Qui eût pensé, au soir du lundi 29 janvier 1523, que ce qui venait de se passer dans la bonne ville de Zurich allait faire date dans l’histoire de la chrétienté ? Ce
jour là y eut lieu une dispute de religion, convoquée par le bourgmestre Markus Röist pour entériner les 67 thèses que le curé du Grand-Moutier avait rédigées à cette intention et qui restent l’un des documents majeurs de la Réformation. Cette dispute est aussi ce qui a donné le branle au courant proprement réformé de ce qui allait s’appeler le protestantisme.
Une Réforme sui generis
La figure de Calvin a pris tant de place dans l’historiographie protestante francophone que la Réforme zurichoise, le réformateur Huldrych Zwingli et son successeur Heinrich Bullinger y restent souvent mal connus, même dans les régions de Suisse romande qui, comme le canton de Vaud, doivent davantage à cette influence-là qu’à celle de Genève. C’est oublier que, sans la protection et les interventions des gouvernements des régions acquises à la Réforme zwinglienne, celle de Genève n’aurait pas pu subsister ou n’aurait même pas pu commencer à y prendre pied.
Il faut distinguer encore plus nettement la réforme de Zwingli de celle de Luther. Si le réformateur de Wittenberg avait choisi d’entrer au couvent pour des raisons certes religieuses, mais toutes personnelles, celles de sa culpabilité envers Dieu, le réformateur zurichois était devenu prêtre parce que ses parents avaient choisi qu’il le soit, tout comme ils auraient pu décider qu’il devienne paysan ou charpentier ou je ne sais quoi d’autre. C’est dans l’exercice concret de sa fonction de curé de Glaris, petite bourgade de Suisse centrale, que Zwingli en est venu à prendre peu à peu conscience de nombreuses distorsions entre ce qu’il était censé faire ou ce que les gens croyaient devoir attendre de lui, et ce qu’il découvrait dans la Bible, en particulier dans le Nouveau Testament et plus précisément encore dans les évangiles.
Luther a certes franchi son premier pas réformateur en 1517 et Zwingli, son contemporain (il était né deux mois après lui) a eu connaissance de l’un de ses écrits dès 1518. Mais Zwingli a nettement indiqué que son évolution personnelle ne devait quasiment rien au réformateur saxon : il n’avait découvert les premiers écrits de Luther qu’après avoir quitté Glaris pour différentes raisons dont, justement, ses premières options réformatrices. Plus tard, quand les deux réformateurs se sont enfin rencontrés en 1529 au château de Marbourg, ils ont fini par tomber d’accord sur quatorze points de doctrine, mais leur désaccord à propos de l’interprétation de la cène a été si net, surtout de la part de Luther, qu’il est resté par la suite l’une des raisons majeures pour lesquelles les Églises luthériennes ont tenu à conserver leurs distances envers les Églises réformées, du moins jusqu’à la formation, dans plusieurs Länder allemands, au cours du XIXe siècle, d’Églises « unies » (Unierte Kirchen).
La Réforme zwinglienne revêt un caractère propre, sui generis, qui tient pour une large part aux conditions de son émergence et justement à l’expérience concrète de Zwingli pendant sa décennie de sacerdoce à Glaris, puis pendant trois ans à l’abbaye d’Einsiedeln. Elle tient d’autre part aux modalités de son insertion dans le contexte sociopolitique de la ville de Zurich et des territoires environnants. La dispute de 1523 et le principal document qui en est résulté, Les 67 thèses réformatricesde 1523 et leurs commentaires (titre de la traduction française, Genève, Labor et Fides, 2021), peuvent être considérés comme le point de convergence de ces différentes prises de conscience.
Les thèses en question ne sont pas nées dans l’abstrait, mais sont le résultat des observations, réflexions et expériences de Zwingli tout au long du ministère sacerdotal dans lequel il s’est trouvé engagé dès l’âge de 22 ans. Il en est venu au fil des ans à repérer de nombreuses discordances entre les obligations que l’Église, c’est-à-dire son clergé, imposait aux fidèles et ce qu’il découvrait dans les Évangiles. La documentation ne permet pas de discerner si son malaise devant certaines dérives dans l’exercice du sacerdoce a précédé sa lecture toujours plus exigeante des évangiles ou si ce fut l’inverse. Disons qu’au fil des années, cette lecture a fini par rendre toujours plus illégitimes à ses yeux de nombreuses pratiques ecclésiales en usage et les constructions doctrinales qui étaient censées les légitimer. Résultat : un évangélisme de terrain, un enseignement et une prédication en prise directe sur ce que tout un chacun était censé croire ou faire pour son salut, le tout sous-tendu par une aversion toujours plus vive envers l’hypocrisie de trop nombreuses pratiques sacerdotales.
