La justice punitive est inscrite au cœur de notre système pénal, tant et si bien que nous avons du mal à penser qu’il ait pu exister un autre système, ou qu’il puisse en exister un autre. On estime souvent qu’avant que la justice soit administrée par l’État, il existait une justice privée axée sur la vengeance, les règlements de compte, une réponse sauvage et généralement violente aux infractions.
Communauté et justice
L’histoire montre cependant que l’administration de la justice dans ces cas-là était surtout le domaine de la médiation et de la négociation. On appelle l’ensemble de ces pratiques du nom de « justice communautaire », où les différends qui avaient lieu au sein de la communauté étaient réglés par elle. La justice communautaire accordait une place principale à la préservation des liens entre les gens et à la réconciliation. On comparera l’œuvre de cette justice primitive à celle d’un médecin. Le droit se devait de préserver la bonne santé du corps social en rétablissant l’équilibre des rapports entre les parties adverses.
À côté de cette justice communautaire, il existait une justice rétributive et un règlement judiciaire plus formel mais qui n’intervenait que secondairement. À mesure que les sociétés se complexifient, elles cherchent des fondements rationnels au principe juridique et, de ces fondements, naît la nécessité de punir l’homme fautif indépendamment des liens qui l’unissent à sa victime ou la communauté.
Howard Zehr 1, criminologue mennonite né en 1944, a repensé cette justice communautaire il y a une quarantaine d’années aux États-Unis en la nommant « justice restaurative » (healing and revitalizing). S’inspirant des modèles historiques de la justice privée et des formes de résolution des conflits chez certains peuples de Nouvelle-Zélande ou d’Afrique, Howard Zehr propose un modèle qui rompt avec la seule logique rétributive comme moyen de résoudre les questions liées aux crimes et à la rupture du lien social. Dans nos sociétés occidentales, la justice rétributive nomme la punition comme moyen nécessaire d’atteindre l’égalité. Elle identifie la notion même de réparation avec celle de châtiment. Elle tâche de rétablir l’équité sociale par le biais de la rétribution contre l’auteur d’un délit ou d’un crime en l’isolant du reste de la société.
La justice restaurative recherchera au contraire les pratiques les plus efficaces pour atteindre l’objectif du rétablissement de l’équité sociale. L’identification de ces pratiques exige un dialogue social faisant intervenir l’auteur du délit ou du crime, la victime et la collectivité, et exige la considération concrète du besoin de chacune des parties d’obtenir réparation.
Nous étudierons successivement les théories qui préconisent le châtiment comme moyen de rendre justice. Pour certains le châtiment est nécessaire en tant que tel : c’est la conception expiatoire de la peine, pour d’autres, le châtiment est une nécessité sociale : c’est la conception utilitariste de la peine. Nous verrons ensuite comment la justice restaurative propose une troisième voie en visant le rétablissement de l’harmonie sociale par le retissage des liens rompus.
L’expiation : une nécessité ontologique
C’est à saint Anselme (1033-1109) que l’on doit la théorisation la plus aboutie de la doctrine de l’expiation déjà présente chez certains Pères de l’Église, en particulier saint Augustin (400 ap. J.C.).
Pour Anselme, Dieu a créé l’homme pour une vie de béatitude éternelle, mais cette vie de béatitude implique que l’homme se soumette de son plein gré à la volonté de Dieu. Or l’homme a choisi de désobéir à Dieu et ce péché de désobéissance est transmis héréditairement à tout le monde. Anselme distingue alors le péché originel, dont l’homme peut se libérer par le baptême en Jésus-Christ, et ses fautes personnelles, sorte de péché secondaire. Pour ces fautes personnelles la justice divine exige le châtiment.
Ce raisonnement va être laïcisé à partir du XVIIIe siècle : on glissera du péché ordinaire au « crime », au sens juridique, et on ajoutera que la victime doit trouver sa satisfaction personnelle via la justice civile, tandis que le prince ou la société sont obligés d’imposer une peine criminelle pour mettre en ordre leur univers ou « faire » justice. Pour Anselme, Dieu ne peut pas simplement pardonner, il est obligé de châtier les péchés pour rétablir l’ordre de l’univers et affirmer sa droiture. Il devient alors « divinement juste pour un homme de payer pour ses péchés » : la punition devient une dignité et c’est ainsi que Kant et Hegel vont la considérer.
