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Réapprendre à douter ! Une question de crédibilité

 

Un paroissien me confia un jour, sur un ton excédé, qu’il avait décidé de ne plus assister à mes cultes, parce que « vous ne croyez pas à l’existence du diable ! » Je lui ai répondu qu’en général les chrétiens croient plutôt en Dieu ! J’aurais pu ajouter, selon la formule du pasteur néerlandais Klaas Hendrikse : « Dieu… qui n’existe pas comme une tarte aux pommes ! » Ce bref échange pose notamment la question de ce que signifie “croire en” : en l’existence de Dieu, en un Dieu créateur, en la paternité divine, etc. ? Et par conséquent, aussi la question du “doute” : celui-ci ne consisterait-il, particulièrement en matière religieuse, qu’à rejeter telle affirmation de la foi parce qu’elle relève de l’irrationnel – une sorte « d’athéisme à-la-je-ne-sais-quoi » dont se moque sérieusement Olivier Abel ? J’imagine que le paroissien excédé chantait de tout coeur et à pleine voix ce vers de l’un des cantiques préférés des protestants, À toi la gloire : « Oh ne doute plus… ! »

Dans un petit livre paru en 20171, je proposais de comprendre autrement cette notion de “doute”, en la considérant non comme le rejet mais comme une modalité de la foi. Partant de l’idée qu’après quelque deux millénaires et demi de tradition occidentale, l’attitude et la pratique du doute sont devenues un élément intrinsèque de notre façon de penser et appréhender la réalité. Pyrrhon d’Elis, Sextus Empiricus, Diogène Laërce, Montaigne et d’autres nous ont appris le scepticisme qui consiste à l’origine à ne pas confondre la réalité et la perception que nous en avons. Descartes a jeté les bases d’une approche scientifique invitant, dans son Deuxième discours de la méthode, à « ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute… », mais aussi, en matière de morale, à savoir mettre en question ce qui nous a été enseigné depuis notre plus tendre enfance et à considérer les opinions « d’aussi bien sensés parmi les Perses ou les Chinois que parmi nous » (troisième discours). Les “herméneutiques du soupçon” ont rendu attentif à ce qui se cache derrière l’idée de Dieu ou de la religion en général : la projection de la réalité humaine (Feuerbach), l’opium du peuple, sorte d’échappatoire à la douloureuse réalité (Marx), la tentative de résoudre la culpabilité suite au meurtre du Père (Freud), voire une morale de l’esclave (Nietzsche). Probablement aurais-je dû, comme me l’avait recommandé le professeur André Gounelle, mentionner aussi l’existentialisme qui souligne par exemple que « Dieu n’est pas un savoir, il est une expérience ». Quoi qu’il en soit, une chose me semble aujourd’hui très claire : le doute, dans son acception plus générale, est devenu comme une part de l’ADN de ce que je nommais l’homo dubitans.

D’où mon étonnement lorsque, sitôt franchi le seuil d’un lieu de culte, ce doute si cher à nos contemporains devient subitement l’inverse de la foi. Comme si le visiteur ne devait être jugé que par rapport à la doctrine enseignée et non en fonction de son passé, ses expériences, sa pensée, ses convictions et ses questions. Comme si, tandis que notre société encourage le questionnement critique (omniprésente référence à la parole des scientifiques, invitation à ne pas croire tout ce qu’on dit sur les réseaux sociaux ou sur Internet, le droit à une second avis médical, etc.), en matière religieuse, par contre, le doute deviendrait tout à coup l’ennemi juré des croyants !

Je songe aussi à cet autre paroissien, qui se dit athée bien qu’il assiste régulièrement au culte et apprécie mes visites. Il n’y a pas si longtemps, j’ai reçu de lui ce courriel très amical et sincère, qui se terminait par une question : « Avant j’hésitais, maintenant je n’ai plus aucun doute, je suis convaincu que la religion est un discours creux… Le doute, c’est hésiter ; mais lorsqu’on ne croit plus, le doute n’a plus de raison d’être… qu’est-ce qu’on fait dans ce cas-là ? » Je lui ai répondu : « Réapprendre à douter ! À mettre en question les certitudes, à entendre la parole d’un autre qui n’est pas forcément moins vraie que la mienne, oser la diversité et la confrontation à la différence, pratiquer le dialogue œcuménique et interreligieux – qui ne relève pas seulement d’un exercice entre croyants mais embrasse aussi la position laïque. »

Le doute comme exigence de la pensée, certes, mais aussi de la foi. Le doute en matière religieuse : pas dans son acception banale trop souvent réduite à l’affirmation que Dieu n’existe pas davantage que le Petit Chaperon Rouge. Non. Je parle du doute dans ses nombreuses dimensions, un peu comme sur la gravure de Rembrandt, Jésus et les disciples à Gethsémané où, avec un peu d’imagination, l’on pourrait distinguer différents regards : étonné, dubitatif, pensif, endormi,et même, derrière Jésus, ce disciple qui se gratouille la tête… peut-être autant d’expressions d’une manière ou l’autre de douter… presque autant de Thomas qu’il y a de disciples !