Vers la dispute de 1523
Mais quand la Réforme à la manière de Zwingli a-t-elle réellement commencé : en 1523 ou trois ans plus tôt, lors de son arrivée à Zurich, 1er janvier 1520, une date que les Zurichois ont à juste titre tenu à commémorer en 2020 ? Le jour même de son entrée en fonction en qualité de Leutpriester, de « prêtre des gens », donc de curé, Zwingli a prononcé une première prédication dans la chaire du Grand-Moutier C’est ce qu’attendaient de lui les Zurichois qui avaient milité pour qu’on l’appelât à assumer son ministère dans leur ville. Ils l’avaient fait au retour d’un pèlerinage à Einsiedeln où ses qualités de prédicateur et le contenu de ses sermons les avaient fortement impressionnés.
Ils attendaient de lui qu’il favorise un certain renouveau au sein de leur Église locale. Ils ne furent pas déçus. D’emblée Zwingli a rompu avec les habitudes : au lieu de s’en tenir à des prédications fondées sur les passages bibliques prescrits par le lectionnaire, il choisit de se laisser guider, péricope après péricope, par l’évangile selon saint Matthieu. Plus tard, il ne manqua pas de prêcher aussi sur des passages des épîtres ou des prophètes, mais en un premier temps c’est cet évangile qui servit de fil conducteur de sa prédication. Or, des quatre évangiles, c’est celui qui contient le plus d’instructions ou de recommandations sur la manière dont chacun peut ou doit gérer sa vie et son comportement au jour le jour. Cette suite de prédications fut pour Zwingli l’occasion d’aborder de nombreux aspects de la piété ou de la vie ecclésiastique, et d’en discuter plus avant selon les cas, avec des groupes de fidèles ou des notables de la cité. Ce sont surtout ces prédications qui, par leur contenu aussi bien que par les réactions parfois intempestives qu’elles ont suscitées, ont conduit à la dispute de 1523. Les commentaires aux thèses de cette dispute que Zwingli a rédigés dans les mois qui l’ont suivie sont d’ailleurs visiblement, en de nombreux passages, des reprises de ces prédications.
Mais notre futur réformateur envisageait-il déjà, en les prononçant, d’aboutir à une dispute, et l’idée en vint-elle même de lui ? Faute de réponses à cette question, on peut et doit au moins se la poser. Car la nécessité de cette dispute pourrait fort bien s’être imposée non à Zwingli, mais au magistrat, en l’occurrence au déjà cité bourgmestre Markus Röist, un personnage considérable dans le contexte régional de l’époque. C’est par exemple lui qui avait commandé les troupes suisses, jusqu’alors réputées invincibles, lorsqu’elles furent vaincues en 1515 par celles de François 1er lors de la bataille de Marignan. Or Röist avait le souci du bon ordre dans sa ville de Zurich et, bien qu’il approuvât pour une bonne part les critiques que Zwingli adressait à l’institution ecclésiastique, les désordres et autres altercations auxquels sa prédication donnait lieu n’étaient pas pour lui plaire. C’est donc probablement lui, et non Zwingli, qui eut l’idée et prit l’initiative de convoquer une dispute (disputatioau cours de laquelle on se prononcerait sur les points les plus controversés de ses prédications et mettrait ainsi fin à une situation lourde de conflits potentiels qui ne devaient pas se perpétrer.
