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Les décroissants : qui sont-ils vraiment ?

La croissance est un des « dogmes » économiques les plus difficiles à remettre en question. Certains s’y essaient pourtant, appelés parfois les « décroissants », ou les « objecteurs de croissance ». Le pasteur N. Blanc nous interroge à ce sujet, en s’inspirant de la théologie du Process.

Les objecteurs de croissance étaient pour moi des individus qui s’engageaient pour un monde irénique mais proche de l’âge de pierre. Souvent caricaturés par les médias qui nous montrent volontiers des « hurluberlus » n’ayant pas forcément le sens des réalités et refusant tout progrès, il nous est difficile d’apporter du crédit à un discours qui ne va pas dans le sens des normes sociales.

Il est vrai que la pratique des objecteurs de croissance trouve son origine dans la pensée d’un mathématicien et économiste dissident, Georgescu-Roegen, en particulier dans The Entropy law and the Economic Process (La loi de l’entropie et l’évolution économique) paru en 1971 et Energy and Economic Myths (Énergie et mythes économiques) en 1976. Roegen trouvait insatisfaisants les modèles économiques modernes qui, d’après lui, isolent l’économie de l’environnement terrestre. Les sciences économiques sont basées sur des principes physiques dit « mécanistes », antérieurs à certaines données scientifiques modernes. Par exemple, une idée phare du développement durable est que le recyclage permettrait de réutiliser le matériel usagé et de le considérer comme un gain, générant ainsi un apport économique. Or cette logique économique ne prend pas en compte qu’il y a une réelle perte d’énergie lors de la transformation de ces matériaux. Cette énergie qui se dissipe n’est pas récupérable, et elle dégrade lentement mais sûrement le matériau utilisé. Roegen fonde un nouvel itinéraire de pensée à partir de principes physiques qui démontrent que la matière utilisable par l’économie humaine ne peut être considérée comme infinie. Il considère le développement économique dans le contexte écologique global (celui de la Terre) avec sa réalité physique et donc avec les lois qui la régissent (ce modèle est appelé bioéconomie).

L’analyse de Georgescu-Roegen implique « l’entropie », qui est grosso modo le fait que l’énergie perdue par un système contribue à l’augmentation d’un désordre global, et ne peut pas être réutilisable. Ce second principe de la thermodynamique a été découvert en 1824 par Sadi Carnot. Rappelons que les principes qui régissent l’économie prônant la « croissance infinie » sont basés sur des principes physiques antérieurs aux découvertes de Carnot (ceux que nous appelons mécanistes).

L’adaptation à l’économie de cette théorie montre qu’une grande partie de l’énergie utilisée par l’industrie se transforme en chaleur, et ne peut jamais redevenir une énergie mécanique. L’entropie décrit un processus irréversible. Toute énergie consommée par les machines finit par disparaître. Ce qui veut dire que les ressources énergétiques de la Terre sont un capital limité. Plus l’on puise ce qui est utilisable par les machines, plus la fin de l’histoire basée sur une économie à croissance infinie se rapproche. Pour Roegen, l’activité économique est un processus destructeur de matière dont le volume utilisable est limité.

Les théories de Roegen et de ceux qui le suivent peuvent nous aider à mieux percevoir la réalité de nos schémas économiques. Prenons un exemple : la banane. Nous la trouvons dans nos supermarchés, à un prix très bas puisque produite en grande quantité. Mais nous ne sommes pas nécessairement au courant de l’impact de son exploitation. Une banane qui provient d’une plantation d’Amérique centrale, pour être produite en grande quantité, reçoit un traitement de pesticides dix fois plus élevé que dans l’agriculture intensive des pays industrialisés. Or 90 % de ces pesticides se perdent dans l’environnement. Les produits chimiques toxiques se retrouvent dans l’écosystème local, entraînant ainsi mortalité et difformités dans la faune locale. Au Costa Rica, grand producteur de bananes, on estime que 90 % des récifs coralliens sont morts à cause du ruissellement des pesticides. Les plantations de bananes ont causé l’épuisement des sols, le déboisement et la destruction d’un bon nombre d’écosystèmes.

