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La récente contestation de l’école laïque : la libre expression de la foi en question

Le 16 septembre 2022, une étudiante de 22 ans, Mahsa Amini, décédait dans un com­missariat de la ville de Téhéran, vingt-quatre heures après avoir été placée en garde à vue par des fonctionnaires de la police des mœurs. Son crime ? Ne pas avoir recouvert ses cheveux du voile prescrit par les autorités religieuses. L’annonce de son décès a, depuis lors, provoqué une vague de révolte comme l’Iran n’en avait pas connue depuis la Révolution de 1979. Ce même mois de septembre 2022, plusieurs centaines d’établissements scolaires fran­çais subissaient une multiplication du nombre des atteintes au principe de laïcité dans leurs murs. Des contestations généralement cristallisées autour de tenues vestimentaires tendancieuses, accusées par les personnels de direction d’être les signes visibles d’un prosélytisme religieux toujours plus prononcé.

La libre expression de la foi dans deux contextes

Ces deux régions du monde, aux contextes poli­tiques, économiques et socioculturels si différents et si éloignés les uns des autres, sont pourtant traversés par une même problématique : la question de la libre expression de la foi.En effet, d’un côté, les femmes ira­niennes manifestent depuis des mois au péril de leur vie afin de pratiquer un Islam libéré de la contrainte de se vêtir selon des normes rigoureuses. De l’autre, les auteurs des atteintes à la laïcité sur le territoire français revendiquent de pouvoir porter des vêtements témoi­gnant de leurs convictions religieuses, et dénoncent, dans la stricte neutralité de l’école sur le plan religieux, une inacceptable limitation de leur liberté d’expression.

Or un premier constat s’impose. Les mises en cause du principe de laïcité en vigueur au sein des établissements scolaires français sont majoritairement le fait d’élèves se déclarant d’abord comme étant « musulmans ». Constat qui amène une précision nécessaire : l’Islam, et plus singulièrement l’Islam de France, n’est aucunement en cause. Nul ne saurait contester à la religion musulmane la place qu’elle mérite d’occuper dans le paysage socio­culturel de la France d’aujourd’hui. Les plus récentes études n’ont cessé de prouver que les citoyens français de confession musulmane sont, dans leur immense majo­rité, infiniment respectueux des principes fondateurs de la démocratie moderne et s’accommodent le plus aisément du monde des restrictions que l’État et l’École laïques sont légalement en droit de leur imposer. Mais le fait n’en demeure pas moins avéré, et c’est au nom de l’Islam que sont de plus en plus souvent contournées, voire ouvertement transgressées, les règles régissant l’expression de la foi personnelle des élèves dans les établissements publics. Cette recrudes­cence d’actes de désobéissance face à la norme com­mune révèle qu’il existe un phénomène très net de radicalisation au sein de l’Islam de France, soutenu par une faible, mais très active minorité de ses pratiquants.

Les générateurs de la tension

Depuis quatre mois, qui sont donc ceux qui ont lancé cette offensive contre l’École républicaine et défient ses représentants ? Il s’agit d’un faisceau d’acteurs, chacun poursuivant ses propres objectifs, mais tous participant à la génération plus ou moins volontaire d’un climat de tension.

Il y a d’abord l’avant-garde des contestataires. Elle est constituée de centaines d’élèves qui ont récemment arboré en masse des tenues dites « traditionnelles » ou « culturelles ». À titre d’exemple, pour les filles, de lon­gues robes de couleur unie et généralement sombre. Ces tuniques s’apparentent très sensiblement à des « abayas » qui, elles, sont prohibées pour leur carac­tère ouvertement religieux. Les personnels de collège et lycée ont également constaté un accroissement du nombre de bandanas dans les cours de récréation, pièce d’étoffe permettant de couvrir partiellement les cheveux sans être associée au voile islamique. Les gar­çons, pour leur part, exhibent des pantalons larges ou d’autres vêtements similaires évoquant le port du qami, une tenue endossée par les hommes qui se rendent à la prière rituelle. Chacune de ces pièces, chacun de ces accessoires entretient le trouble car il est particulière­ment malaisé de déterminer s’il relève d’une revendi­cation identitaire ou d’une revendication religieuse. Aucun d’eux ne saurait donc, objectivement, être consi­déré comme « signe religieux osten­tatoire » visé par la loi de 2004 ni se voir incriminé comme instrument de prosélytisme.