La réforme de l’Église, une affaire « civile »
Considérée sous cet angle, la Réforme dite de Zwingli n’a donc pas tellement été son fait, mais celui du pouvoir séculier. Elle se distingue à cet égard de celle de Luther qui n’a bénéficié qu’en un second temps de l’assentiment et de l’appui du prince qui régnait sur Wittenberg. Zurich appartenait au diocèse de Constance. Quand l’évêque ordinaire du lieu voulut rappeler aux autorités zurichoises qu’il lui appartenait à lui, Hugo von Hohenlandenberg, et non à une instance séculière, de se prononcer en matière ecclésiastique ou religieuse, Markus Röist et son Conseil lui répondirent en substance de se mêler de ce qui concernait l’Église à Constance, et de laisser les magistrats zurichois mettre de l’ordre dans leur propre maison. La conclusion de la dispute ne laisse aucun doute à cet égard : il n’y eut pas de vote de l’assemblée, formée pourtant en majeure partie d’ecclésiastiques, mais une décision prise par les « bourgmestre, conseil et grand conseil de la ville de Zurich ».
Vu d’aujourd’hui, on pourrait penser à une intrusion illégitime de l’État dans les affaires de l’Église. C’est d’ailleurs la manière dont un Alexandre Vinet, mais au XIXe siècle, a cru pouvoir interpréter cette situation : il y voyait une inconséquence de la Réforme. Au moment même de l’événement, en revanche, l’autorité civile s’est considérée comme investie du pouvoir, du devoir et du droit de représenter les fidèles, c’est-à-dire l’Église concrète de son ressort, et ces fidèles semblent dans leur ensemble avoir bel et bien reconnu la légitimité de cette attitude. Ce fut évidemment le cas dans les régions où la Réforme de tournure zwinglienne s’est répandue, mais ce le fut aussi ailleurs en Europe, voire très temporairement et très localement en France quand le suzerain d’une région passait aux idées nouvelles en matière de religion.
À Berne, quand la Réforme de Zwingli se mit à faire tache d’huile, c’est également l’autorité civile qui prit l’initiative et assuma les conséquences de la dispute de religion qui y eut lieu du 6 au 26 janvier 1528, et c’est encore elle qui imposa la mise en œuvre de ses conclusions par un édit du 7 février suivant. À la différence de Zurich, les premières velléités réformatrices ne s’y sont pas tellement manifestées dans les prédications d’un ecclésiastique, mais dans des interventions très laïques, en particulier par les pièces de théâtre, des farces, que le peintre et membre du Conseil de ville Niklaus Manuel Deutsch fit représenter lors des carnavals : en 1523 Die Totenfresser (les bouffeurs de cadavres), en 1524 Vom Papst und Christ Gegensatz (l’opposition entre le pape et le Christ) et en 1525 Die Ablaßkrämer (les boutiquiers d’indulgences), trois thèmes qui lui permettaient de développer sous forme sarcastique des aspects importants des thèses zwingliennes. On peut d’ailleurs se demander si l’idée ne lui en est pas venue à la lecture des commentaires de Zwingli aux thèses de 1523, à supposer que le texte, rédigé en moyen haut allemand, lui en soit tombé entre les mains. À Berne, la décision d’organiser la dispute de 1528 a donc été surtout le fait de laïcs qui l’ont presque imposée à des prédicateurs certes acquis aux idées nouvelles, mais non sans une certaine timidité : ils se sont à bien des égards contentés de suivre le mouvement plutôt que d’en prendre l’initiative.
La troisième grande dispute zwinglienne du moment est évidemment celle qui eut lieu dans la cathédrale de Lausanne du 1er au 8 octobre 1536. La décision de l’organiser n’émana toutefois pas des autorités locales, mais du nouveau suzerain bernois qui avait pris possession du Pays de Vaud, jusques et y compris la région de Thonon, au début de cette même année 1536. L’évêque n’eut évidemment rien à dire et ne fut même pas consulté, lui qui avait déserté sa cité épiscopale pour se réfugier à Évian, de l’autre côté du Léman, en attendant vainement que l’envahisseur bernois soit obligé de se retirer. Ce fut donc encore une fois l’autorité civile, en l’occurrence le nouveau suzerain, qui présida la dispute, en entérina et en appliqua les conclusions sur ses nouvelles terres.
