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3. Le Moyen Âge : Quand Abélard « invente » le concept de théologie…

 

Bernard de Clairvaux, Bourguignon, actif en Bourgogne et auprès des puissances politiques et ecclésiastiques de son temps, mort en 1153, canonisé une vingtaine d’années plus tard ; il compte depuis 1830 parmi les docteurs de l’Église romaine. Pierre Abélard, né près de Nantes en Bretagne, actif dans les écoles de Paris, mort en 1142, condamné à deux reprises de son vivant par des conciles, jamais canonisé ; on ne sache pas qu’il soit question d’en faire un jour à Rome un docteur de l’Église. Deux hommes presque contemporains, qui n’ont somme toute pas vécu très loin l’un de l’autre, mais deux trajectoires fondamentalement divergentes, au point qu’on a pu faire de ces figures de géants le paradigme de ce qui oppose la « théologie monastique » et la « théologie scolastique ».

Il faut s’arrêter sur ces derniers termes, car ils sont presque tous ambigus. « Scolastique » est un adjectif que revendiquent les maîtres des écoles : Thomas d’Aquin parle par exemple de la doctrina scholastica pour désigner « l’enseignement de l’école », qui répond à un certain nombre de règles formelles comme l’analyse des thèmes théologiques sous forme de questions distinctes. Mais le syntagme « théologie monastique » ne remonte qu’au siècle dernier et plus particulièrement aux travaux de Dom Jean Leclercq (1911-1993). Jamais personne, jusque-là, n’aurait prétendu « faire » de la théologie monastique.

Il y a plus grave : le mot de « théologie » est lui-même piégé. Abélard l’affectionne, jusqu’à l’intégrer dans le titre de trois de ses ouvrages (Theologia summi boni en 1122, Theologia Christiana vers 1124, Theologia scholarium en 1141). Mais Bernard de Clairvaux le déteste cordialement, au point qu’il aurait tenu comme une injure que d’être rangé, comme on le fait aujourd’hui, parmi les théologiens. Sous sa plume, le terme est toujours péjoratif : « notre théologien », dit-il en parlant d’Abélard, c’est-à-dire « ce soi-disant théologien » ; et à propos de ses écrits, il suggère tout bonnement qu’on remplace ce néologisme de « théologie » par quelque chose comme « stupidologie » (stultilogia). Pour Bernard, la théologie des gens de Paris n’est qu’un tissu de fadaises et ceux qui s’en réclament, à commencer par Abélard ou par Gilbert de la Porrée, sont des êtres dangereux.

Le décor est planté. Tandis que Bernard médite devant ses moines, et rumine l’Écriture en une sublime méditation qu’on considère aujourd’hui comme un sommet de la prose chrétienne médiévale, Abélard se lance dans une vaste entreprise de démolition ou alors, dans le langage de Heidegger ou de Derrida, de déconstruction. En d’autres termes, il repense ce qu’à sa suite nous appelons bel et bien, aujourd’hui et en partie grâce à lui, la théologie. Pour le dire autrement encore, Bernard est l’homme fidèle aux traditions anciennes, à l’aise dans l’interprétation allégorique des textes (comme ces premiers chapitres du Cantique des cantiques auxquels il consacre 86 sermons), tandis qu’Abélard est l’homme des nouvelles méthodes, le dialecticien qui soumet les textes patristiques et même bibliques au jugement savant. Reprenons la formule fameuse de Jacques Le Goff : Abélard est la figure de l’intellectuel médiéval.

Ce n’est pas tant par le contenu même de sa théologie qu’il nous intéresse ici que par la méthode qu’il déploie. Il l’expose lui-même dans le prologue du Sic et non de 1122, en des pages qui comptent parmi les plus importantes de toute l’histoire de la théologie, mais qui n’ont à ce jour fait l’objet que d’une traduction partielle (les extraits qui suivent sont empruntés à Jean Jolivet, Abélard ou la philosophie dans le langage, Paris, Seghers, 1969, dont la traduction est parfois revue). Sic et non ? Traduisons : Oui et non. Ou peut-être : Et en même temps. Ou alors : Le noir et le blanc, tant il est vrai qu’il y a dans tous les textes des failles, des incohérences, voire des contradictions, et qu’il s’agit de démêler le vrai du faux : « Dans une si grande abondance de mots, certaines paroles des saints eux-mêmes (entendons : les Pères de l’Église) paraissent non seulement variées, mais encore contradictoires. » Certes, le lecteur doit adopter une posture prudente et s’interdire de juger ou de condamner trop vite. Il doit commencer par prendre conscience de la distance qui le sépare des auteurs qu’il pratique et de la diversité sémantique des vocables qu’il rencontre : tel mot peut revêtir ici et là deux significations différentes, tels vocables différents peuvent à l’inverse être employés, par simple souci de variété, pour signifier exactement la même chose.

