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Une initiative qui fait débat

 

Une initiative en Suisse, c’est la possibilité de soumettre un article constitutionnel ou une loi au vote du peuple. Il faut, dans un délai imparti, réunir 100 000 signatures de citoyens, puis la déposer au Palais fédéral. Le Conseil fédéral (pouvoir exécutif) et les deux chambres du parlement (pouvoir législatif) doivent prendre position et décider de la soumettre au peuple telle quelle ou de lui opposer un contre-projet, auquel cas le comité d’initiative peut maintenir son initiative ou la retirer au profit du contre-projet.

Une telle délibération est en train de se dérouler depuis bientôt trois ans maintenant, concernant une initiative intitulée « Initiative pour des multinationales responsables ». Lancée par 114 organisations, surtout humanitaires, d’appartenance profane ou religieuse, et munie de plus de 140 000 signatures (un grand succès !), elle a été déposée à Berne le 16 octobre 2016. Que propose-t-elle ? Elle demande que les nombreuses multinationales qui ont leur siège en Suisse soient contraintes de rendre régulièrement des comptes sur leur attitude à l’égard des droits humains et de la protection de l’environnement, tant dans leurs activités en Suisse qu’à l’étranger, et tant en elles-mêmes que dans les entreprises qu’elles mandatent sur le terrain. À cette exigence serait lié un mécanisme juridique permettant aux populations lésées de porter plainte devant un tribunal civil en Suisse et d’obtenir, le cas échéant, une indemnisation pour les dommages subis.

Depuis son dépôt, les instances politiques, sous la pression des multinationales et des milieux économiques, tergiversent, se passent l’initiative comme une patate chaude, redoutant des effets néfastes sur la place économique et financière de la Suisse. Le Conseil fédéral a recommandé le rejet pur et simple, estimant que les multinationales devaient faire cet effort sur une base volontaire. Le Conseil national a élaboré un contre-projet qui en atténue les exigences. Le Conseil des États a rejeté et l’initiative et le contre-projet. Le Conseil national ayant maintenu son contre-projet, le Conseil des États devra débattre à nouveau, tandis que le Conseil fédéral vient de proposer une simple exigence de reporting (rapports réguliers sur les efforts faits, mais sans mécanisme juridique de sanction).

L’enjeu est de taille : de nombreuses multinationales ont établi leur siège en Suisse, profitant ainsi de divers avantages, et la Suisse est donc une véritable plaque tournante du commerce mondial (à titre d’exemples : plus de 50 % du commerce mondial du blé passe par la Suisse ; plus de 70 % du raffinage de l’or mondial se fait en Suisse). Certes, il est vrai que beaucoup de multinationales se sont imposé des normes et ont développé des moyens de contrôle sans attendre l’obligation légale, et une association de chefs d’entreprise, « Économie pour des entreprises responsables », soutient l’initiative. Mais c’est loin d’être une pratique généralisée, notamment dans les grandes multinationales, peu transparentes. Deux œuvres d’entraide, Pain pour le prochain et Action de carême, ont documenté 64 cas de violations entre 2012 et 2017. Elles indiquent ces exemples : Glencore a suscité d’énormes problèmes respiratoires par des émanations toxiques en Zambie et a pollué des cours d’eau au Congo ; Glencore, toujours, a chassé à coups de pierre des paysannes de leurs terres pour agrandir son exploitation minière au Pérou, sans aucun dédommagement ; Syngenta a provoqué la mort d’agriculteurs en Inde, en vendant des pesticides interdits depuis longtemps en Europe ; Dreyfus SA et Reinhart AG profitent du travail de milliers d’enfants dans la production de coton au Burkina Faso ; le même problème se pose pour la production du cacao nécessaire au fameux chocolat suisse…

En la matière, la France a une longueur d’avance, puisqu’elle a déjà adopté une loi imposant aux multinationales un devoir de vigilance, associé à un régime juridiquement contraignant, pouvant engager la responsabilité civile des entreprises. Il semble que la loi a encore quelque peine à s’imposer, mais la Suisse pourrait s’inspirer des expériences faites en France.

L’initiative fait aussi débat dans les Églises. Certains organes de direction restent prudents, tandis que d’autres s’engagent dans la discussion. Le Conseil de la Fédération des Églises protestantes de la Suisse a récemment décidé de soutenir les intentions de l’initiative, appelant le Conseil des États à sortir de l’impasse politique par un contre-projet probant. Une association de théologiens a lancé une plateforme « Églises pour multinationales responsables » permettant à des personnes, des groupes, des paroisses et des Églises cantonales d’afficher publiquement leur soutien à l’initiative. La question touche de près à la théologie de la création : la tâche confiée à l’être humain « de cultiver et de garder le jardin » (Genèse 2,15) ne devrait-elle pas aussi valoir pour les multinationales ?

 

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À propos Pierre Bühler

Après une thèse de doctorat sous la direction de Gerhard Ebeling, Pierre Bühler a été professeur de théologie systématique à l’Université de Neuchâtel puis à l’Université de Zurich. Spécialiste de Luther, Kierkegaard et Ricœur, il a travaillé sur l’herméneutique, les rapports entre foi et raison ainsi qu’entre littérature et théologie.

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