Lorsque nous consommons une banane, son prix est fixé en fonction de la quantité produite, ducoût du transport, du stockage… mais en aucun cas la dégradation du système écologique (mort et malformation humaine comprise) n’est prise en compte, car les systèmes économiques n’ont pas intégré que la biosphère est un système clos. L’impact de l’activité physique de notre économie ne peut se dissoudre dans l’atmosphère indéfiniment ; des limites existent, même si nous ne les voyons pas forcément. Voilà la critique de Roegen envers les systèmes économiques se basant sur une croissance infinie ou même dite durable, voire le nec plus ultra : la « croissance verte ».

L’ensemble des produits que nous consommons sont à l’image de la banane, consommant une matière limitée, à disposition immédiate, mais se raréfiant. Quid des générations à venir nous demandent les successeurs de Roegen ?

Au lieu de s’arrêter à un constat culpabilisant « l’homo-cliens », Herman Daly (économiste) et John Cobb (théologien du Process) ont fait des propositions pour réconcilier économie et biosphère dans leur livre intitulé For The Common Good (Pour le bien commun). Par exemple, ils proposent dans leur ouvrage de préférer au Produit Intérieur Brut (PIB) un autre indice, l’Indice de Bien-Être Durable (IBED) qui prend en compte de nouvelles dimensions pour mesurer la richesse produite par un pays, comme l’éducation, la santé, le sens du travail individuel pour le bien commun. Daly et Cobb proposent de poser de nouvelles bases à notre société, eu égard aux dégradations de notre consumérisme et les inégalités qu’elle provoque. Pour les décroissants (que cette dénomination est finalement réductrice !) une transformation écologique et sociale est nécessaire afin de contribuer à l’habitabilité de l’environnement. Les objecteurs de croissance ne sont pas des dissidents sans bases de réflexion, ils nous ouvrent un champ de pensée créatrice, évolutive. Non seulement parce qu’ils refusent de se laisser écraser par des doctrines économiques dépassées (par ce que la science nous a apporté) mais encore par souci d’une meilleure redistribution des ressources. Loin de refuser le progrès, la science, ils veulent réfléchir à l’impact de notre consommation pour qu’elle soit un outil et non un but en soi.

Ce qui m’interpelle de manière croissante, c’est l’intérêt qu’ils portent à la liberté individuelle face à la logique de masse, car paradoxalement, alors que l’on entend parler « d’intégrisme vert », n’avons-nous pas tendance à nous laisser endormir par les discours promettant que notre salut se situe dans une croissance économique, que notre bonheur se trouve dans la relance de la croissance ou de meilleurs résultats du PIB ?

Pour les objecteurs de croissance, le centre de tout échange économique doit être la condition de vie des êtres humains dans leur environnement. Ils insistent, comme avec l’IBED, sur l’accès à la joie, celle d’une modération dans notre consommation, pour, à l’avoir, préférer la relation. Sobriété au lieu de consommation, revient ici à se sentir habitant et responsable de ce monde qui est le nôtre. La joie de vivre ne peut être résumée à un avoir, encore moins lorsque celui-ci ne cesse de dégrader un environnement qui peut nous faire du bien.

La théologie du Process invite à ne pas laisser les dogmes nous enclaver dans des habitudes en suivant la voix de Celui qui aime tellement le monde qu’il ne cesse d’affirmer la vie, la nouveauté, la conscience et la liberté (cf. John Cobb). Se laisser saisir par les interrogations et, pourquoi pas, par les aspirations des objecteurs de croissance me semble aujourd’hui incontournable pour chaque individu. Non seulement parce que l’avenir est à dessiner et appartient à chacun, mais aussi parce que nous sommes garants d’une humanité en recherche d’elle-même, ayant besoin de se rappeler, comme le montre Douglas John Hall (Être image de Dieu), que l’homme n’est pas indépendant des autres créatures.

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À propos Nicolas Blanc

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