Mais posons-nous la question de cette obligation de punir que l’on trouve chez Anselme, puis chez Kant et Hegel, et qui va finalement devenir le paradigme de notre justice pénale, encore aujourd’hui. Pour Kant l’idée de désobéissance à la loi pénale est en quelque sorte un mal séparé du tort causé à une victime spécifique, et ce mal ne saurait être payé que si l’autorité (qui représente la loi) punit le coupable. Il n’y a rien que l’individu fautif puisse offrir à sa victime qui aurait assez de valeur pour réaffirmer la valeur de la loi transgressée. La seule façon de rétablir l’ordre troublé c’est de punir le coupable. Pour Kant, le droit de punir puise alors son fondement dans une sorte d’obligation morale qu’aurait l’autorité de rétablir l’ordre en imposant une souffrance au coupable. Cette conception rétributive de la justice, telle qu’elle a été théorisée par saint Anselme puis laïcisée par Kant, part donc de l’idée qu’il existe un lien naturel, ontologique, entre un crime et sa peine. Ainsi la question complexe de la responsabilité est ici réduite à celle d’un sujet libre. Pour déterminer une peine, on ne tient compte ni de l’histoire sociale ni de la vie de l’individu, ni de la part éventuelle de la communauté. Kant a montré que le fait que nous portions des jugements moraux suppose que nous considérions les hommes comme responsables de leurs actes.
La théorie rétributive de la peine stimule une dévotion expiatoire et sacrificielle assez trouble. On se trouve dans le même cadre qu’une théologie du Dieu punitif où seul le mal du châtiment peut expier les péchés. Dans la théorie pénale rétributive, seule la peine criminelle étatique, cherchant à produire la souffrance, a la vertu de rétablir l’ordre et d’accomplir l’idéal de justice.La vision utilitariste de la peine Cette théorie « utilitariste » va être au XVIIIe siècle portée par des penseurs comme Cesare Beccaria ² et Jeremy Bentham ³. Une peine doit avant tout être utile à la société et inciter le coupable à ne plus recommencer. « La peine, moyen vil en lui-même, qui répugne à tous les sentiments généreux, s’élève au premier rang des services publics lorsqu’on l’envisage, non comme un acte de colère ou de vengeance contre un coupable […] mais comme un sacrifice indispensable pour le salut commun 4. » Pour les tenants de ce courant, on ne peut pas dissocier le mal causé par la peine d’avec son utilité sociale, soit en provoquant chez le coupable une volonté de changement, soit en satisfaisant la victime, soit en intimidant suffisamment pour que personne n’ait envie de l’imiter. Ces trois fonctions ne s’excluent pas mais se combinent les unes aux autres. Comme Bentham le souligne : « Il ne faut pas oublier, quoique trop souvent on l’oublie, que le délinquant est membre de la communauté, comme tout autre individu, comme la partie lésée elle-même, et qu’il y a même raison pour consulter son intérêt que tout autre 5. » Le mal que le délinquant va subir ne doit donc pas excéder le bien que la société, la communauté, pourra en retirer. Pour Bentham il y a dans la peine une valeur apparente et une valeur réelle. La valeur réelle, c’est le mal entier de la peine, tout ce qui serait éprouvé quand elle serait infligée, et la valeur apparente, c’est le mal probable qui se présenterait à l’imagination du commun des hommes. Bentham ne conteste pas qu’il faille appliquer une peine au délinquant, et la peine réelle provoque une perte chez celui-ci, mais la peine apparente représente un profit puisqu’elle agit sur la communauté ; donc, écrit Bentham : « Il est peut-être nécessaire que l’intérêt du délinquant soit en partie sacrifié à l’intérêt commun, mais non qu’on y ait aucun égard 6. » Bentham insiste pour que la peine infligée soit exactement liée à l’intérêt que la société pourra en dégager.