identifier les prosélytismes

Alors, au ministère de l’Éduca­tion Nationale d’énoncer que c’est avant tout le comportement ou le discours de l’élève qui va permettre de déterminer sa volonté de prosé­lyte, et contraindre les personnels de direction à intervenir si néces­saire. Mais à chaque établissement de traiter la question au cas par cas. Travail titanesque et perdu d’avance pour les agents de l’État en charge d’appliquer la loi. De plus en plus sollicités par ce type de litiges, ceux-ci se voient constamment entravés dans la conduite de leurs missions quotidiennes. Pourtant, c’est bien en tant que signes religieux que ces vêtements sont géné­ralement adoptés par des jeunes désireux d’affirmer leur piété aux yeux de tous. Leur objectif est double : d’une part, par ce geste ils se réclament effectivement membres d’une communauté religieuse identifiée. D’autre part, ils mettent en cause une règle restrictive, celle qui impose à chacun de ne pas faire étalage de ses convictions spirituelles, et ce afin de présenter l’École comme le lieu par excellence de l’antireligion, l’espace de la non-liberté, voire celui de l’islamophobie déguisée.

L’instrumentalisation des élèves

Or cette argumentation est nouvelle. Elle révèle ainsi la présence d’une autre catégorie d’acteurs qui prend soin de ne pas se placer sous la lumière des projecteurs, mais utilise et instrumentalise les élèves à son profit pour en faire le fer de lance des récentes attaques. Car en réalité la bataille se joue d’abord sur les réseaux sociaux.

Depuis des mois, des comptes anonymes, créés et entretenus par des militants de l’Islamisme radical, n’ont cessé de fleurir sur la toile, et relaient un dis­cours simple mais efficace. Il est difficile de déterminer avec exactitude à partir de quels endroits du monde ces détenteurs de compte opèrent. Seule certitude, ils agissent en réseau et, tous, s’adressent aux jeunes musulmans qui résident en France en flattant leur identité confessionnelle. Par leurs écrans, ces derniers sont destinataires d’une myriade de diatribes courtes, schématisées à l’extrême, mais très virulentes, et qui ont en commun de dépeindre l’Éducation Nationale comme l’émanation d’un pouvoir répressif qui empê­cherait les écoliers de confession musulmane de vivre leur foi en toute liberté. Il est ainsi proposé à ceux-ci de tout mettre en œuvre pour éviter d’avoir à se soumettre à des règles laïques présentées comme foncièrement islamophobes. Ici, c’est un changement de stratégie, exécuté à l’échelle du pays, qu’on voit se développer. Car il ne s’agit plus d’appeler les usagers de l’École à fuir une institution qui ne les reconnaît pas dans leur identité. Il ne s’agit pas non plus d’enflammer leur désir de faire sécession pour emprunter la voie du commu­nautarisme. Collégiens et lycéens sont plutôt exhortés à occuper symboliquement, en tant que musulmans, l’espace jusqu’alors sanctuarisé des établissements sco­laires, d’afficher visiblement leur croyance, dans le but de révéler au reste du monde le caractère arbitraire et restrictif de la laïcité à la française.

À la lecture de ces messages qui tournent en boucle sur les réseaux sociaux, des centaines d’écoliers qui souffraient de ne pas être compris, qui percevaient l’obligation de dissimuler les signes de leur appar­tenance religieuse comme une entrave à leur foi, se sentent dès lors entendus et, surtout, valorisés. Autre­fois victimes isolées d’une France sourde à leurs aspi­rations spirituelles, les voilà soudainement héros de la liberté d’expression, porte-étendards d’une armée de l’ombre qui fait sentir sa présence partout sur le terri­toire. Changement de conception oblige, leurs profes­seurs ne sont plus seulement vus comme des hommes et des femmes qui nient leur foi en se cachant derrière le principe de laïcité ; enseignants et personnels de vie scolaire sont devenus les agents d’une puissance enne­mie parce qu’antireligieuse, une institution despotique dont le fonctionnement se doit d’être contesté pour le bien de tous. Et sous couvert de faire triompher la liberté de chacun, la stratégie en cours vise à diffuser l’idée que les jeunes musulmans portent et proclament un message de vérité, message que l’École républicaine ne cesse de vouloir étouffer. La place des femmes

