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Un ange passe…

Le repos pendant la fuite en Égypte, peinture du Caravage (vers 1559) que nous présente Pierre Ruetsch exprime le désir de l’artiste de mettre l’accent sur l’aspect naturel et vivant d’une scène biblique ; le sacré transparaît dans la vie. (Signalons que le musée Fabre à Montpellier et le musée des Augustins à Toulouse consacrent chacun une exposition à ce peintre jusqu’au 14 octobre.)

  Il a vingt six ans, sa mère est morte il y a cinq ans, il lui reste onze années à vivre entre bagarres, prison, assassinat, fuites, pour finir seul sur une plage… Chez lui, impossible de tracer une frontière entre la vie et l’oeuvre : il est là sans qu’il y ait besoin d’un autoportrait ou d’une signature.

  Repos avant l’arrivée de l’ombre. Des ombres. Dernier tableau heureux, paisible. Il est déjà un grand peintre, il va devenir le géant qui mettra en scène le combat de la lumière et de la ténèbre.

  Le sujet est modeste. Pas de miracle, de catéchisme, de prétexte à exalter la rhétorique de la Contre- Réforme, juste un bref épisode signalé en Luc 2,13, mais la présence d’un ange, physique, réelle, dont même les ailes évoquent celles d’une hirondelle. Un ange qui va transformer cette fuite nocturne de réfugiés traqués qui fuient les persécutions – comme l’histoire d’hier et d’aujourd’hui en connaît tant – en un instant de paix.

  Que voyons-nous et qui nous émeut chaque fois que nous sommes en présence de cette oeuvre ? À droite, une femme avec son bébé ; elle n’en peut plus, elle s’est assoupie la main pendante, sa joue sur le front de l’enfant. Ce n’est pas « la Vierge et l’enfant Jésus », c’est une mère avec son nouveau-né, un petit être fragile, les yeux fermés, qui se repose tranquille dans le bras protecteur : le premier vrai nourrisson de la peinture occidentale. À gauche Joseph, il a beaucoup marché, sans sandale comme les pauvres ; il se frotte les pieds l’un sur l’autre pour les apaiser, comme pourrait le faire chacun d’entre nous. Derrière lui, l’âne : sans doute le plus chargé d’humanité de toute l’histoire de la peinture. Joseph est « aux anges », il tient une partition…

  Et voici l’ange, au premier plan, à peine drapé devant Joseph. Pas une « créature angélique » ; non, un joueur de violon au corps de chair qui s’appuie comme le ferait un vrai violoniste sur sa jambe gauche en regardant l’archet. Joseph le regarde, concentré. Voir un ange, le vieil homme n’en paraît pas surpris. Pour lui, pas de questionnement métaphysique, son visage est attentif, il ne quitte pas l’ange des yeux. De ses grosses mains de charpentier, il tient la partition, il guette l’instant où on lui indiquera de tourner la page. Pendant que Marie et l’enfant rêvent paisiblement, le vieux père et son âne vivent ce miracle de la paix donné par la musique.

  La musique ! Pas quelques traits figurés, mais la vraie partition du motet du musicien flamand Noël Bauldewijn, composé en 1520 pour mettre en musique quelques vers du Cantique des Cantiques : « Que tu es belle et que tu es gracieuse, amour […] viens, sortons à la campagne […] si les grenadiers fleurissent là je te donnerai mes caresses. »

  C’est l’heure des vêpres, du coucher du soleil : la nuit vient avec ses dangers.

  Mais voilà ce que joue l’ange, sans les mots, mais dans les regards de Joseph et de l’âne : l’amour. La musique devient un acte d’amour dans le quotidien d’angoisse des trois fugitifs pourchassés par le pouvoir politique du temps. L’absolu du repos, c’est cet instant de rencontre, lorsqu’un ange passe et qu’il nous permet, comme la mère, de rêver ; comme le père, d’être ému ; comme l’enfant, de dormir paisiblement.

  En 2006, l’ensemble Hesperion XXI, dirigé par Jordi Savall a enregistré un disque intitulé : « Lachrimae Caravaggio », conçu comme une méditation sur quelques oeuvres du peintre ; le tout accompagné d’un superbe livret de D. Fernandez. Il y reprend ces mots du musicien contemporain Arvo Pärt : « Dans la musique, on pourrait dire qu’une voix ou une ligne mélodique est comme l’âme d’un homme. » C’est ce que nous joue l’ange du Caravage. L’entendons-nous ?

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À propos Pierre Ruetsch

est professeur d’histoire, membre de l’Oratoire du Louvre, engagé dans l’accompagnement des migrants et sans papiers à la Clairière (centre social fondé en 1911 par le pasteur Wilfred Monod).

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