Autonomie et altérité
Quand on parle de sens de la peine on le situe souvent entre ces deux choix que sont l’expiation (la pénitence) et la réparation (peine utile pour la société). Dans l’une des formalisations la peine restaure quelque chose du droit de la personne, dans l’autre elle restaure la forme de la structure sociale.
Aujourd’hui les raisons que l’on invoque pour justifier la peine, la peine de prison en particulier, se situent à la croisée des chemins des deux conceptions. D’un côté, il y a l’homme condamné comme être autonome et responsable, et de l’autre côté, l’homme pris dans la structure sociale dont la condamnation a une vocation contributive à celle-ci. La souffrance causée par la peine doit à la fois être émancipatrice et faire redécouvrir les vertus d’un vivre ensemble. Dans cette tension du sens, on assigne à l’homme (à l’homme puni) une posture délicate puisqu’on le reconnaît, d’un côté, comme tout à fait maître de son destin et capable d’intégrer naturellement et raisonnablement les normes en cours dans notre société et, de l’autre côté, on prend acte de la faiblesse de la nature humaine qui n’est pas nécessairement à la hauteur des exigences de la raison. Cette tension peut se résumer dans un conflit entre liberté morale et probabilité de la faute.
Le résultat un peu trivial de ce conflit, c’est que la peine perd son sens dans l’incapacité des structures juridiques et pénitentiaires de notre pays à faire fonctionner ces deux pôles en cohérence. Ainsi comme le disait la garde des Sceaux Christiane Taubira : « Nos prisons sont pleines et vides de sens. » La philosophie de la peine en France est restée très dépendante de l’idée kantienne d’un concept transcendantal de la raison pratique, qui implique la punition comme une nécessité anthropologique, et qui fonde la morale sur un principe absolu. Cependant il faut constater que la peine de prison est aujourd’hui vécue par beaucoup comme une abstraction car le temps de la peine n’a pas de contenu existentiel.
Une autre manière de faire justice et d’envisager l’application de la peine serait de penser que la société n’est pas composée de sujets isolés les uns des autres, qui attendraient de l’extérieur des formes et des principes d’intégration communautaire et qui, en matière pénale, recevraient leur peine comme le nécessaire rééquilibre d’une balance métaphysique, ainsi que l’exprime Howard Zehr 7, mais une société composée d’individus ayant leur propre identité et placés dans un tissu de relations intersubjectives. La reconnaissance mutuelle des identités propres constituent le socle sur lequel reposent les échanges au sein de la collectivité sociale.
Le philosophe Emmanuel Levinas (1905-1995) a développé une anthropologie pour laquelle rien n’est moins conditionné que l’homme. C’est ainsi qu’Emmanuel Levinas résout le dilemme précédent en posant un sujet éthique sans assimilation à l’être et à la totalité neutre. L’homme est celui qui échappe à la totalisation, il ne se laisse ni définir, ni comprendre, l’homme est unique et sujet d’une responsabilité infinie.
Pour Levinas, il n’est pas possible de penser le bien à partir de la raison ; la raison ne peut que provoquer des discours sur ce qui est. Pour lui, il ne faut pas d’abord définir le bien et ensuite chercher des techniques rationnelles pour l’approcher mais, au contraire, le bien se laisse entrevoir dans la rencontre avec le visage de l’autre : « Le visage du prochain me signifie une responsabilité irrécusable précédant tout consentement libre, tout pacte, tout contrat, […] le dénuement du visage est nudité, non forme 8. »
Le fondement de la morale selon Levinas réside dans cette rencontre unique d’autrui, dans cette immédiateté où l’autre me sollicite et où il est urgent de le secourir et de l’écouter. C’est le visage comme commandement qui enseigne la signification éthique. L’autonomie n’est pas le point fondamental de l’éthique humaine et, conséquemment, la responsabilité n’est pas quelque chose dont on décide librement mais qui s’impose à nous. Ce mouvement s’effectue à partir d’une passivité. Levinas parlera d’une « passivité radicale de la subjectivité ».