Cette vérité universelle que s’efforcent de défendre ces élèves en lutte, et que d’après eux l’École laïque s’acharne à refouler hors de ses murs est, elle, enra­cinée dans des représentations culturelles qui ont la peau dure. Elles portent précisément sur la place et le rôle des femmes dans la société. En effet, si le dis­cours entretenu par les comptes anonymes fait mouche auprès des plus jeunes, c’est qu’il s’est structuré en parallèle d’un phénomène culturel qui se déploie dans les médias, qualifié aujourd’hui de « nouveau purita­nisme. » En miroir à la question du port des vêtements, se joue l’idée que la femme, musulmane ou non, se doit d’être pudique en toutes circonstances. Une rhétorique bien connue puisqu’elle fait écho à celle, particulière­ment paternaliste et machiste, qui est soutenue par les partisans les plus acharnés de la tradition. Selon leur argumentation, la femme est toujours un objet de désir. Elle est l’être par qui le malheur arrive. La femme est rendue responsable des pulsions sexuelles qui, sponta­nément, envahissent l’homme et le conduisent à adop­ter des comportements détournés de son chemin de foi. Aussi, toujours selon cet argumentaire, la femme consciente de sa nature perverse est invitée à assu­mer son devoir, à savoir dissimuler son corps pour ne pas inciter le reste de la communauté à la débauche. Plus encore, en se vêtant pudiquement, la jeune fille témoigne, ostensiblement, qu’elle souhaite se protéger des regards insistants des garçons et l’épouse fidèle, quant à elle, préserve l’honneur de son mari.

Ces dernières années, des influenceuses de tous âges se sont ainsi faites les ambassadrices d’une mode vestimentaire qui prêche la pudibonderie. Elles engagent la femme musulmane à se maintenir dans les limites d’une décence qui, dans un premier temps, a été définie par un pouvoir masculin. Appelées parfois « hijabistas », ces professionnelles de la communica­tion diffusent des images d’elles-mêmes vêtues du tra­ditionnel hijab ou parées d’un voile, les deux éléments vestimentaires souvent stylisés ou ornés de motifs variés et colorés. Souriantes, rayonnantes, modèles pour des collégiennes qui s’abonnent à leurs pages et suivent leur actualité, elles véhiculent l’idée qu’il n’est possible de s’épanouir en tant que femme moderne que dans le strict respect des codes culturels de la tra­dition arabo-musulmane. Mieux, la femme musulmane puritaine serait ainsi la seule à pouvoir revendiquer le monopole de la pudeur, renvoyant l’idée que, de son côté, la femme occidentale aurait perdu toute estime d’elle-même, et entraînerait ses sœurs sur la voie de la débauche et de la décadence. Objet d’un enjeu finan­cier colossal, estimé pour la seule année 2022 à quelque 500 milliards de dollars, la mode puritaine a par ailleurs attisé la convoitise des grandes marques, telles qu’Uni­qlo au Japon, Marks & Spencer au Royaume-Uni, Dolce & Gabana en Italie, les enseignes françaises n’étant pas en reste. Nombreuses sont aujourd’hui les firmes à dif­fuser des publicités faisant du vêtement pudique une parure féminine en vogue. Dès lors, dans les cours de récréation, la jeune fille qui adopte un vêtement puritain passe-t-elle aux yeux de ses camarades pour une personne qui « se respecte » : comprenons une fille au comportement convenable, que l’on ne saurait blâmer d’attiser le désir des hommes.

La conjonction de ces différents acteurs et de ces facteurs multiples a contribué, depuis quelques mois, à rendre particulièrement populaires ces élèves qui s’efforcent de narguer, sur leur propre terrain, les fonc­tionnaires de l’Éducation Nationale. Ceux qui adoptent des tenues vestimentaires équivoques dans leurs écoles respectives se proclament tour à tour chantres de la liberté de conscience, fidèles et courageux défenseurs d’un Islam affranchi des règles républicaines, ou encore promoteurs d’un puritanisme à la mode qui transforme les jeunes filles en messagères de l’exemplarité fémi­nine.