Le doute, certes comme attitude d’hésitation, mais aussi la capacité de mettre en question les certitudes acquises. De se laisser toucher par la parole d’un autre, par d’autres regards sur l’existence. Le doute qui s’intéresse au sens plutôt qu’au littéralisme d’une formulation religieuse. Qui fait droit à l’altérité autant qu’à l’identité multiple. Qui encourage le dialogue parmi des protestants de sensibilités différentes mais tout autant avec ceux qui s’inscrivent dans d’autres traditions de pensée. Mon “meilleur paroissien athée” avait raison de souligner, plus loin, que l’orthodoxie consiste à ne douter de rien, au même titre que l’incroyance : chacune s’enferme dans ses certitudes et prétend détenir (seule !) la seule vérité. À vrai dire, ce n’est pas l’athéisme qui serait le contraire de l’orthodoxie : c’est la capacité de douter. Or c’est là que réside peut-être la clef du religieux – dont le x final pourrait joliment marquer le caractère pluriel : substituer la conviction à la certitude (je renvoie à l’excellent livre de Paul Rasor, Faith without certainty, Boston, 2005) ! Ce serait l’une des conditions du vivre ensemble et du dialogue concernant “la vérité” spirituelle/ philosophique. Ce serait l’une des conséquences de la fragilité de l’existence humaine. Et ce serait probablement aussi l’une des tâches du “libéralisme ecclésiastique” : pas seulement valoriser une certaine approche rationnelle du phénomène religieux mais aussi aider à imaginer que l’autre puisse également détenir une partie de la vérité et me la faire percevoir. Parce que ce qui donne au doute ses accents de spiritualité et en fait même une vertu, c’est lorsqu’il permet de questionner, d’écouter, de s’interroger, d’assumer nos propres limites et de ne pas craindre l’incertitude.

Pour terminer, juste un mot encore sur la prise en compte du doute dans la vie paroissiale. Sous une sorte de “confession de doute”, j’invitais en conclusion de mon livre à « réserver (au doute) une place de choix dans nos gestes de croyants […] dans nos prières, nos liturgies, nos cantiques […] nos confessions de foi […] qui n’en seront que plus sincères, plus authentiques, plus fragiles et plus vraies ». Par exemple en accueillant avec une réelle ouverture d’esprit ceux qui viennent à l’église sans pour autant se retrouver dans les formulations traditionnelles. Plus encore, en débarrassant quelque peu le langage d’Église de cette dimension magique (Ricœur parlait d’une « ontothéologie culminant dans un dieu moral ») qui le sous-tend trop souvent. Sans pour autant renoncer à la prière, bien entendu. Elle est l’une des plus belles expressions de la foi. Personnellement, je considère la liturgie du culte aussi comme une sorte de laboratoire de la vie en société où, sous la forme de prières, nous nous entraînons à la reconnaissance (action de grâce), à l’émerveillement (louange), au repentir (confession des fautes), à l’engagement (rappel de la Loi), au partage des inquiétudes (intercession), à l’espérance (bénédiction), etc. Autant de gestes par la parole formellement adressés à Dieu tel qu’on se le représente, mais aussi à soi-même et aux autres : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ! »

 

1 Roger Dewandeler, Spiritualité du doute, Éditions Jésuites, 2017, préface d’André Gounelle, disponible en librairie ou chez l’auteur r.dewandeler@gmail.com

 

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À propos Roger Dewandeler

Après des études de théologie (Bruxelles) et d’orientalisme (Liège), Roger Dewandeler 5 exerce le ministère pastoral depuis une trentaine d’années – en Suisse, en Belgique et actuellement aux Pays-Bas dans les Églises Wallonnes (Dordrecht, Breda et Middelbourg). Il a tout récemment publié Spiritualité du Doute, un ouvrage préfacé par A. Gounelle.

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