Le schéma le plus répandu voudrait que la responsabilité naisse de la liberté, que la responsabilité naisse de l’action et que l’action naisse de la liberté d’agir. Levinas, lui, propose de reconnaître l’attente comme facteur de responsabilité parce qu’elle laisse la relation disponible. Son schéma introduit donc la passivité comme nécessaire à l’avènement de la liberté. Le sujet est responsable avant d’être libre et non pas libre parce que responsable. L’alternative à la construction rationnelle de la morale est donc une construction sentimentale.
Le sentiment, pour Levinas, est à la fois source et légitimité de la morale. Ce sentiment naît de la rencontre du visage de l’autre qui servira de fondement à la morale. La particularité de la pensée de Levinas est cette notion « d’individualisme éthique », c’est-à-dire la possibilité de voir dans le visage de l’autre une individualité irréductible à la compréhension et à l’intégration dans un système. Le rationnel sera impliqué, mais dans un second temps, et sera introduit par l’élément tiers qui peut être personne ou institution. La rencontre de l’autre fait naître le sentiment moral, mais le tiers formalisera et spécifiera cette rencontre.
La justice pénale fait erreur en ne considérant pas cette étape de la rencontre comme fondamentale. Le seul rapport institutionnel et distancié est contre-productif. L’État qui, en matière pénale, endosse à la fois le visage de la victime et celui de la société ferait bien de reculer de quelques pas avant de figer dans le marbre des situations humaines complexes.
Restaurer le lien
Comment faire de l’évocation de ce lien originel une relation concrète et tangible ? Elle nécessite un engagement des corps dans leurs répulsions et attractions respectives, le but étant de les surmonter pour restaurer une stabilité et une mobilité nouvelles. Stabilité des passions à l’image de la justice d’équilibre et mobilité permettant un avenir dans et pour la société. La victime est toujours dans les rangs des sacrifiés et les prisons débordent d’inefficacité. Une simple rencontre des parties soulagerait l’appareil et réduirait considérablement les pertes collatérales de temps, d’espace et d’envie de vivre pour les uns et pour les autres.
Dans notre droit, c’est l’État qui punit l’individu transgresseur et c’est l’État qui gère la punition dans sa dimension pratique pour éviter tout phénomène de vengeance de la part de la partie lésée par le crime ; comme l’écrit Hegel : « La vengeance se distingue de la punition en ce que l’une est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée, tandis que l’autre est l’œuvre d’un juge. Il faut donc que la réparation soit effectuée à titre de punition, car, dans la vengeance, la passion joue son rôle, et le droit se trouve troublé 9. »
Cette conception a conduit le droit et la justice moderne à éloigner petit à petit la victime du processus pénal, et du même coup, la punition infligée se réfère davantage à un code de lois qu’à des faits commis sur quelqu’un en particulier. À juste raison Hegel poursuit en mettant en garde contre un excès de subjectivité dans les affaires de justice : « De plus, la vengeance n’a pas la forme du droit, mais celle de l’arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien, quand le droit se présente sous la forme de la vengeance, il constitue à son tour une nouvelle offense, n’est senti que comme conduite individuelle, et provoque inexpiablement, à l’infini, de nouvelles vengeances 10. »
Cependant, à trop vouloir identifier le traitement subjectif des affaires de justice avec la vengeance arbitraire, on finit par faire de la peine une abstraction qui n’est plus comprise par beaucoup tant elle est dissociée de la figure de la victime. L’erreur est de vouloir qu’un système remplace l’autre. La place de la victime dans le procès pénal a véritablement été réintroduite dans le système judiciaire français par Robert Badinter en 1981 quand il était garde des Sceaux. Aujourd’hui on considère que le temps consacré à la victime dans un procès d’assises est de 10 %. Notre droit moderne depuis le XVIIIe siècle a permis de vaincre l’arbitraire de la justice mais a entraîné l’effacement de la figure de l’offensé en faisant porter à l’État ce rôle. Le processus qui a conduit à ce glissement est bien compris et largement justifié au regard d’un droit démocratique applicable à tous, sans distinction de classe et de moyens, mais il est insuffisant pour donner du sens à la peine car il éloigne la notion de responsabilité. Comme l’écrit Michel Foucault : « On met l’homme devant sa peine et non pas devant sa faute 11. »
Une autre manière de procéder consisterait à partir du principe que le crime et le délit ne sont pas d’abord une loi que l’on transgresse, mais des liens que l’on brise. C’est le principe de base de la justice restaurative. Nous vivons dans une société où nous sommes tous interconnectés. Le crime ou le délit crée des interférences qui perturbent la relation. La société dans son entier ne pourra continuer à vivre sereinement, en paix, que si l’on identifie ces perturbations et que l’on rétablit une communication normale entre les différents acteurs. Précepte qui se traduirait par : « ce sont les personnes qui font qu’une personne est une personne » ou « mon humanité est liée à ton humanité ». Si l’humanité de chacun est rattachée à l’humanité d’autrui, le tort fait à l’un représente également un préjudice pour l’autre.
