Il est un comble pour un auteur réformé : se retrouver au purgatoire de la littérature. Il semble bien que Germaine de Staël y ait patienté trop longtemps. Petite-fille de pasteur, fille du ministre Necker, amante de Benjamin Constant – qui en fit l’Ellénore de son Adolphe – son destin fut à la hauteur de ses aspirations. Née en 1766, morte en 1818, elle est fille de ce XVIIIe siècle qui engendre l’Encyclopédie et les salons. Celui de sa mère réunissait l’élite de la pensée « philosophique » et elle put y croiser Diderot, D’Alembert ou Buffon. Nul autre n’était donc mieux placé pour lier la pensée des Lumières aux idées de l’avenir.
Et pourtant, on ne lit plus guère ses vastes romans à thèse. À raison, du reste, tant ils sont maladroitement lyriques, trop profus et trop secs, mais surtout purs alibis à la théorie littéraire. Car, en bonne protestante, Madame de Staël a le démon des idées. Ses essais sont remarquables, denses et fluides. Ils annoncent les grandes révolutions littéraires du XIXe siècle. C’est bien « la prophétique Germaine », comme l’appelait Albert Thibaudet. Elle comprend vite que le classicisme – fondamentalement catholique, absolutiste et latin –s’essouffle ; et elle appelle un renouvellement de toute la poétique traditionnelle. Une telle entreprise passe par la lecture des littératures de l’Europe du nord, des pays protestants – Germaine insiste bien sur ce point. Curieusement, ces pays marqués par la Réforme ont donné naissance à des formes inédites, où l’individu peut librement exprimer ses émotions et ses idées. Or, cet individualisme de la création ouvre la voie à un individualisme civique.
Il ne faut pas sous-estimer la portée politique des théories staëliennes. Les débats esthétiques ne sont pas ceux d’auteurs enfermés dans leur tour d’ivoire. Au contraire, le château de Coppet, où notre auteure réunit ses proches amis, fait figure de véritable laboratoire des idées nouvelles. Les débats avec Benjamin Constant et Jean de Sismondi posent les bases du libéralisme moderne. Dans ce microcosme bouillonnant, on cherche à fonder de fait la liberté souveraine de l’homme dans tous les régimes, fussent-ils monarchiques ou républicains. Tantôt pessimistes tantôt prudents, nos penseurs savent qu’une démocratie n’est pas nécessairement la garantie de l’autonomie, mais qu’elle peut à son tour devenir arbitraire. Car Madame de Staël, qui a d’abord soutenu avec ardeur la Révolution, s’est trouvée déçue, pour ne pas dire choquée, de ses dérives sanglantes. Plus encore, si elle reste enfermée dans sa retraite vaudoise, c’est sur l’ordre de l’empereur qui la considère comme trop dangereuse. Qu’à cela ne tienne : elle fait de sa demeure une nouvelle République des Lettres, véritable contrepoids intellectuel à l’Empire autoritaire. De cette manière, elle tente de conserver les acquis de 1789 tout en rejetant les positions de 1792.
En plus d’un véritable œcuménisme intellectuel, le Groupe de Coppet se fonde sur un solide cosmopolitisme. Les représentants des pays du nord et du sud viennent y débattre. Ce n’est donc plus sur une poétique nationale que Madame de Staël s’appuie. Aussi, lorsqu’elle tentera de publier son œuvre maîtresse De l’Allemagne, livre qui fera découvrir à la France le romantisme germanique, le ministre de la police impériale aura beau jeu de lui écrire : « Votre dernier ouvrage n’est pas français. » Voilà qui est sans doute une victoire pour cette femme à l’esprit libre, aussi amoureuse des hommes que des idées.
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