Un contexte global de tension

Pour autant, il ne faut pas imaginer que le gou­vernement français soit demeuré de marbre devant l’augmentation de ces tentatives de déstabilisation. Car aujourd’hui, les hauts responsables administratifs de l’Éducation Nationale, tout autant que les agents de terrain, tous ont compris que ces atteintes s’ins­crivent dans un contexte global de tension autour de la liberté d’expression en matière religieuse. Les situa­tions problématiques qui secouent l’École française ne peuvent, en effet, être détachées d’un contexte qui embrasse des événements tragiques ayant fait la une de l’actualité depuis huit ans. L’attaque contre le siège du journal « Charlie Hebdo » en 2015 ou l’assas­sinat du professeur Samuel Paty ont résonné comme une prise de conscience : les fonctionnaires du minis­tère ont parfaitement intégré le fait qu’une partie de la jeunesse française est menacée d’être pénétrée et dominée par les idées les plus malsaines du radicalisme religieux. L’islamisme n’est par ailleurs pas seul en cause : des contenus des programmes d’enseignement ont été récemment récusés par des élèves défendant une forme plus intégriste du catholicisme traditionnel, ainsi que par des jeunes membres d’Églises charisma­tiques et évangéliques protestantes. Il reste que les chiffres sont formels, et l’Islam radical demeure à ce jour le courant de pensée le plus représenté lorsqu’il est question des mises en cause de la laïcité dans les établissements publics. Le fond du problème tient à ce que, sous prétexte d’exiger des marques de respect envers leurs convictions religieuses, les élèves gagnés par les idées les plus radicales en viennent à adopter une posture doublement délicate à gérer : tout d’abord, et en résumé de ce qui a été présenté jusqu’alors, ils opposent aux règles laïques le droit d’exprimer leur foi. Mais dans le même temps, ils se montrent capables de désigner comme ennemi de leur religion tout profes­seur qui, dans le cadre de sa mission et selon les pres­criptions de son programme, serait conduit à mettre en question, de près ou de loin, les principes élémentaires de la croyance religieuse de l’élève. Autrement et plus simplement dit, l’enseignement de certaines disciplines devient particulièrement ardu dès lors qu’il porterait atteinte aux dogmes religieux des élèves d’une classe. Il ne serait pas même exagéré de parler de mise en danger pour certains fonctionnaires, puisque nombre d’entre eux ont déjà été l’objet de menaces physiques, voire ont été la cible de pamphlets malveillants sur les réseaux sociaux pour avoir continué à aborder cer­tains chapitres de Sciences, d’Histoire, ou d’Éducation civique qui heurtaient la conviction de quelques-uns de leurs étudiants.

Contraindre au prétexte de défendre la liberté

En réalité, prétendant défendre la liberté de conscience, et sous couvert du droit de voir leur foi res­pectée au-delà de l’espace qui est normalement dévolu au libre exercice de leur culte, nombre d’élèves sont, et souvent involontairement, devenus les porte-parole de groupuscules intégristes. Et ces derniers ont pour véri­table objectif d’imposer, par les menaces, la contrainte morale et la peur, le silence dans les écoles. Il n’est désormais pas rare que le silence exigé précède même une modification du discours pédagogique.

C’est dans ce contexte que le ministère de l’Éduca­tion nationale a, en 2020, mis en œuvre une vaste cam­pagne de formation des personnels pour répondre aux inquiétudes ayant germé dans ce climat délétère. Cette entreprise considérable et inédite prévoit d’offrir une formation obligatoire à la totalité des agents publics ayant une mission d’éducation. La formation, qui porte sur la défense des « valeurs de la République », dont la laïcité est présentée comme l’un des piliers primor­diaux, doit se déployer sur plusieurs années et concerne plus d’un million de personnes. Assurée par près de mille formateurs volontaires aux profils variés, elle s’ap­puie sur deux pôles : tout d’abord, et prioritairement, il s’agit de « former » les personnels de l’Éducation nationale à la notion de laïcité et de les confronter aux questions pouvant être soulevées au sujet de l’applica­tion des règles laïques à l’école. Une telle sensibilisa­tion englobe tout à la fois une présentation du contexte historique de la naissance de la laïcité à la française, un rappel à la loi ainsi qu’un rappel du cadre juridique des missions dévolues aux personnels, des études de cas analysées par chacun et décryptées en groupes animés par les formateurs, ou encore des propositions de réponses pédagogiques aux différentes situations concrètes auxquelles tout agent pourrait être confronté dans l’exercice de son métier ; l’objectif étant d’aider l’ensemble des fonctionnaires à opposer des réponses communes et claires face à toute tentative de contes­tation des règles en vigueur dans les établissements, ou des contenus des enseignements prodigués. Et puis il y a l’autre aspect de la campagne de formation, tout aussi important : celui-ci implique de proposer une aide personnalisée à tout agent de la fonction publique qui se retrouverait face à une situation de conflit, voire exposé à une mise en danger de sa personne. Chaque académie à travers le territoire national accueille ainsi en son sein un groupe de formateurs dont la fonction est aussi de réagir en toutes circonstances, et d’assurer un soutien le plus rapide et le plus efficace possible en fonction de la gravité des faits établis. Ce plan de for­mation révèle ainsi que l’État a pris toute la mesure du problème qui se dissimule derrière la question de la tenue vestimentaire à l’École, et qui n’en est que le sommet émergé.

Or, malgré les réactions de l’institution, des ques­tions demeurent néanmoins en suspens. Dans un tel contexte, que reste-t-il du message originel de l’Islam ? Comment ne pas voir, comme conséquence de ces straté­gies nouvelles, que la foi authentique de l’Islam éclairé est en train d’être vidée de sa substance mystique ? Que cette religion est, en France, progressivement asséchée par les radicaux de tout ce qui, originellement, était censé élever spirituellement la personne humaine au-dessus de sa condition ? Qu’à l’instar du judaïsme et du christianisme, la foi devrait d’abord faire entrevoir au fidèle de Dieu l’espérance d’être aimé de lui en dépit de ses imperfections ?

Une conception manichéiste de la religion

Pour les élèves qui mettent aujourd’hui en cause la laïcité à la française, la foi en Dieu a de plus en plus tendance à se résumer à une conception extrêmement manichéenne de la religion. Ce qui leur est inculqué par le truchement des faux prophètes qui occupent l’es­pace virtuel d’internet, c’est qu’il y a le bien et le mal, le « hallal » et le « haram », c’est-à-dire le sacré et l’inter­dit. Entre les deux, il n’est de place pour rien. Chacun de ces domaines est par ailleurs arbitrairement et méti­culeusement délimité par des hommes et des femmes qui monopolisent la parole divine, parlent au nom de Dieu, jouent sur la peur du jugement, et affirment de façon péremptoire ce que doit être un bon ou un mau­vais croyant, voire un bon ou un mauvais être humain. À tout moment, les élèves qui basculent dans la radica­lité sont alors poussés à frapper d’anathème toute per­sonne qui oserait critiquer leur tenue, et ce quelle que soit la place qu’elle occupe dans la société des hommes. Face à la puissance divine, la hiérarchie des normes civiles n’a pour eux plus aucun poids. Désormais, reven­diquer et afficher sa foi implique donc pour ces jeunes musulmans de regarder « l’autre » sans nuance, sans profondeur, sans complexité, et de s’en tenir aux seuls signes extérieurs qui permettent d’assigner chacun dans un camp : celui de la vérité spirituelle ou celui du mensonge laïque.

Les marionnettes d’une propagande

Dans un monde qui apparaît parfois complexe, mouvant et déstructuré, une telle simplification attire de plus en plus d’élèves en mal de références. De jeunes garçons ou filles ayant soif d’absolu, parfois ballottés entre des identités multiples, souvent écorchés par une existence qui semble ne pas toujours avoir de sens, se laissent alors séduire par des prosopopées qui leur pro­mettent de voir leur vie intérieure réparée. Plus encore, il leur est accordé de devenir les apôtres d’une vérité universelle et bénéfique pour l’humanité, et de contri­buer à lever le voile qui pèse sur les yeux des athées ou des pratiquants de religions concurrentes, donc marquées du sceau de l’erreur. Abusivement dogma­tisé, proposé comme une marchandise immédiatement consommable et faisant miroiter l’accès à la paix de l’âme et la faveur d’un Dieu intransigeant, l’islamisme radical a ainsi de beaux jours devant lui.