À la différence de celle de Zurich, les disputes de Berne et de Lausanne furent l’occasion de réels débats auxquels prirent part quelques-unes des personnalités les plus représentatives de la Réforme à ses débuts, par exemple Zwingli à Berne (deux très longues prédications) ou Calvin à Lausanne (mais sans réellement influer sur la dispute). Dans les trois cas, le souci premier fut de mettre en place une nouvelle organisation de la vie religieuse et de définir de nouvelles manières de célébrer le culte. Chaque fois, c’est donc le modèle zwinglien qui a prévalu, à la différence de Genève où Calvin réussit dès son retour en 1541 à faire prévaloir un régime de gouvernement ecclésiastique (consistoire et compagnie des pasteurs), à imposer aux fidèles une discipline et à faire valoir des exigences théologiques que n’ont connues ni le pays de Vaud ni les territoires alémaniques gagnés à la Réforme (par exemple, tandis que Calvin insistait lourdement sur sa doctrine de la double prédestination, les zwingliens n’y souscrivaient pas et les pasteurs vaudois avaient l’interdiction de l’aborder dans leurs prédications).
Les principales réformes de Zwingli
Zwingli est mort sur le champ de bataille de Kappel am Albis en 1531, huit ans après la dispute réformatrice de 1523. La Réforme dont il a été l’initiateur et l’un des principaux artisans n’avait donc pas encore déployé toutes ses virtualités, mais il y a laissé sa marque trop souvent estompée par les apports de ses après-venants. Comme Luther et comme eux tous, il a évidemment insisté sur la nécessité de s’en tenir aux enseignements de la Bible, plus particulièrement du Nouveau Testament et des prophètes, sans se soucier de ce que pouvaient en dire les papes ou les conciles. Son commentaire aux thèses de 1523 s’en prend d’ailleurs longuement à l’exégèse fallacieuse de la parole « Tu es Pierre… » (Matthieu 16, 18) sur laquelle l’Église romaine fonde l’autorité du pape et son « pouvoir des clefs » : Zwingli démontre longuement que dans cette parole il y va de la foi de tout un chacun. Mais le pape n’est pas seul en jeu, c’est tout le système de la prêtrise qui est remis en question. Celui que les protestants se sont mis à appeler « pasteur » n’est plus un prêtre, il n’en a plus les prétendus pouvoirs « sacramentels » de remettre les péchés ou de « consacrer les espèces », c’est-à-dire de changer la substance, mais non l’apparence, du pain et du vin en corps et sang du Christ. À ses yeux, le pasteur est avant tout un « veilleur » et un « prophète » chargé d’annoncer à tous l’Évangile, ses promesses et ses exigences, y compris aux détenteurs de l’autorité, que cela leur plaise ou non. Investi de cette mission particulière, dûment préparé à l’assumer, le pasteur n’en est pas moins un chrétien comme les autres, avec le droit, comme eux, de se marier et d’avoir légitimement des enfants
Cet Évangile implique des consignes de vie, comme le montre bien l’évangile de Matthieu sur lequel Zwingli a fondé toute la première série de ses prédications zurichoises. De telles consignes salutaires, c’est aussi ce que propose le Décalogue. Sans avoir pu repérer si ce fut déjà du temps de notre réformateur, je tiens pour éloquent à cet égard le fait que l’affichage des Tables de la Loi dans les temples soit rapidement devenu un signe distinctif des édifices réformés, à l’exclusion de toute image pieuse. Zwingli n’avait rien contre les images comme telles : la première édition de la Bible traduite sous sa direction, la célèbre Zürcher Bibel de 1531, comporte de nombreuses images sur sa page de garde, y compris des représentations anthropomorphes de Dieu. En revanche, dès le décès de Markus Röist qui n’y aurait pas consenti par souci de paix civile, Zwingli avait obtenu que toutes les images devant lesquelles on priait ou que l’on vénérait avec superstition soient bannies des lieux de culte. À Zurich comme ailleurs, elles firent donc place au Décalogue. Pour inciter par leur présence les fidèles à confesser, par exemple à la manière de Calvin, être « nés dans le péché » et être « enclins au mal » ? Pour Zwingli le péché dit « originel » n’était (et n’est toujours) pas à proprement parler un péché, mais une « maladie ». Le Décalogue n’était donc pas là, bien visible dans les temples, pour accabler les fidèles, mais pour leur ouvrir un cheminde vie : celui-là même que propose la prédication de l’Évangile.
