciens maîtrisent des outils mathématiques élaborés, ils ne sont pas mathématiciens, ils ne créent pas des mathématiques.

En schématisant, l’art du mathématicien est d’établir et de démontrer la justesse d’un énoncé, d’en démontrer les conséquences, dans le cadre logique et axiomatique des mathématiques. Ce cadre, qui définit la rigueur de la discussion, s’applique aussi bien aux énoncés en question qu’à l’ensemble du déroulement de la démonstration. C’est de ces conditions que naît la cohérence, et la possibilité de considérer des objets entièrement abstraits mais bien définis.

Le Modèle Standard s’exprime en quelques équations dynamiques permettant le calcul d’une vaste classe de processus physiques. Ces équations relient la lecture de la Nature et le modèle, qui synthétise ainsi notre compréhension de la Nature. Il n’est pas question de démonstration. À la limite, une démonstration mathématique de l’équivalence de deux énoncés est pour le physicien sans contenu, elle dit que la même physique conduit aux deux énoncés. Mais chaque théorie physique se heurte à des limites, des questions sans réponses, elle ne peut être logiquement close. Si le Modèle Standard est vérifié par l’expérience, il est dit correct. Pourquoi est-il correct ? Nul ne sait. La physique peine à répondre aux questions commençant par pourquoi, qui surgissent immédiatement.

 Situer les limites de la physique

Un exemple simple. Il est bien connu que la notion de charge électrique est à l’œuvre dans tous les phénomènes qualifiés d’électriques, d’électroniques, de chimiques… L’électron est une particule de faible masse portant une charge électrique. La masse est une notion intuitive : la quantité de matière est la masse. Mais l’électron n’est pas une construction, c’est une particule particule « élémentaire ». Lorsqu’un physicien prononce ce mot, il parle d’inconnu. Les propriétés d’une particule élémentaire se mesurent, mais on ne peut « démonter » la particule pour comprendre ce qui crée ces propriétés. Que signifie « quantité de matière » pour un électron qui, en un certain sens, « est matière ». On ne sait pas pourquoi un électron a une masse. Il n’existe absolument aucune intuition de la nature de la charge électrique. Lorsqu’on dit « l’électron porte une charge électrique » d’une valeur mesurée, on ne sait pas de quoi on parle, on sait seulement ce que seront les effets de cette charge. Les questions « qu’est-ce qu’une charge électrique ? » ou « pourquoi l’électron a-t-il une charge électrique ? » n’ont pas de réponse.

De même, nous ne savons pas pourquoi la Nature choisit d’associer l’existence d’une particule, le boson de Higgs, à celle de particules massives, comme l’électron. Le mécanisme a été déchiffré et compris par les théoriciens, vérifié par les expérimentateurs, mais pourquoi ce mécanisme, pourquoi ce choix ?

Les limites inévitables de la connaissance en physique marquent aussi le lieu où commence le dialogue avec la spiritualité, et chacun peut sans conflit s’enrichir de l’autre en respectant ces limites, qui ne peuvent être dogmatiquement fixées. La science progresse par l’intelligence de l’homme, les limites de la physique sont peu à peu repoussées, mais elles ne peuvent être supprimées. La cosmologie, par exemple, nous fait remonter au début de l’Univers. Presque. En fait, très peu après le début, mais jamais exactement au début. Mais elle nous a appris que l’Univers est en constante évolution, elle nous a donné une image fertile de ses premiers moments.

 

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À propos Jean-Pierre Derendinger

est titulaire d’un doctorat en physique théorique de l’Université de Genève. Après des recherches au CERN, à l’École Normale Supérieure de Paris et à l’École Polytechnique Fédérale de Zürich, il est de 1990 à 2020 professeur à l’Université de Neuchâtel, dont il fut recteur, puis à Berne.

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