Accueil / Commentaire biblique / De la haine à la croix Luc 14,25-33

De la haine à la croix Luc 14,25-33

 

Faisons la part de l’exaspération de Jésus, stressé par ces gens qui l’entourent comme une nuée de mouches dans la chaleur du jour. Quand on connaît l’impudeur et l’indiscrétion des foules – ce mélange de curiosité et de fascination pour la star de Nazareth – on peut comprendre que le Christ, ne circulant pas en véhicule blindé et climatisé, sans aucun service d’ordre pour écarter les importuns, craque. D’où la diatribe sur la haine de ce qu’il y a de plus sacré pour ces braves gens qui trottinent à côté de lui. De quoi les horrifier, c’est-à-dire de quoi les écarter. T. S. Eliott parle dans l’un de ses poèmes de « Christ the Tiger ». Le poète anglais aimait entendre Jésus rugir. Le Christ écrivait-il, venu remettre debout un monde en ruines, était Seigneur de guerre. Sauf que quand il partait au combat, c’était avec une croix sur le dos. Pas une épée à la main.

Le Christ a donc épargné aux siens le sinistre couplet de l’appel à la guerre sainte. Quand il chante – il chantera une fois, au dernier repas, avant de prendre la route du Mont des oliviers – il ne chantera pas des Marseillaises enflammées mais des Psaumes mezzo voce ; et quand il enverra ses disciples au combat, ce ne sera pas une épée à la main mais une croix sur le dos. Plutôt le martyr que le martial : tel fut son ordre de marche. Après lui, aucun de ses lieutenants directs ne faillira. Leur gloire fut leur croix, leur croix leur gloire. Qu’est-ce qu’une croix sinon une immense épée fichée dans le sol et qu’est-ce que la gloire de la croix, sinon le fait qu’elle soit plantée dans les entrailles inoffensives de la terre plutôt que dans le ventre encore chaud de l’ennemi à terre ? Plutôt mourir que tuer, telle est la dignité du Christ et de son disciple.

Reste à comprendre le lien que l’évangéliste établit entre la haine de la famille et le port de la croix, qui redevient par la grâce du temps présent un signe « ostentatoire » pour les chrétiens, après des siècles d’insignifiance où celle-ci pendait en toute innocence au cou des premières communiantes.

À part le stress causé par cette foule qui l’oppresse, y a-t-il une raison plus profonde qui commande au Christ ces paroles insensées sur la haine de la parenté, quand par ailleurs il incitera ses disciples à aimer leurs ennemis et à prier pour ceux qui les persécutent ? Faut-il haïr ses prochains pour aimer ces lointains ?

À scruter sa biographie, force est de constater que ses propos reflètent ses comportements rebelles, qui durent causer tant de peine à sa mère et tant d’énervement à son père. De notoriété publique, il ne fut ni un bon fils, ni un bon frère, ni un bon compatriote. Tous ses familiers savent bien que le feu qui l’habitait consuma ses liens familiaux, comme la mission qu’il confiera à ses disciples divisera le temps venu leurs familles et leurs clans.

De sorte que l’on peut se demander si le Christ ne s’est jamais battu autrement que contre les siens ; si sa croix ne fut pas de préférer toujours la putain au puritain, les publicains aux pharisiens, les Samaritains aux Judéens et à sa famille de chair et de sang, ses partenaires et ses partisans.

Celle dont il charge maintenant le dos de ses disciples est sculptée dans le même bois. Les voici à leur tour sommés de soulever le poids des habitudes et des coutumes quand elles écrasent, de la tradition quand elle enclave, bref, à arracher le piquet plutôt qu’à y rester attaché. Leur croix chargée sur les épaules, les voici enfin libres de marcher, ce qui a toujours été, pour ce maître itinérant, le but de l’exercice.

Les mots employés ici, enfin, présentent une étrange correspondance avec ceux qu’il adressa jadis au miraculé de Capharnaüm, quand il lui ordonna de « se lever, de prendre son grabat et de marcher ». Comme si tout ce qui porte, soutient, maintient pouvait à tout moment devenir ce qui paralyse, immobilise, statufie et qu’il valait toujours mieux dans ces cas-là, plutôt que d’être tenu et maintenu, s’arracher, porter et marcher.

 

Don

Pour faire un don, suivez ce lien

À propos Emmanuel Rolland

emmanuelrolland@evangile-et-liberte.net'
est pasteur à Genève

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

En savoir plus sur Évangile et Liberté

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading