Aussi loin que je remonte, j’ai toujours vibré à « l’actualité ». Enfant, cloué au lit à la suite d’une maladie, je suivais à la radio le feuilleton de l’élection de René Coty, dernier président de la IVe République. Étudiant dans les années 1960, je me suis passionné pour l’actualité religieuse, à travers les chroniques signées Henri Fesquet dans Le Monde. La presse bénéficiait à mes yeux d’une image flatteuse : je la considérais comme la sentinelle de la démocratie. Ce n’est pas tout à fait un hasard si, après une dizaine d’années consacrées à l’enseignement, j’ai pris la décision d’en faire mon métier. Plonger dans une salle de rédaction sans être passé par une école de journalisme – scénario courant à l’époque – n’avait rien d’une sinécure. Malgré l’assistance de professionnels aguerris, je me suis senti bien seul les premières semaines, face à une décourageante pile de journaux (tout n’avait-il pas été écrit ?) et à des hectomètres de dépêches (internet n’avait pas encore vu le jour), mais le carnet d’adresses désespérément vide. Finies les idées simples qui m’avaient mis en appétit ! Je plongeais dans un univers d’une incroyable complexité dont, malgré des décennies de pratique, je ne prétends pas avoir fait le tour. J’ai surtout l’expérience de la presse écrite, même si la circulation constante entre médias m’a conduit à pratiquer la radio, plus rarement la télévision.
J’ai vite pris conscience du fait que décrocher une carte de journaliste ne garantissait pas d’avoir bonne presse. Un bataillon de censeurs saturait le service courrier de leurs missives, suspectant telle intention, pointant telle approximation ou telle erreur, exigeant que nous publiions l’exacte version des choses qui, par grâce, ne leur avait pas échappé. C’était la règle du jeu, à laquelle il fallait se plier ! Mais j’ai perçu quelque chose de plus déroutant : introduit dans « l’univers médiatique », je passais aux yeux de certains pour une sorte de démiurge, fascinant et dangereux, grâce à la capacité dont j’étais doté – ou qu’on me prêtait – de décrocher des informations inaccessibles au commun des mortels et de dévoiler la face cachée des choses.
Les tombereaux de critiques déversés sur la presse ne datent pas d’aujourd’hui : dans son Dictionnaire amoureux du journalisme (Paris, Plon, 2015), Serge July, fondateur de Libération, présente un florilège de jugements portés sur le métier et ceux qui l’exercent. La plus ancienne citation remonte à Ben Jonson, écrivain anglais du XVIIe siècle : « le journaliste, écrivait-il, est dénué de scrupules et prêt à écrire n’importe quoi pour en tirer profit ». Mais toute critique appelle son contrepoint laudatif. July évoque la figure de Georg W. F. Hegel, un siècle après Jonson. Il se trouve que cet archétype du philosophe spéculatif, qu’on aurait cru plongé dans la contemplation du ciel des Idées, dirigea pendant dix-huit mois un quotidien local à Iéna, en Allemagne. On lui doit cette confession en forme d’adage : « La lecture des journaux est la prière du matin de l’homme moderne », une manière pour lui de se situer dans le monde, analogue à l’oraison que pratiquaient ses ancêtres quand ils se tournaient vers Dieu. Dans la même ligne positive, j’ai relevé ce conseil aux pasteurs du théologien protestant Karl Barth, au siècle dernier : « Tenir la Bible dans une main et le journal dans l’autre », afin de faire le lien entre les deux.
Est-ce à dire que religions et médias sont des alliés naturels ? Ils ont en tout cas beaucoup en commun, à commencer par l’ancienneté. L’origine des religions, entendues comme des caméras braquées sur l’invisible, remonte à des temps immémoriaux. Et, depuis que l’homme est homme, il cherche à communiquer ses idées, ses affects, ses espoirs et ses craintes. Même si elle ne représente pas la condition sine qua non pour y parvenir, l’écriture, géniale invention, facilite bien les choses, quel que soit le support qu’elle utilise : argile, papyrus, parchemin, papier, etc. Les médias proprement dits sont certes le produit de bouleversements techniques tardifs, au regard de la longue histoire humaine. Mais les spécialistes en soulignent les racines lointaines. July qualifie l’historien grec Hérodote (Ve siècle avant l’ère chrétienne) de « premier reporter ».