Abélard plaide pour ce qu’on appelle aujourd’hui la critique textuelle : « Certains passages, même dans les écrits qui composent les divins Testaments, sont corrompus par la faute des copistes. » Il réclame une lecture intelligente des textes : Augustin dit-il vraiment ici ce qu’il pense ou ne présente-t-il pas plutôt la position d’un autre ? A-t-il toujours maintenu les mêmes propos ou sa pensée n’aurait-elle pas connu des évolutions, voire fait l’objet de Rétractations ? Tel précepte, trouvé dans un recueil canonique, concerne-t-il le général ou le particulier ?

Mais voilà. Il se peut que, malgré toutes ces précautions interprétatives, des contradictions demeurent. Il faut alors confronter les autorités. Hincmar de Reims pèse moins qu’Ambroise ou Augustin. Mais Ambroise ou Augustin pèsent moins que Paul. Et Paul lui-même pèse moins qu’une parole du Christ. À cet égard, Abélard note que « la grâce de la prophétie a parfois manqué aux prophètes eux-mêmes » et que les apôtres « n’ont pas toujours été entièrement exempts d’erreur ». Il faut relire et méditer ces mots : les prophètes et les apôtres ont pu, ici ou là, se ficher dedans. À plus forte raison, il n’y a rien d’étonnant à ce que, dans la masse gigantesque de leurs écrits, les Pères se soient parfois fourvoyés. Viennent alors ces mots qu’il faudrait aujourd’hui graver au fronton de toute institution théologique : « Il ne faut pas lire ce genre d’écrits (il s’agit des Pères) en se tenant pour obligé d’y croire ; on est libre d’en juger. »

La théologie traditionnelle (même si le mot est impropre), celle de Bernard, revendique le poids des autorités. Sicut dixit B. Augustinus, ou Apostolus, ou Dominus (comme l’a dit saint Augustin, ou l’Apôtre, ou le Seigneur). Abélard revendique ici l’exercice du jugement, c’est-à-dire le recours à la raison humaine. S’il pensait en grec, il aurait parlé d’esprit « critique ».

« J’entends, continue-t-il, recueillir divers dits des Pères saints qui suscitent la question à cause de quelque dissonance qui paraît s’y trouver : ils forceront les lecteurs novices à un grand exercice pour chercher la vérité et cette recherche les rendra plus pénétrants. » En d’autres termes, l’important n’est pas d’asséner des enseignements définitifs que l’étudiant devrait apprendre par cœur, mais tout au contraire de conduire cet étudiant au questionnement. « Douter de chaque chose, disait déjà Aristote, n’est pas inutile. » Et Jésus lui-même, ajoute Abélard, nous enjoint d’ailleurs de chercher (Mt 7,7).

Alors, Abélard le libre-penseur progressiste contre Bernard le clerc rétrograde ? C’est ainsi qu’on exprimait parfois les choses au XIXe siècle et au début du XXe (Charles de Rémusat voyait avec Abélard « blanchir à l’horizon les premiers feux de l’astre qui doit se lever sur les temps modernes » ; quant au Dictionnaire de théologie catholique, ce gardien du temple en 65 000 pages, qui est bien forcé d’ouvrir les feux avec Abélard puisqu’il suit l’ordre alphabétique, c’est peu dire qu’il le juge sévèrement). Oui et non, devrait-on dire. Abélard, au même titre que Bernard est un croyant sincère. Non pas certes un libre-penseur, mais un penseur libre, qui se trouve être aussi un homme de foi. Bref, un homme qui « repense » la théologie dans la mesure même où il s’impose de réfléchir au langage humain et aux exigences de l’interprétation. À ce titre, il demeure un rempart contre les tentations qu’on appellera longtemps plus tard « fondamentalistes ».

 

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À propos Michel Grandjean

est professeur d’histoire du christianisme à la faculté autonome de théologie de l’Université de Genève. Il travaille en particulier sur les mouvements religieux au Moyen Âge, la Réforme et les revendications féminines à l’époque contemporaine.

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