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Le Tractatus theologico-politicus de Spinoza

 

Le Tractatus theologico-politicus, publié en 1670 sans nom d’auteur et sous fausse adresse, est l’une des œuvres majeures de Spinoza. Il s’attaque d’abord à la question des « autorités théologiques » et donc à ce qui en constitue le fondement ultime, la Révélation. Il élabore pour cela une méthode remarquablement moderne de critique biblique et la met en œuvre dans des commentaires pénétrants soutenus par une grande familiarité avec les textes et la langue hébraïques. Cette lecture rationnelle de la Bible le conduit à la conclusion audacieuse que la révélation n’a pas pour objet d’enseigner une quelconque doctrine sur Dieu. La preuve en est que les prophètes se contredisent entre eux et soutiennent souvent, à commencer par Moïse, des opinions fausses à son sujet. S’il en est ainsi, c’est que le but de la révélation n’est pas une connaissance spéculative de Dieu – c’est l’affaire des philosophes – mais une obéissance pratique à ses commandements. La vraie religion ne consiste que dans l’exercice de la justice et de la charité, ce qui ne suppose qu’une théologie minimaliste : « Avoir la foi, c’est simplement former à l’égard de Dieu certaines pensées, dont l’ignorance ou l’abstention feraient disparaître du même coup l’obéissance ; tandis qu’en tout humain obéissant, sans exception possible, ces pensées doivent aussitôt se manifester. » (ch. XIV, p. 806 de l’édition. de La Pléiade) La conséquence politique de cette thèse – limitée pour l’instant à l’exercice de l’autorité à l’intérieur des églises – est l’affirmation d’une totale liberté de pensée. Et l’on ne peut manquer à cet égard d’être stupéfait par l’intransigeance doctrinale des croyants en contradiction avec le but même de la religion : « Combien de fois n’ai-je pas observé avec étonnement des hommes, qui se vantent de professer la religion chrétienne, c’est-à-dire l’amour, la joie, la paix, la continence, la loyauté en toutes circonstances, se combattre avec la plus incroyable malveillance et se témoigner quotidiennement la haine la plus vive ; si bien que leur foi se faisait connaître plus à la fureur de leur attitude, qu’à la pratique des vertus. » (préface, p. 610)

La seconde partie du traité, plus brève et étayée en grande partie sur l’histoire du peuple hébreu, porte sur les autorités civiles et sur l’articulation du temporel et du spirituel. L’idée générale est que l’État, idéalement démocratique, garant de la paix et de la justice, doit être préservé des atteintes du fanatisme religieux. Pour cela, on ne saurait tolérer l’existence d’un pouvoir clérical indépendant – celui du pape par exemple – qui coexisterait aux côtés du pouvoir civil et bientôt conduirait ce dernier à sa ruine. La puissance politique a donc le droit et le devoir de légiférer sur le culte extérieur afin de le conformer au bien public. En cela, Spinoza peut dire, dans une formulation qui n’est qu’apparemment paradoxale, que l’État est le véritable interprète de la religion puisque la vraie religion ne consiste qu’en justice et charité, ce à quoi tend aussi un État juste. Certes l’État est loin d’être toujours une république ordonnée à l’intérêt général, mais, même dans le cas d’un régime corrompu, la religion constitue un facteur aggravant, soit qu’elle entreprenne de légitimer la tyrannie – les monarques prétendument de droit divin –, soit qu’arguant d’une révélation toujours sujette à caution, elle justifie une désobéissance qui menace l’existence même de la communauté politique.

Si l’État doit contrôler les cultes, il n’a en revanche aucun droit sur les croyances, non seulement parce que le transfert de droits qui s’opère entre l’état de nature et l’état civil ne peut conduire un individu à aliéner sa liberté au point de « cesser d’être un homme » (préface, p. 615), mais aussi parce qu’en légiférant en matière théologique, l’État, qui aurait la faiblesse de prendre parti, passerait sous la coupe de la secte dont il servirait la cause. Les lois liberticides sont donc « absolument inopérantes » : « ceux qui approuvent les opinions condamnées ne peuvent obéir ; ceux qui les rejettent, au contraire, prétendent tirer de l’interdiction légale un privilège, ils se targuent de leur triomphe, à tel point que l’autorité politique – le voulût-elle ensuite – n’aurait plus le pouvoir de rapporter sa décision première. » (ch. XX, p. 904)

Au total, le principe fondamental qui règle les rapports du théologique et du politique au sein des Églises comme au sein du corps politique, est celui de la liberté de penser et donc de s’exprimer : « Conçoit-on pire malheur pour une communauté publique, que d’infliger un exil infamant à des hommes intègres, coupables seulement de former des opinions dissidentes et de ne pas savoir dissimuler ? » Ce vibrant plaidoyer n’a cependant guère été entendu puisque, sous l’action conjuguée des Juifs, des catholiques et des protestants, la tolérante province de Hollande interdit le Traité de Spinoza en 1674.

 

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À propos Didier Travier

est philosophe, écrivain et conservateur de la bibliothèque Carré d’Art à Nîmes.

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