L’histoire moderne de la presse se trouve enchâssée entre deux révolutions, selon les termes du pasteur Antoine Nouis : « la révolution Gutenberg », qui a vu naître l’imprimerie, et « la révolution Zuckerberg », ainsi désignée en référence au fondateur de Facebook, l’un des géants du Net. Rappelons quelques étapes de ces bouleversements : en 1631, Théophraste Renaudot crée à Paris l’hebdomadaire La Gazette, qui marque le début en français de la presse écrite à périodicité rapprochée. Il faut attendre 1836 pour que paraisse le premier quotidien français : La Presse d’Émile de Girardin. Durant le demi-siècle suivant, ces quotidiens donneront naissance à une production journalistique promise à un bel avenir : « l’information d’actualité ». En 1920, un autre dispositif technique se met au point : la radio. D’abord utilisée à des fins militaires, elle permettra à un large public d’entendre la voix des différents acteurs sociaux. Imagine-t-on « l’appel du 18 juin » du général de Gaulle sous forme uniquement écrite, sans les intonations de son auteur ? Il aurait eu un moindre impact et laissé une moindre trace. Puis c’est à la télévision de prendre son essor à partir des années 1950, d’imposer le poids et parfois le choc de ses images. Elle « fera » aux États-Unis l’élection de John F. Kennedy à la Maison Blanche en 1960 et s’érigera de plus en plus en concurrente de la presse écrite. Dernier développement majeur en date : en 1989, le chercheur britannique Tim Berners-Lee crée le World Wide Web, autrement dit Internet, nouvelle machine à propager les nouvelles. Ce simple résumé fait toucher du doigt l’opulence qui est la nôtre en matière de communication.
Une autre caractéristique rapproche religions et médias : ce sont deux univers en crise. Une telle affirmation nécessiterait de longs développements. Je dois me contenter d’une esquisse. Nul besoin d’être grand clerc pour constater un certain décalage entre les valeurs modernes (je pense en particulier à l’égalité hommes/femmes) et certaines déclarations de principe, dispositions pratiques ou manières d’agir qui prévalent au sein des religions. À quoi semble s’ajouter chez elles une accumulation d’« affaires » – de pouvoir, d’argent ou de dérives sexuelles, sans doute les plus ruineuses en matière de réputation – dont les médias font leurs choux gras. Et l’on peut constater les ravages que provoquent dans l’opinion les « dérives » ou les « maladies » du religieux. Tous ces gros mots, qui se terminent la plupart du temps en « isme » (intégrisme, fondamentalisme, islamisme, jihadisme, nationalisme religieux, etc.), accréditent l’idée que les religions portent en elles la violence et qu’il faut, pour la tranquillité de tous, leur imposer un périmètre de sécurité – tâche qu’il appartiendrait à « la laïcité » d’accomplir.
À observer l’univers médiatique, on constate que lui non plus ne respire pas la parfaite santé, même si certains de ses secteurs paraissent plus vigoureux que d’autres. Depuis le début des années 1990, marqué par la fausse révélation des « charniers de Timisoara » en Roumanie, à la fin de l’ère Ceausescu, ils sont de plus en plus confrontés à l’épreuve du soupçon. Il y a aujourd’hui, diagnostique en expert Francis Balle, un « malaise dans l’information ». « La presse écrite semble avoir perdu la partie. Elle ne précède plus la télévision, elle la suit ». Balle dénonce également « l’obsession de la vitesse » qui semble frapper l’univers médiatique, dans « une logique de scoop ». Des méthodes sont employées, ajoute-t-il, qui relèvent « du divertissement, du show business et de la publicité » – rentabilité financière oblige. Et d’évoquer enfin ce rôle de rouleau compresseur qu’exercent les médias, en vue d’imposer leurs manières de voir et de modeler l’opinion publique (article « Quatrième pouvoir » du Dictionnaire des Notions de l’Encyclopædia Universalis, 2005). Le 33e Baromètre Kantar pour La Croix, paru en janvier 2020, confirme le déficit de crédibilité des organes de presse. Si, en ce qui concerne l’actualité nationale ou internationale, 48 % des Français disent s’informer d’abord grâce à la télévision, 32 % au numérique, 15 % à la radio et 4 % à la presse écrite, les réponses à la question : « Les choses se sont-elles passées comme (chaque type de médias) l’a raconté ? » font apparaître un classement différent. Le média le plus utilisé n’est pas le plus crédible : la réponse « oui » recueille 50 % des suffrages – juste la moyenne – pour la radio ; le journal obtient 46 % de réponses positives, la télévision 40 % et Internet 23 %. Ainsi, quand la presse souligne la (ou les) crise(s) qui affecte(nt) les religions, c’est un peu, comme dit l’adage populaire, « l’hôpital qui se moque de la charité ».
