La présence des femmes au tombeau n’a pas toujours été considérée comme un argument en faveur de la réalité historique de la résurrection. À dire vrai, une telle préoccupation semble assez récente dans l’histoire du christianisme occidental : elle remonte, en gros, à la période qui a suivi les Lumières et leur critique véhémente du christianisme. Face au rire sardonique de Voltaire, recourir à la présence des femmes au tombeau pour prouver la résurrection était somme toute un expédient assez facile. En revanche, le rôle des femmes dans le récit de la résurrection se trouve très souvent au coeur des prédications sur l’Évangile de Pâques dont l’histoire du christianisme est jalonnée. Or, la façon dont certains prédicateurs ont interprété la présence des femmes au tombeau peut s’avérer intéressante et, surtout, utile pour qui souhaite réfléchir à ce que prêcher signifie.
L’exemple de Jean Calvin est particulièrement profitable de ce point de vue. Le premier élément qui frappe dans sa prédication sur le récit de la résurrection et le rôle qu’y occupent les femmes, c’est que le Réformateur ne se montre pas préoccupé par la démonstration de l’historicité de l’événement. Certes, on peut penser qu’il prêchait à des convaincus – encore faudrait-il le prouver. Mais ce n’est pas là la raison principale. Si Calvin ne veut pas prouver la résurrection, c’est d’abord parce que prêcher ne revient pas pour lui à démontrer quelque-chose, mais bien et surtout à édifier son auditoire. De même, dans sa prédication sur l’Évangile de Pâques, son souci n’est pas de s’arrêter à telle ou telle dimension doctrinale ou de montrer que le Christ est une personne remarquable – ce qu’il veut, c’est faire entrer son auditeur dans la dynamique du récit pour le transformer, comme le souligne Olivier Millet. Or, dans ce récit, ce sont les femmes qui occupent la place centrale. Calvin va donc proposer à son auditeur de les suivre.
D’entrée, il souligne ainsi que leur présence a quelque-chose d’étonnant voire d’incongru : « on pourrait trouver étrange de prime face pourquoi notre Seigneur Jésus, voulant certifier sa résurrection, est plutôt apparu à des femmes qu’à ses disciples ». Pourquoi donc des femmes et pas Pierre ou le disciple bien-aimé ? La réponse fuse : c’est parce qu’il fallait « punir les disciples », dont « l’instruction qu’ils avaient reçue de sa bouche leur avait été comme de nul profit », « qu’il leur a ordonné des femmes pour maîtresses ». Qu’on le comprenne bien : ce qui intéresse Calvin, ce n’est pas la basse condition des femmes en tant que telle (et ce, même si son époque l’y invitait), ce qui lui importe c’est bien d’ébranler les certitudes de ses auditeurs et « éprouver l’humilité de leur foi ». Le message est limpide : Dieu n’a pas besoin des puissants de ce monde pour prouver sa puissance ; Dieu n’a pas besoin que ce soient des personnalités respectables qui attestent de sa grandeur, mais c’est sa grandeur, sa « majesté » qui rend le témoignage valable, même si c’est celui d’humbles femmes. Or, une telle affirmation permet de renverser le point de vue de ses auditeurs : penser que Dieu respecte l’ordre et les hiérarchies de ce monde, c’est se tromper lourdement. « Il ne nous faut point arrêter à ceux qui parlent, pour ajouter foi à leur dire, selon la qualité ou condition de leurs personnes, mais plutôt nous devons élever nos yeux et nos sens en haut, pour nous assujettir à Dieu ». Il faut imaginer la vigueur de tels propos dans une société qui tient plus que tout à l’ordre social et va, dans certaines paroisses, jusqu’à le matérialiser lors du culte en plaçant les fidèles dans le temple selon leur rang. Or, de cela, Dieu n’a cure.
Pour être entendu, Dieu n’attend en effet qu’une seule prédisposition : la foi. Et tant pis si cette foi est limitée, pécheresse ou, comme le dit le Réformateur, « vicieuse ». Car les femmes elles-mêmes ne sont pas sans failles à ses yeux : en voulant venir honorer un mort, elles ont oublié que ce dernier était le Vivant. Qu’à cela ne tienne, Dieu prendra leur intention pour ce qu’elle est : celle de croyantes dévouées à leur Seigneur. L’annonce de la grâce n’est donc pas appelée à porter des fruits immédiatement ; au contraire, elle a pour effet, d’abord, de mettre en évidence notre « rudesse et débilité ». Et ce n’est qu’une fois celle-ci reconnue, ce n’est qu’une fois le croyant humilié qu’il pourra « croître en la foi ». Bref, pour recevoir la promesse de Pâques, il faut que les croyants soient entièrement nus – et le rôle du prédicateur consiste, justement, à les mettre à nus, à les délester de leurs oripeaux sociaux, moraux ou sexués. Est-ce à dire que, pour autant, ces chrétiens nus se retrouvent seuls ? Non, justement. Calvin, en effet, prêche un dimanche de cène et insiste donc, dans la dernière partie de son sermon, sur la dimension de la présence du Christ qui « ne veut point être séparé d’avec nous » comme il n’a pas voulu être séparé des femmes au tombeau et les a rejointes dans leur humilité. L’expérience qui est celle de ces femmes devient ainsi celle-là-même de la foi : le divin surgit au milieu de leur humanité désespérée et attristée et est donc appelé à surgir au cœur de l’existence de chacun, par la prédication et le sacrement de la cène.