Si Luther s’est contenté de réviser le texte de la messe pour le débarrasser de ce qui y contrevenait à une perspective évangélique, Zwingli a d’emblée profondément restructuré la manière de célébrer le culte, de même que le baptême et la cène. Il en a simplifié, voire élagué le déroulement. Là où la tradition luthérienne a maintenu un « autel », Zwingli a fait supprimer cet élément du mobilier liturgique et installer à sa place, bien en vue de tous les fidèles, les fonts baptismaux (Taufsteine, « pierres baptismales » disent les textes français de l’époque) qui se trouvaient d’ordinaire dans la partie occidentale des églises. Cette place des fonts baptismaux bien en vue de tous les fidèles est restée un caractère distinctif du dispositif liturgique réformé en Suisse alémanique. Un document de 1538, récemment mis à jour, montre que les autorités bernoises, à leur arrivée en Pays de Vaud, ordonnèrent d’adopter cette même disposition mais, peut-être par imitation de ce qui se faisait à Genève, c’est une table de communion, généralement en pierre, qui dans toute l’actuelle Suisse romande finit par occuper cette place centrale.
La manière dont Zwingli a proposé d’organiser la première célébration réformée de la cène à Zurich le Jeudi saint 1525 reste emblématique de sa manière de concevoir la tournure que devait prendre l’expression de la foi évangélique. En l’absence d’autel, on dressa une table de bois devant l’assistance, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre comme l’ont voulu un peu partout les usages jusqu’au début du siècle dernier. La vaisselle utilisée n’était plus d’or et de vermeil comme pour la célébration de la messe, mais de bois comme dans les ménages les plus modestes de la cité. Le pasteur de service ne faisait plus aucun geste consécratoire, mais s’en tenait à ce qu’il avait à dire (lectures, exhortations, prières). Les plats de pain déjà fractionné et les coupes de vin étaient présentés par des assistants laïcs aux fidèles restés assis à leur place. À la différence de ce qui se passe quand on recourt à une vaisselle de prestige, c’était concrétiser la conviction que non seulement l’Évangile, mais l’action du Saint-Esprit dans le cœur et l’intimité des croyants, sont et doivent rester en prise directe sur notre vie la plus quotidienne. Quant à la signification de cette célébration, Zwingli n’a cessé d’insister qu’elle ne saurait être comprise comme la réitération, fût-elle symbolique, de ce qui eut lieu une fois pour toutes sur la croix ; elle en est la « remémoration ». Que des réformés, par la suite, aient pu trouver cette manière-là de concevoir la célébration de la cène insuffisamment solennelle n’y change rien, car telle était bien la conviction de Zwingli : la présence physique du Christ est « aux cieux » ; lors de nos participations à la cène, sa seule présence est celle de son Esprit agissant dans le coeur et l’intimité des participants.
Heinrich Bullinger et la consolidation de la Réforme
Comme Heinrich Bullinger (1504-1575) était fils de prêtre, les canons en usage lui interdisaient de devenir prêtre à son tour. En revanche, il acquit une solide formation universitaire et s’intéressa de près à l’interprétation de la Bible, ce qui lui permit en 1523 d’assumer une fonction enseignante dans le couvent cistercien de Kappel sans pourtant entrer dans les ordres. Il fut ainsi en mesure de s’intéresser aux idées de Zwingli et d’entendre une de ses conférences à Zurich en 1525. Bientôt acquis aux idées de la Réforme et devenu pasteur dans le canton d’Argovie, il fut appelé après la défaite de Kappel à prendre à Zurich la succession de Zwingli dont il était devenu un admirateur et un ami. Théologien d’envergure et brillant prédicateur, il devint rapidement antistes, chef de file de l’Église zurichoise.
Bullinger ne s’est pas contenté d’adhérer aux idées de Zwingli. Il les a développées, restructurées, reformulées à sa manière. Tandis que Zwingli s’en tenait de préférence au Nouveau Testament, Bullinger a délibérément tiré parti du parallélisme que son prédécesseur avait exploité entre la circoncision vétérotestamentaire et le baptême chrétien dans sa controverse avec les anabaptistes. Il n’a pas hésité à intégrer beaucoup plus largement que Zwingli l’Ancien Testament dans une synthèse théologique misant sur la complémentarité et les interactions de l’Ancienne et de la Nouvelle Alliances, d’où le nom de « théologie de l’Alliance », qu’on a donné à cette élaboration (aux XVIIe et XVIIIe siècles, on parlera même de Föderaltheologie, théologie fédérative). Cette Bundestheologie reste dans l’histoire l’une des manifestations caractéristiques de la théologie spécifiquement réformée.