Les organes d’information et les religions ont en commun de vouloir transmettre des messages : les premiers, pour les diffuser à l’intérieur de la seule communauté humaine ; les secondes, pour établir un lien entre deux types de réalités, correspondant à deux « mondes » : ce monde-ci, dans lequel chacun de nous est immergé de sa naissance à sa mort ; et un « autre monde », celui de la transcendance, qui donnerait sa raison d’être et sa consistance au premier. Cette convergence explique l’« entrelacs » qui existe entre les religions et les médias (voir l’article « Penser l’entrelacs des religions et des médias », de David Douyère et Frédéric Antoine dans la Revue française des Sciences de l’information et de la communication, n° 13/2018). Les historiens en ont repéré de très anciennes traces.
La première impression d’images bouddhistes en Chine remonterait au VIIIe siècle. Les textes sacrés des monothéismes ont fait l’objet de copies manuscrites, bien avant l’invention de l’imprimerie, au milieu du XVe siècle. « La Bible (fut) le premier livre à sortir des presses de Johannes Gutenberg », rappelle Nathalie Caron dans son article « Médias » du Dictionnaire des faits religieux (Paris, PUF, 2010).
« À bien des égards, reconnaissent Jean-Paul Willaime et Sébastien Fath, tous deux sociologues des religions, on peut considérer l’émergence des réformes protestantes du XVIe siècle comme un événement médiatique » (in « Les médias protestants : quand huguenot rime avec réseau », www.larevuedesmedias. ina.fr, 2017)… La controverse religieuse a favorisé une explosion de publications, de « disputes » publiques, de débats prenant à témoin l’opinion ». Si le protestantisme a des « affinités avec l’écrit », il a su, avec plus ou moins de bonheur selon ses familles, apprivoiser les autres types de médias. La radio, qui privilégie la parole, a paru un moyen tout désigné pour diffuser l’Évangile, « Parole de Dieu ». Le néologisme « télévangélistes » dit bien ce qu’il veut dire : l’« outil télé » a fait, dans tous les sens du terme, la fortune de milieux et leaders fondamentalistes américains. Et « depuis la fin des années 1990 les médias protestants se sont ouverts sur le cybermonde ». « Cette dernière mutation, ajoute le tandem Willaime-Fath, est particulièrement favorable aux réseaux protestants évangéliques, qui misent sur le converti et le connecté ».
De manière plus globale, Caron constate « une présence en constante progression de la religion sur internet ». Pratiquement tous les groupes religieux « manient, avec dextérité bien souvent, les outils numériques ». Ces derniers offrent de multiples avantages : simplicité d’utilisation, moindre coût par rapport aux autres médias, capacité de conserver l’anonymat pour ceux qui s’y expriment, « portée instantanément internationale ». Enfin, « c’est une technique plus attractive et plus largement accessible aux groupes minoritaires ».