Par conséquent, face à une infraction, on identifie les besoins et les obligations de chacun, et on tâche de réparer les dommages et de remédier au tort commis, car c’est la seule façon de rectifier le préjudice subi par la victime. La réparation exige que l’on prête attention à tous ceux qui souffrent, car elle reste impossible si une partie du tout est lésée.
Un processus de justice restaurative, compte tenu de l’accent qu’elle met sur les rapports et sur l’importance du contexte dans toute tentative de rétablir des relations, met en présence toutes les parties intéressées par un événement en particulier. D’une manière concrète, il s’agit de l’infracteur, de sa victime ou d’une victime ayant subi les mêmes torts, et de la collectivité touchée par le conflit ou le crime. L’objectif des rencontres n’est pas forcément d’aboutir à une entente sur une réparation du dommage, ce qui différencie la justice restaurative de la médiation, mais de permettre à tous de se parler en vérité, d’aider la victime à répondre à ses nombreuses questions, et de mettre l’infracteur devant ses responsabilités.
Il est évident que ce principe restauratif se décline de nombreuses manières différentes et peut aboutir à des résultats fort divers selon que l’on est dans le cadre d’un crime ou d’un délit, d’un conflit familial, de violences scolaires… En France, depuis 2012, ont lieu à la maison centrale de Poissy des rencontres indirectes détenus/victimes. Les personnes engagées sont victimes ou auteurs de crimes très graves et les faits se sont déroulés il y a plus de dix ans. L’objectif est, dans ce cas, le dialogue sans masque et la possibilité pour chacun de repenser sa place dans la société par rapport au crime subi ou commis. La circulation de la parole dans le groupe restauratif permet à chaque partie de renouer une commune humanité au-delà des statuts attachés au statut de chacun. L’offenseur ne sera pas un éternel offenseur et le statut de victime est également un statut transitoire.
Depuis août 2014, la justice restaurative est inscrite dans la loi française et permet que soit proposé aux victimes et aux infracteurs volontaires de participer à un processus restauratif à tous les stades de la procédure judiciaire. La justice restaurative ne vient pas se substituer à la justice rétributive classique, mais vient en pallier les insuffisances ; insuffisance, nous l’avons vu, dans la place accordée à la victime, à sa souffrance et à ses questions, et en considérant que les besoins de la victime ne sont pas que d’ordre matériel. Insuffisance dans la prise en considération du sens de la peine. La peine prononcée sur un fait passé ne laisse pas beaucoup de place à l’avenir et ne contribue pas toujours à provoquer chez l’auteur des faits une vraie responsabilité. La peine se traduit souvent, au contraire, par un renforcement de son pouvoir de résistance et donc par une tendance à se victimiser lui-même. Insuffisance dans la prise en compte de l’interdépendance des individus entre eux. Et, enfin, la trop grande importance donnée à l’institution et au face-à-face du justiciable avec celle-ci au détriment des autres relations.
