Depuis plusieurs années, l’Église protestante unie de France avec sa formule « Église de témoins » met en avant l’importance de partager sa foi avec ses contemporains. Or celui qui cherche à témoigner est souvent placé devant un dilemme très bien synthétisé par Blaise Pascal dans ses Pensées (XIII,3) : « Si on soumet tout à la raison, notre religion n’aura rien de mystérieux et de surnaturel. Si on choque les principes de la raison, notre religion sera absurde et ridicule. » Pour le dire autrement, lorsque nous témoignons de notre foi, nous oscillons souvent entre deux démarches.
Le dilemme de Pascal
La première de ces démarches veut rendre la spiritualité chrétienne la plus compréhensible possible en évitant tout « patois de Canaan ». L’enjeu ici consiste à réinterpréter, à traduire les grands concepts de la foi chrétienne (le péché, la gloire, le salut…) de manière à ce qu’ils fassent sens pour le plus grand nombre. Cependant cette démarche est critiquable, car elle vide la religion de ce qui peut être « mystérieux », c’est-à-dire qu’elle réduit l’insaisissable de la Bonne Nouvelle à un message explicable rationnellement : elle réduit la révélation à la raison. La démythologisation des grands concepts de la foi débouche sur des affirmations qui ne font finalement que reprendre les valeurs d’une époque donnée, souvent la nôtre. Ce qui fait dire au philosophe Alasdair MacIntyre dans Against the Self-Image of the Age : « Si l’on suit le théologien Rudolf Bultmann, ce que Jésus a voulu dire se découvre n’être qu’une anticipation de la philosophie de Martin Heidegger. » En cherchant à éviter le patois de Canaan, le témoignage chrétien devient redondant. Nous croyons partager l’Évangile, mais les contemporains n’entendent qu’une répétition de ce qui est déjà dit ailleurs.
La deuxième démarche cherche justement à éviter une telle redondance. Pour cela, elle affirme que la spiritualité chrétienne au cours de son histoire a développé des ressources particulières qui par moment entrent en résonance avec celles développées par la culture contemporaine, mais qui à d’autres moments sont en décalage. Le risque que court cette deuxième démarche est, en écho à Pascal, de devenir « absurde et ridicule », si elle souligne trop le décalage en demandant aux croyants d’éteindre leur sens critique, si elle affirme que la foi ne s’explique pas, mais qu’elle suit une logique que la raison ne connaît pas. Cependant, pour montrer les promesses de cette deuxième démarche, précisons ce que nous pouvons entendre par décalage. Partons du présupposé suivant : la réalité est si richement complexe qu’elle est mystérieuse. Au fil du temps, l’humain a façonné des outils lui permettant d’interpréter cette réalité. La culture séculière occidentale contemporaine a développé des concepts philosophiques, politiques, économiques, technologiques qui sont rationnels et efficaces pour aborder cette réalité. Cependant, ces concepts ne sont pas le tout de la boîte à outils. Par exemple, nous dit le théologien David Kelsey, la science contemporaine décrit la réalité en faisant complètement abstraction de Dieu. En tant que croyants, l’enjeu n’est pas de contrer ce que dit la science, mais d’éviter que ses affirmations deviennent des analyses définitives expliquant tout de la réalité. En partageant notre foi, nous n’invalidons pas les explications de la science. Avec Kelsey, nous nous demandons si ces explications scientifiques sont « des descriptions ontologiques suffisantes de la réalité ». Concernant la question de l’émergence de la vie sur terre, la démarche chrétienne est en décalage par rapport à la science lorsqu’elle ajoute que cette vie terrestre est un cadeau de Dieu. Cependant, loin de rendre ici la foi absurde, ce décalage lui permet de se positionner dans la discussion en y apportant une vision autre qui enrichit le débat. Car lorsque nous affirmons auprès de nos contemporains que la vie est un cadeau de Dieu, nous ne faisons pas de Dieu le chaînon manquant, permettant de mieux expliquer que ne le ferait la science, le processus des interactions débouchant sur la formation d’un corps humain. Au contraire ! Dieu devient la référence nous permettant d’aborder la complexité mystérieuse de la vie, non de manière technique et froide, mais avec une gratitude et un émerveillement renouvelé.
Rationaliser et décaler
Dès lors, aujourd’hui, lorsque nous témoignons de notre foi, le défi est le suivant : comment faire pour éviter que notre foi soit perçue comme superflue ou inintelligible ? Comment témoigner sans être absurde ni redondant ? Peut-être en évitant d’adopter une bonne fois pour toutes une posture fixe. Le dilemme pascalien n’en est plus un lorsqu’il éveille notre vigilance et nous rappelle que dans le témoignage, il ne faut pas que nous empruntions toujours les mêmes pédagogies. Parce que chacune des deux démarches présentées succinctement ci-dessus comporte des risques et des promesses, aucune des deux ne peut à elle seule devenir l’attitude idéale du témoin. L’aventure du témoignage devient passionnante, lorsque nous osons, quand la situation le demande, sortir des postures et explorer de nouveaux sentiers. Ainsi par moment, nous pratiquerons la traduction des gros mots de la foi. Si le concept de péché paraît insupportable à nos interlocuteurs tant il est chargé d’un contenu culpabilisant, osons un décodage en faisant voir le péché comme une attitude refusant toute limite et tordant de l’intérieur chaque relation afin de la retourner à son propre profit. Si le concept de grâce leur paraît trop abstrait, osons un décodage en la définissant comme une surprise qui renouvelle nos vies en profondeur. Ces gros mots ainsi traduits, lorsqu’ils sont articulés l’un à l’autre, nous fournissent un équipement nous permettant de faire ressortir et le tragique et les promesses de notre quotidien.
À d’autres moments, le témoignage auprès de nos contemporains nous demandera d’adopter une autre posture, celle de faire découvrir les décalages prometteurs qu’offrent les ressources inestimables de la spiritualité chrétienne. En explorant avec notre interlocuteur ces ressources, nous aurons à cœur de rappeler que l’Évangile ne fait pas que répondre aux questions que nous nous posons. Au contraire, il nous fait prendre des détours en nous parlant parfois une langue étrange. Ce faisant, l’Évangile nous décentre et retravaille les questions que nous pensions être de la plus haute importance en nous plaçant devant d’autres interrogations. Un maître de la Loi partage son questionnement existentiel à Jésus : « Maître que dois-je faire pour hériter de la vie éternelle ? » (Luc 10, 25ss), et le Christ le décentre par une parabole l’invitant à devenir le prochain de ceux qu’il rencontre. Si nous restons trop centrés sur nos questions existentielles et urgentes, nous réduisons l’Évangile à n’être qu’une réponse à nos questions, nous limitons ses possibilités de nous parler. Plutôt que de confiner la Bonne Nouvelle à nos schémas et à nos pronostics, laissons-la renouveler nos logiciels et nous faire voir les situations sous un angle neuf. Gardons les oreilles ouvertes ! Ainsi, avant d’être exclusivement l’une ou l’autre posture, témoigner est une question de discernement ! « Que votre parole soit toujours accompagnée de grâce et assaisonnée de sel, pour que vous sachiez comment vous devez répondre à chacun. » (Colossiens 4,6).
Pour faire un don, suivez ce lien
Excellent Merci !