Toutes les religions et tous les courants spirituels d’importance ont donc plus ou moins investi l’univers médiatique, en créant leurs propres organes ou en essayant d’utiliser les médias séculiers comme relais à leur propre message. En échange, pourrait-on dire, ceux-ci les ont intégrés à leurs problématiques. Même si la diversité des traditions n’est devenue objet de couverture médiatique qu’à une époque très récente. Le Monde, par exemple, a attendu quatre décennies pour ajouter un « s » à son bandeau « Religion ». Ce fut fait sans tambours ni trompettes, dans l’édition du 1er juillet 1986. Le contexte s’y prêtait : courant avril, le pape Jean-Paul II s’était rendu à la synagogue de Rome pour s’adresser à la communauté juive ; et la rencontre interreligieuse d’Assise était programmée pour la fin octobre. Un vent de pluralisme soufflait. Pendant longtemps, le quotidien du soir, tout comme ses confrères, avait fait la part belle à l’Église catholique. L’heure semblait venue d’élargir les perspectives. Aujourd’hui, le traitement du religieux par les médias a quelque chose de massif, qui correspond à ce que le philosophe Mohamed Taleb a appelé « une théologisation des relations internationales », la religion semblant impliquée dans une multitude de dossiers.
Malgré cela (ou peut-être à cause de cela), religions et médias ne donnent guère l’impression de vivre en harmonie, tellement les incompréhensions, les bisbilles, les heurts semblent monnaie courante entre eux. Sorte de point d’orgue, début 2006, « la publication, dans un journal danois…, de douze caricatures du prophète Mahomet, rappelle Nathalie Caron, constitue l’un des événements médiatiques récents les plus marquants, mettant en scène non seulement l’imbrication des médias et de la religion mais aussi l’articulation conflictuelle entre liberté d’expression et liberté religieuse ». Pour essayer de comprendre cette kyrielle de situations inflammables, il est nécessaire de prendre en considération les reproches que s’adressent les deux partenaires/adversaires de manière réciproque. On trouve une des rares synthèses sur le sujet dans un ouvrage publié en 2000 sous la direction de Pierre Bréchon et Jean-Paul Willaime. Il s’intitule Médias et religions en miroir (PUF, Paris) et fait suite à un colloque de l’Association française de sciences sociales des religions, tenu en 1998. Même s’il doit être actualisé et enrichi, ce travail demeure une solide référence. Avant d’entrer dans l’examen des griefs, quelques remarques générales. Le traitement des religions par les médias séculiers se veut « laïque », c’est-à-dire neutre sans parti pris. Mais un tel idéal est plus facile à afficher qu’à atteindre. Il arrive en effet que la neutralité supposée se mue en défiance, voire en accusation. Les « affaires » jouent un rôle non négligeable dans le processus. On sait la place importante qu’elles occupent dans la presse moderne, encline au sensationnel. Longtemps bénéficiaire d’un régime de faveur (il n’était pas de bon ton de toucher aux convictions dominantes !), le secteur des religions n’est plus épargné ; il subit un traitement critique comparable à celui en vigueur pour les acteurs politiques et économiques. Pour se dédouaner de leurs coups de griffe, les journalistes invoquent « l’actualité » comme une règle impitoyable dont ils ne pourraient s’affranchir. Mais « l’actualité, indique Serge July, est une construction, qui transforme certains faits en nouvelles et certaines nouvelles en événements ». Si les médias ne sont pas sans a priori critiques vis-à-vis du champ religieux, la réciproque vaut également. Dans l’ouvrage qu’il a codirigé, Willaime dégage non pas un, mais « trois types d’attitudes à l’égard des médias dans le monde protestant », en précisant qu’« on (les) retrouve… dans chaque univers religieux » : une première, « libérale », d’« ouverture aux médias séculiers et à un accompagnement critique de ceux-ci » ; une deuxième, « instrumentale », qui voit « surtout dans les médias de nouvelles possibilités offertes à l’évangélisation » ; et une troisième, « fondamentaliste », qui diabolise « les médias séculiers comme expression d’un monde corrompu et athée ». Pour cette troisième catégorie, remarquent D. Douyère et F. Antoine, le religieux au sens strict ne saurait être « bien dit que par lui-même », faute de quoi la sublimité du message risquerait d’être entachée.
