L’attente est souvent vécue comme contrariante et vaine. Il est agaçant d’attendre un train annoncé qui tarde à venir, ou de patienter en vain quand un ami nous fait faux bond. Sans oublier qu’il est aussi des délais clairement difficiles à vivre, comme celui où, angoissés, nous guettons des résultats médicaux. Cependant, et si l’attente renvoyait aussi autre chose ? Dans notre monde occidental, il faut gagner du temps, et surtout ne pas le perdre ou le gaspiller. Il arrive aussi qu’il soit épuisé et c’est alors le lapidaire « je n’ai pas le temps » qui sonne comme une fin de non-recevoir à toute demande. Or le temps ne se possède pas. À proprement parler, il n’est pas une réalité qui m’appartiendrait. Il est à la fois promesse de vie et limite fixée à mon existence. Je demeure dans le temps comme j’habite l’espace. Dans cette optique, et comme un cadeau inattendu, j’ai lu le livre de Sylvain Tesson, La panthère des neiges, paru chez Gallimard en 2019. Les citations entre guillemets sont toutes tirées de cet ouvrage.
Le lieu de l’attente
L’auteur, géographe, est parti dans la région de Zadoï au Tibet pour observer la panthère des neiges. Il faut vraiment être insensé pour espérer voir ces félins. Ceux-ci ne sont plus aujourd’hui que 4 000 à 5 000. Sylvain Tesson est parti, accompagné du photographe Vincent Munier, vers les sources du Mékong, à l’est du Tibet. Tous deux se mirent à l’affût, dans le but d’observer et photographier cet animal devenu si rare. Les deux aventuriers ont dû s’armer de patience.
Attendre et attendre encore, dans l’espoir que leur vœu soit exaucé. Leur expédition ne leur garantissait pas la réussite et comportait de nombreuses incertitudes. De plus, leur observatoire s’avérait des plus inhospitaliers : à quatre heures du matin, le thermomètre descendait à -35° ; il fallait se placer à l’affût dans une position inconfortable ; tout mouvement risquait d’alerter et de compromettre l’apparition tant désirée. Inutile de dire que le temps s’étirait. Le jour, cela allait encore, mais que dire des nuits ? L’attente de nos deux chasseurs d’images n’avait rien en commun avec celle du voyageur contraint de patienter une demi-heure dans une salle d’attente non chauffée ou sur nos quais de gare ! Sylvain Tesson baptisa son abri incroyablement précaire et fruste du nom évocateur d’une cathédrale : « Notre-Dame de l’attente ».
Transposer l’art de l’attente ici
Par contraste, son récit exerce une critique lucide sur nos modes de vie occidentaux : « Nous étions nombreux, dans les grottes et dans les villes, à ne pas désirer un monde augmenté, mais un monde célébré dans son juste partage […]. Une montagne, un ciel affolé de lumière, des chasses de nuages et un yack sur l’arête : tout était disposé, suffisant. Ce qui ne se voyait pas était susceptible de surgir. Ce qui ne surgissait pas avait su se cacher. » L’auteur a vécu ainsi un temps suspendu, où il a découvert que l’inaction pouvait devenir positive. Vivre dans Notre-Dame de l’attente permet la survenue d’un petit miracle. Le temps n’est plus vide, mais plein. Il est empli de petites apparitions qui nous relient à la vie et à la création, de relations éphémères mais vraies avec soi-même et avec les autres. Cet art de vivre contrecarre, comme le dit le théologien Jean-Baptiste Metz, notre « très moderne incapacité d’attendre ».
L’art de l’affût et l’entrée dans la communauté des attentifs ne sont pas réservés à une élite de voyageurs intrépides. « À Paris je butinais des passions désordonnées. […] Ici [dans le canyon en train d’attendre en silence l’apparition d’une panthère] […] je me jurais, une fois rentré en France, de continuer à pratiquer l’affût. Nul besoin de se trouver à 5 000 mètres dans l’Himalaya. La grandeur de cet exercice partout praticable était de toujours procurer ce qu’on exigeait de lui. À la fenêtre de sa chambre, sur la terrasse d’un restaurant, dans une forêt ou sur le bord de l’eau, en société ou seul sur un banc, il suffisait d’écarquiller les yeux et d’attendre que quelque chose surgisse. »
Pour découvrir les multiples petites apparitions de la vie quotidienne, nous sommes invités à consentir au silence, au calme, et plus encore à nous oublier nous-mêmes. L’attente et l’ouverture à ce qui vient permettent d’entrer dans l’émerveillement qu’offre le présent : une branche perlée d’eau, le scintillement du soleil sur une rivière, les rides d’un visage qui racontent une histoire de vie, les mains d’un compagnon qui disent une existence de labeur. L’attente se peuple alors d’intérêts pour l’imprévu et les rencontres. Nous entrons dans la communauté des attentifs à tout ce qui est don de Dieu. « J’avais appris que la patience était une vertu suprême, la plus élégante et la plus oubliée. Elle aidait à aimer le monde […] Attendre était une prière. »
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