La façon dont Calvin recourt à la présence des femmes au tombeau dans sa prédication de Pâques, au-delà des aspects propres à son époque, me semble mettre en évidence des éléments importants pour notre façon de prêcher aujourd’hui. Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas la dimension doctrinale et théologique du contenu de la prédication de Calvin mais son orientation, le « geste » homilétique qui est le sien.
Tout d’abord, ce qui est ici marquant, c’est la volonté qui est la sienne de rejoindre son auditeur là où il se trouve. Ce que Calvin veut faire entendre doit amener les gens à se dire « c’est pour moi ». Il le dit du reste à plusieurs reprises, ainsi à propos du « ne craignez pas » adressé par l’ange aux femmes : « ce message nous appartient et s’adresse à nous ». « Nous » et non pas « vous » car ce qu’il annonce vaut d’abord pour lui, pour le prédicateur, avant même de concerner son auditoire. Comme il le déclare dans une autre prédication : « Chacun sera témoin de sa foi ; et quand je parlerais et que je n’en reçusse point ma part ; malheur à moi ! Et je serais plus qu’aveugle ! » Pour prêcher correctement, le prédicateur, pour Calvin, doit d’abord avoir été lui-même touché, mais cela ne revient pas pour autant à sombrer dans le subjectivisme en racontant sa vie : « Je ne suis point ici pour moi seul. Il est vrai que nous devons tous profiter en commun, car quand je monte en chaire, ce n’est point pour enseigner seulement les autres. Je ne me retire point à part, car je dois être écolier et la Parole qui procède de ma bouche me doit servir aussi bien qu’à vous, ou malheur à moi ! »
C’est ce qu’il a lui-même entendu – et non ce qu’il a ressenti qu’il doit mettre au cœur de son message. Bref, pour citer cette fois Luther qui est très proche de Calvin sur ce point, ce que le prédicateur doit entendre et faire entendre, c’est la Promesse liée à tout texte prêché : « C’est cela même que devrait faire l’évangéliste : inculquer assidûment cette promesse au peuple et la recommander pour susciter la foi en elle. » D’où l’importance de la dynamique du récit dans lequel le prédicateur doit entrer lui-même avant d’y faire entrer ses auditeurs. Or, il me semble que sur ce point précis, Calvin nous met en garde, tout particulièrement dans un contexte marqué par l’insistance « libérale » sur l’historicité des textes bibliques. Prêcher ne se résume pas à faire une exégèse et à faire montre de son érudition. Calvin, qui cite rarement les auteurs qu’il a lus lorsqu’il prêche, y insiste : « Que sera-ce quand nous aurions été ici un demi-jour et que j’aurais exposé la moitié d’un livre et que, sans avoir égard à vous, ni à votre profit et édification, j’aurais ici spéculé en l’air, que j’aurais traité beaucoup de choses en confus ? Chacun s’en retournerait en sa maison comme il est venu au temple, et cela serait profaner la Parole de Dieu, tellement qu’elle n’aurait point d’usage envers nous. » Ce n’est pas l’histoire qui est en fin de compte le critère du vrai pour le prédicateur (même s’il convient de la respecter), mais bien l’acte lui-même de la prédication par lequel la lettre écrite devient parole vivante et vivifiante.
Pour Calvin, comme pour Luther, être un prédicateur, c’est avant tout être un prédicateur « de chair », capable de laisser la Promesse s’incarner. Cela revient à partir de son expérience de la grâce pour relire le texte à prêcher, dans la seule perspective de la prédication et devant des auditeurs qu’il faut rejoindre, auxquels il faut montrer, pour reprendre encore une expression de Calvin, que Dieu leur « tend les mains ». Bien sûr, nous ne pouvons plus, aujourd’hui, reprendre tel quel le propos de Calvin : son insistance sur le statut « humble » des femmes n’est, fort heureusement, plus de mise. Mais, justement : plutôt que de nous précipiter sur ce texte pour y projeter notre souci bien légitime d’égalité en insistant sur le fait que ce sont des femmes (et non des « mâles ») dont il est dit qu’elles ont rencontré en premier le ressuscité, peut-être aurions-nous intérêt à nous interroger sur le sens-même du geste homilétique de Calvin : celui d’un croyant touché par une promesse et soucieux de la faire vivre à d’autres. Mais cela suppose d’être à l’écoute de son appel à l’humilité, une catégorie que nous n’aimons guère de nos jours. Car c’est dans l’humilité (devant le texte, devant l’histoire de son interprétation, devant la façon dont d’autres le lisent) que réside la possibilité, comme le dit Calvin, d’« élever nos yeux et nos sens en haut », bref : d’entendre la Promesse.
Cet article repose en partie sur : Olivier Millet, « Sermon sur la résurrection : quelques remarques sur l’homilétique de Calvin », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français 134 (1988), p. 683-692. On trouve la prédication de Calvin dans : Sermons sur la nativité, la Passion, la résurrection et le dernier avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ, textes présentés et annotés par Albert-Marie Schmidt, Paris et Genève, Je Sers et Labor, 1936, p. 245-262.
À lire les articles de James Woody » Des femmes qui ne prouvent rien, mais qui font sens « et de Andreas Dettwiler » La présence des femmes au tombeau, un bon argument? «
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