Cette position radicale est susceptible de renforcer, chez les acteurs des médias, l’opinion selon laquelle non seulement les gens de religion ne les aiment pas, mais ils ne comprennent rien à leur art. Premier reproche : ils méconnaissent les contraintes inhérentes au métier d’informer. Elles sont d’abord d’ordre économique, les médias étant soumis (à des degrés divers) aux règles du marché. Les mesures de diffusion, d’audience permettent de mieux cerner les « attentes du public », afin de les prendre en compte sur le plan éditorial. Il est clair que ces attentes ne vont pas toujours dans le sens d’une information nuancée et rigoureuse. En télévision, le sacro-saint audimat fonctionne comme une sorte de couperet. Aux nécessités économiques s’ajoutent des contraintes structurelles. Les médias, pourrait-on résumer d’un jeu de mots, travaillent plus ou moins « dans la presse ». Alors que les religions sont souvent longues à la détente, donnant l’impression d’avoir l’éternité devant elles.
Deuxième point de friction : les organes d’information sont contraints à une certaine brièveté, ce qui implique une approche synthétique, résumée, des problèmes. Or les grandes traditions religieuses ambitionnent de faire saisir la complexité des situations et des enjeux, au risque d’une verbosité rébarbative. De même, si les médias s’efforcent de paraître « accrocheurs », les traditions religieuses se méfient des artifices de forme, privilégient le « fond » des messages. Quitte à égarer le public en route, faute d’avoir voulu ou su lui faciliter la digestion.
Les journalistes pointent du doigt une certaine loi du secret qui prévaudrait dans l’univers religieux et qui heurte le principe de base de leur métier. « Tout journaliste, remarque le sociologue Arnaud Mercier, doit tenter de trouver derrière les raisons officielles avancées, les raisons cachées, les motivations de l’ombre, les intérêts inavoués… » (Le journal télévisé, Presses de Sciences-Po, Paris, 1996). Du « devoir de démasquer » au « droit à l’irrespect », il n’y a qu’un pas, facile à franchir. Dans une large palette de pays, les médias revendiquent ce droit, souvent avec le soutien de l’opinion publique ; ils en font même la pierre de touche d’une démocratie véritable. Les franges religieuses considérées comme « conservatrices », ou « extrêmes », refusent pour leur part que l’exercice d’une telle liberté ébranle les fondements sacrés de leur croyance. Tolérer l’irrespect reviendrait pour elles à reconnaître un « droit au blasphème », que rien ne saurait justifier.
Par rapport aux instances religieuses dont les messages sont réputés denses, les médias apparaissent légers, futiles, préoccupés par le pittoresque et l’accessoire, enclins à la simplification réductrice. Ils sont aussi taxés de faire la part belle à ce qui suscite l’émotion. Benoît XVI en a fait l’amère expérience, un peu plus d’un an après son élection papale. Le 12 septembre 2006, voilà qu’il prononce une conférence à l’université de Ratisbonne, en Allemagne, dans laquelle il fut professeur. Son exposé, qui passe au-dessus de nombreuses têtes, touche aux rapports entre raison et foi. Mais voilà qu’en trois paragraphes, il met le feu aux poudres : une référence à des discussions islamochrétiennes au XIVe siècle laisse entendre que le Pape lie la foi musulmane à la violence. Oubliée l’économie générale du discours ! Le passage présumé attentatoire est isolé du reste, amplifié par les médias, surtout en terre musulmane, où il figure sur les déroulants des chaînes satellitaires, il est l’objet d’interminables gloses.
On reproche enfin aux journalistes d’aborder le fait religieux de façon partielle et partiale, sans prendre en considération sa richesse et sa complexité, et de privilégier certains aspects en vertu de critères qui leur sont propres. Ils jouent ainsi un rôle capital « dans l’instauration d’une notabilité publique », analysait le Père Christian Duquoc (revue Lumière et vie, n° 268, octobre-décembre 2005). Ce théologien catholique résumait le problème en deux formules : « n’existe que ce dont on parle » ; « n’existe que ce qui se donne à voir ». À cette aune, les dérives ou les maladies du religieux prennent souvent le pas sur leurs éléments de santé et de robustesse. Ainsi, remarque Willaime, « l’islam problème est d’un meilleur rendement médiatique que l’islam tranquille des Beurs en voie d’intégration ».