Insuffisances qui pourraient se résumer dans la difficulté de penser une peine qui ne soit que punition et souffrance pour celui qui la subit. Les études montrent que les différents programmes punitifs mis en place ne parviennent pas à faire diminuer les taux de récidive. « Les ouvrages sur la dissuasion n’ont pas non plus prouvé que des forces de police plus puissantes, des prisons plus nombreuses et des châtiments plus lourds et systématiques produiraient un effet sensible sur le taux de criminalité 12. »
Même si la justice restaurative ne résoudra pas à elle seule toutes les questions liées à la criminalité et à la délinquance ordinaire, elle a l’immense mérite de poser des questions fondamentales sur les finalités de tout système juridique. Amartya Sen 13 dit qu’une société ne peut être jugée uniquement sur ses principes et devrait l’être aussi sur ses réalisations et, concrètement, sur comment les hommes et les femmes vivent entre eux ces principes de justice. Amartya Sen cite comme exemple l’abolition de l’esclavage : ceux qui ont aboli l’esclavage aux XVIIe et XIXe siècles ne pensaient pas qu’abolir l’esclavage rendrait le monde parfaitement juste mais disaient qu’une société esclavagiste est totalement injuste. C’est ce diagnostic d’une injustice intolérable qui a fait de l’abolition de l’esclavage une priorité absolue, sans qu’il fût pour cela nécessaire de tracer les contours d’une société parfaitement juste.
L’idée de justice ne se fonde donc pas sur une abstraction, mais sur des réalisations concrètes au regard desquelles l’individu, la société (ou Dieu) peut juger si elle contribue à la paix ou non. La justice restaurative, comme le fait remarquer Howard Zehr, est plus concernée par le résultat du processus que par le mécanisme lui-même. Posant la primauté de la restauration des relations sur le mécanisme juridique en tant que tel, elle indique l’inflexion nécessaire du système pénal actuel qui ne pourra continuer à penser la privation de liberté comme finalité en soi, comme si la prison produisait à la fois le châtiment et la réhabilitation.
Si l’on souhaite que les hommes s’en sortent, il semble nécessaire de reformuler un nouvel ordre du mécanisme juridique. Il est indispensable d’emblée de remettre les parties en contact. Prendre conscience que, contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire, le fondement de la morale ne repose plus sur un principe transcendant absolu universel, mais plutôt sur un système de reconnaissance mutuelle fractionnée et individualisée, dont la cohérence ne peut apparaître qu’après l’expérience de la rencontre du visage de l’autre. C’est le visage comme commandement qui enseigne la signification morale de toute chose. S’annoncent alors les prémices de la réhabilitation. Ensuite l’appareil (juridique, étatique) peut se saisir des procédures techniques à mettre en place. La prison deviendra alors une interface où le châtiment et les conditions de réhabilitation pourront cohabiter sous le même toit dans une perspective aérée.
A lire l’article de Marie-Noële Duchêne » Justice humaine, justice divine «
NOTES
1 Voir le seul livre en français d’Howard Zehr : La justice restaurative,
Labor et Fides, Genève 2002.
2 Cesare Beccaria : juriste italien (1738-1794) auteur de Des
délits et des peines, ouvrage majeur qui influencera la
politique pénale de l’Europe de manière décisive. Lorsque
Beccaria commence à écrire son livre, la justice criminelle
en Europe est à ses balbutiements. Les châtiments étaient
atroces, on ne se bornait pas à frapper de mort la plupart
des crimes mais on aggravait cette peine par d’horribles
supplices. Le juge avait des pouvoirs quasi illimités en
matière d’application des peines, aucun droit à la défense,
ni l’équité d’une proportion entre les délits et les peines.
3 Jéremy Bentham, philosophe anglais (1748-1832), père du
courant appelé « utilitarisme » avec John Stuart Mill.
4 Étienne Dumont, Théorie des peines et des récompenses,
extraits des manuscrits de Jérémie Bentham, Tome 1,
Bruxelles, 1840, p. 23.
5 Ibid., p. 26.
6 Ibid., p. 26.
7 Howard Zehr, Changing Lenses, Herald Press, Scottdale,
1990.
8 Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence,
Le Livre de Poche, Paris, 1978.
9 G. W. F. Hegel, Propédeutique philosophique, Les Éditions
de Minuit, Paris, 1963.
10 G. W. F. Hegel, op. cit.
11 Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975
12 John Braithwaite et Philip Pettit, Not Just Desert : A Republican
Theory of Criminal Justice, Clarendon, Oxford, 1990.
13 Amartya Sen, L’idée de justice, Flammarion, Paris, 2009.
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