C’est un peu la question qu’on m’a posée voilà quelques semaines. Il est vrai qu’en décembre dernier, je suis resté de marbre alors que, à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, on saluait en lui « le plus grand théologien protestant du XXe siècle ». La formule est sauf erreur de Hans Urs von Balthasar qui aurait bien voulu être considéré comme le plus grand théologien catholique de ce même siècle.
Barth, le plus grand ? Disons : l’un des plus importants, mais d’une importance qui n’a pas manqué d’agacer les théologiens protestants de tendance libérale. Les admirateurs de Barth feront remarquer que cet agacement n’était pas tellement dû à Barth lui-même ou à son œuvre, mais aux « barthiens » et à leur façon très militante de se réclamer de sa pensée pour en faire le canon d’une sorte de nouvelle orthodoxie.
Seulement voilà : je ne suis pas le seul à avoir pris connaissance de la pensée de Barth, c’est-à-dire de ses écrits, avant d’avoir affaire aux barthiens et à leur manière de professer que « la théologie libérale, c’est fini » comme me le dit un jour un collègue pasteur plus âgé de retour d’un séjour d’études aux États-Unis. Je n’étais évidemment pas d’accord avec lui. Mais comment lui faire admettre que cette théologie-là, justement, n’était pas finie ? Il faut bien le reconnaître : à mi-parcours du siècle dernier, nous manquions de références aussi percutantes ou mobilisatrices que les écrits de Karl Barth et de ses émules, d’autant que ces derniers n’hésitaient pas à prétendre que la pensée barthienne avait été la plus apte, voire l’une des seules, à avoir réellement résisté au nazisme. Ils y voyaient la théologie par excellence de « la Résistance » et ignoraient l’existence des protestants libéraux qui s’étaient montrés tout aussi « résistants », tant en France qu’en Allemagne ou ailleurs en Europe.
Reconnaissons-le : les barthiens, à cet égard, nous ont rendu service. Ils nous ont obligés non seulement à reprendre tout ce dossier pour le situer dans une perspective différente de la leur, mais aussi, voire surtout, à repenser de fond en comble cette théologie libérale dans l’héritage de laquelle nous nous situions. À quelques-uns, par-dessus les frontières de la francophonie, nous nous sommes mis à réfléchir ensemble (par exemple dans le groupe Alethina, pour celles et ceux qui s’en souviennent), à lire ou relire l’œuvre de penseurs susceptibles de nous aider à mieux garder pied sur le sol toujours mouvant de notre modernité, à tenter de dire à notre manière ce que les théologiens libéraux des générations précédentes avaient dit de la leur et en leur propre temps.
Avons-nous réussi dans cette entreprise ? Ce n’est pas à moi d’en juger, et peut-être est-il trop tôt pour le faire. Mais sous cet angle d’une mise au pied du mur, Karl Barth et ses émules nous ont rendu un indubitable service, tout paradoxal qu’il puisse leur paraître.
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