Quoi de plus normal, dès lors, que ces mêmes élèves soient incapables de se savoir manœuvrés par des forces qui les dépassent ? Comment leur faire com­prendre qu’ils sont involontairement transformés en instruments de propagande, elle-même arme d’une lutte entre conceptions de l’Homme, de la société et du monde qui s’entrechoquent de plus en plus brutale­ment par campagnes d’images interposées ? Un immense défi pour l’École de la République

L’École française fait ici face à un défi immense. Il appartient aujourd’hui à tous les adultes qui la com­posent, quel que soit le rôle qui leur est préalablement défini, de trouver le chemin permettant d’atteindre ces collégiens et ces lycéens qui revendiquent le droit d’afficher leur identité religieuse dans leurs salles de classe. Il faudra pour l’Éducation nationale mettre tout en oeuvre pour parvenir à expliquer à des garçons et des filles, particulièrement attachés à leur dogme reli­gieux, qu’il leur est avantageux d’apprendre à mettre en doute ce qui représente le socle de leur propre croyance au nom de l’esprit critique, sans pour autant que soit niée la valeur intrinsèque de leur foi. Entreprise cyclo­péenne qui exigera de ne rien céder à l’avenir. Par chance, l’École républicaine est portée par des hommes et des femmes engagés, conscients des nou­veaux enjeux qu’implique la conduite de leur mission. Les réponses intelligentes ne manquent pas, et s’orga­nisent pour contrecarrer les assauts des courants qui alimentent la marée de ce nouveau fanatisme. Quand se manifeste la peur de jeunes qui craignent de se voir privés des moyens de se dire membres d’une commu­nauté religieuse, l’École sait écouter et rassurer. Quand germent les discours agressifs, des professionnels déconstruisent patiemment le contenu des messages qui s’abattent en cascade sur les réseaux sociaux. Quand se précise une volonté d’en découdre, enseignants, surveillants, personnels de santé ou d’entretien, tous s’efforcent de maintenir le dialogue avec les enfants et leurs familles. Enfin, quand le mot féminité devient synonyme de danger pour le fidèle de Dieu, nul n’ou­blie d’enseigner que filles et garçons, en France, doivent bénéficier d’une égalité de traitement.

Apte à répliquer, l’École de demain est appelée à raviver l’espérance d’une société démocratique en crise, sans doute malade, mais pas abattue. Une société certes imparfaite, mais seule à même d’offrir à chacun la possibilité de chercher et trouver son propre chemin de vérité. L’École aura pour mission de continuer à sti­muler la quête de savoir des enfants qui lui sont confiés tout en leur apprenant à avoir confiance en l’inconnu s’ouvrant devant eux. Elle devra conforter chacun afin qu’il ou elle n’oppose pas aux possibilités infinies de l’existence la rigidité d’un dogme qui, pour être a priori réconfortant, n’en rend pas moins aveugle et prison­nier celui qui se cache derrière. Et tout ceci, alors que nous, adultes, savons mesurer à quel point il peut être malaisé de trouver ses repères dans l’épais mystère qui enveloppe nos vies.

À lire l’article de Nicolas Boutié « Écarter les signes n’est pas lutter contre les religions ».

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À propos Folco Peyrussan

est diplômé en Sciences politiques, Histoire et Défense et Stratégie. Il a également étudié la théologie à l’IPT de Montpellier. Il est enseignant en Lycée professionnel où il anime un club sur la laïcité. Il est également référent laïcité dans son établissement à Melun et fait partie du groupe des formateurs académiques (Créteil) en charge de la formation portant sur « les valeurs de République ».

Un commentaire

  1. feriaud.pierre@gmail.com'

    Tout est dit dans cet excellent article! Pourtant je voudrais en conclusion reprendre ce que disait Adrien Candiard , dominicain au Caire:  » Les musulmans sont condamnés à ne pas connaître Dieu mais interprètent sa volonté à travers les textes du coran.. Les chrétiens interprètent la parole de Dieu à travers les textes de la Bible, pour en connaître sa volonté. »
    Deux spiritualités différentes, deux mondes différents !!!

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