Dans ce contexte d’adversité, souterraine ou extériorisée, plusieurs attitudes sont possibles. Cela va de la résignation (que peut-on y faire ?) à la dénonciation d’un présumé coupable, qui est toujours l’autre. J’aime bien l’idée, formulée par Jean-Paul Willaime, d’une « ouverture (des religions) aux médias séculiers et d’un accompagnement critique » de leur travail. Ce choix requiert une juste appréciation de leurs procédures et de leurs contraintes, un sens de l’anticipation, une transparence, une capacité à répondre sans langue de bois à leurs interrogations, un refus de les instrumentaliser, une franchise dans l’expression des désaccords. En même temps, il est impérieux pour les journalistes de connaître de manière plus approfondie la planète des religions, ses continents et ses sous-continents, le tissu humain qu’elles mobilisent, les courants et les climats qui les traversent, leurs subtilités qui sont autant de marques de fabrique. Quand j’écris « journalistes », je ne pense pas d’abord à ceux qu’on désigne dans la profession comme des « rubricards », parce qu’ils ont en charge une rubrique – en l’occurrence celle des religions. Ces quasi-spécialistes ont l’habitude d’avaler les dossiers et de questionner responsables et experts. Je vise plutôt les confrères généralistes et tous ceux qui, ayant la responsabilité d’une thématique « profane », risquent de croiser le religieux sur leur route.
Une règle d’or s’impose en journalisme, qui consiste à séparer l’exposé des faits du commentaire. Cela ne vaut pas seulement pour la presse dite « engagée », qui défend un certain nombre de convictions, mais pour tous les médias. Or, selon certaines analyses, ceux-ci ont tendance à devenir de moins en moins factuels et de plus en plus interprétatifs. Et ils s’aventurent parfois sur des chemins qui ne sont pas les leurs. Quand un chroniqueur sans formation idoine se pique d’exégèse coranique, cela nuit à la crédibilité de la profession toute entière, qui ne manque pas d’accusateurs publics.
Malgré toutes les améliorations souhaitables et possibles, il ne faut pas se raconter d’histoires. Découpées en tranches pour les nécessités du traitement médiatique, les religions sont l’objet d’une atomisation qui ne permet guère d’en saisir les cohérences. Leur théâtralisation et leur personnalisation en vue d’accrocher l’attention du public s’avèrent préjudiciables à la longue ; plutôt que d’enrayer le processus de sécularisation, elles le confortent. Et les acteurs médiatiques, en dépit de tous leurs efforts, auront toujours du mal à s’affranchir des idées préconçues, à éviter les biais et les miroirs déformants. Il est frappant de constater par exemple combien, dans un pays comme la France, pour des raisons historiques évidentes, on est enclin à analyser le phénomène religieux à travers les grilles de lecture du catholicisme.
Les médias jouent un rôle régulateur en valorisant telle tendance ou en disqualifiant telle autre. Ils peuvent ainsi se faire les promoteurs d’un « religieusement correct », sorte de censure déguisée. Pose enfin problème leur manière de susciter et d’entretenir des phénomènes de mode, en ressassant certaines thématiques, au risque de passer des pans entiers de l’actualité par pertes et profits. Certaines religions les intéressent, voire les obsèdent, tandis qu’ils en négligent d’autres, de manière qu’on a parfois du mal à saisir. Il y a dix ans, la sociologue Blandine Chelini-Pont (citée par J-P. Willaime et S. Fath) parlait du protestantisme comme de « la famille la moins fréquemment présentée dans les informations sur la vie des religions en France ». En cause, selon elle, « son absence de conflictualité avec la société française et son absence de troupes plus bruyantes ». Ce diagnostic semble encore valable, même si les médias ont fait chœur récemment pour dénoncer la responsabilité du courant évangélique dans la propagation de la COVID-19. Sans présumer de l’avenir, je voudrais terminer sur une note positive, en rapportant le diagnostic de Jean-Paul Willaime dans Médias et religions en miroir. « La mondialisation religieuse, explique-t-il, redonne de l’importance aux fondations de sens que sont les religions ». De fait, jamais autant de dossiers ne leur avaient été consacrés, sous tous les angles. Si cette abondance éditoriale peut « conforter l’anomie actuelle », c’est-à-dire l’absence de repères, génératrice de confusion, elle peut aussi permettre à « des individus déboussolés de construire leur cohérence symbolique ».
À lire l’article d’Abigaïl Bassac » Des médias libres et responsables «
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