Par sa vaste correspondance, parses publications et par son accueil à Zurich de visiteurs venus de toute l’Europe, par le soutien aussi qu’il a apporté à des réformés italiens parmi lesquels on compte même quelques antitrinitaires, Bullinger s’est vite imposé comme l’un des représentants les plus marquants et les plus influents de la Réforme proprement réformée. Son importance est à cet égard au moins équivalente à celle de Calvin, en particulier en Europe centrale.
Son œuvre majeure, les Décades, est parue en latin entre 1549et 1552 et fut bientôt traduite en d’autres langues, dont le français (Genève 1559-1560). Les Décades sont cinq volumes de dix prédications chacun dont on peut dire qu’ils sont la première synthèse de la théologie zwinglienne. Ces prédications se succèdent dans un ordre parfaitement logique et elles se complètent les unes les autres, chacune pouvant être prise pour elle-même comme c’est le cas de toute prédication sagement conçue. Très sommairement dit, les thèmes dominants en sont successivement la parole de Dieu comme source et norme de la foi et de la vie chrétiennes, Dieu dans une perspective trinitaire, la communion avec le Christ par l’Esprit, la notion d’Alliance impliquant le baptême et la cène, la Loi et la conduite de la vie chrétienne, l’Église comme communio sanctorum.
Cette œuvre monumentale n’a encore fait l’objet d’aucune étude sérieuse en français. Probablement seul francophone à en avoir lu tout récemment les quelque 800 pages, André Gounelle arrive à la conclusion que Bullinger « est vraiment le réformé type ». En allemand, il a fallu attendre l’excellente thèse de Peter Opitz sur Heinrich Bullinger als Theologe (Zürich, TVZ, 2004) pour que soient mises en évidence les articulations profondes et l’originalité des Décades. De leur côté, les historiens signalent volontiers que les rédacteurs de l’un des catéchismes les plus emblématiques de la tradition réformée, celui dit « de Heidelberg » (1563), s’en sont directement inspirés. Même remarque pour ceux de la confession dite « de La Rochelle », adoptée par le synode national de Paris en 1559,
Autre texte majeur de Bullinger : La confession helvétique postérieure (1566), qui s’est rapidement imposée comme le texte normatif de la plupart des Églises réformées, y compris celle de Genève, et l’est restée jusqu’au début du XIXe siècle.
Quant aux Cent sermons sur l’Apocalypse de Jésus Christ édités en latin de 1554 à 1556 (traduction française Genève 1565), on ne rappellera jamais assez l’influence de cette œuvre trop méconnue de Bullinger sur les réformés des pays anglo-saxons ; elle aurait accompagné les Pilgrim Fathers lors de leur installation en Nouvelle Angleterre et mis sa marque sur leur conception de la vie en société.
La portée de la Réforme zwinglienne
Le rayonnement de la Réforme zwinglienne tient en bonne partie à l’œuvre et à l’entregent de Bullinger. Mais Zwingli aurait-il entièrement souscrit à ses écrits ? Aurait-il reconnu sa propre pensée dans tous les développements de sa théologie de l’Alliance, dans les élaborations doctrinales des Décades ou dans ses développements sur l’Apocalypse (Luther, Zwingli et Calvin hésitaient à maintenir ce livre dans le canon biblique) ? On peut se poser la question. Bullinger a-t-il en fin de compte été aussi « zwinglien » que lui-même semble l’avoir pensé ? Zwingli a ouvert des perspectives, Bullinger les a précisées, mais à sa manière. La tâche est toujours à reprendre en fonction de contextes qui ne cessent de se modifier. On les trahirait en se contentant de simplement reconduire les solutions de leur temps. Ils n’ont pas besoin d’imitateurs, mais de successeurs.
À lire l’article de Christophe Kocher « Une Dispute à relire à nouveaux frais… «
Pour faire un don, suivez ce lien