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Qui est Paul Tillich ?

Né en 1886 en Prusse, fils d’un pasteur luthérien, il fait de brillantes études qui aboutissent à deux doctorats, l’un en philosophie, l’autre en théologie. En 1912, il est nommé pasteur dans une banlieue ouvrière de Berlin, ce qui le met en contact avec la misère du prolétariat. En 1914, il part sur le front français en tant qu’aumônier militaire. Il participe aux batailles de la Somme et de Verdun. La guerre lui fait prendre concrè­tement conscience du tragique et de l’absurde avec les­quels l’existence se débat. Elle lui rend évident l’échec de ce XIXe siècle dont l’Europe était si fière. Il aspire à une refondation sociale et politique de la communauté humaine. Il s’interroge sur l’Église, sur la pertinence de sa prédication et de son enseignement, et désapprouve son lien avec l’État.

À la fin de la guerre, il entreprend une carrière uni­versitaire. Il enseigne tantôt en théologie tantôt en phi­losophie dans diverses universités : Berlin, Marbourg (où il a pour collègue Heidegger et Bultmann), Dresde, et Francfort (où il collabore avec l’Institut de recherche sociale de Horkheimer et dirige la thèse de Adorno). Au sein d’un petit groupe, il milite pour un socialisme reli­gieux (à la différence de ce qui est le cas en France, on ne dit pas « christianisme social », parce que des juifs y participent) qui cherche une voie entre un socialisme alors hostile au religieux et une religion à l’époque plutôt conservatrice. En 1932, il prend nettement et ouvertement parti contre Hitler. Il sanctionne des étu­diants qui avaient molesté des juifs dans sa Faculté. Il publie un ouvrage qui contient une critique sévère du nazisme. En janvier 1933, les nazis accèdent au pouvoir ; le 13 avril, Tillich est révoqué. On lui offre un poste, à Union Seminary de New York, une presti­gieuse Faculté de Théologie américaine. Dépourvu de ressources personnelles, vivant de son seul traitement, il accepte avec reconnaissance cette offre, sans cacher son déchirement de devoir quitter son pays dans ces conditions.

Avec sa femme et sa fille (un garçon naîtra peu après), il débarque aux États-Unis en novembre 1933. Il a 47 ans, ne sait pas un mot d’anglais et il doit l’ap­prendre très vite (son premier cours est programmé pour janvier 1934). Il lui faut s’adapter à un monde qui diffère de celui qu’il connaissait non seulement par sa langue, mais aussi par sa culture, ses comportements et ses institutions. Il reste attaché à l’Allemagne ; il s’occupe active­ment d’une organisation d’aide aux réfugiés qui fuient le nazisme ; il préside un comité pour une Alle­magne démocratique ; pendant la guerre, il écrit des textes que la propagande alliée diffuse par radio en Allemagne. En même temps, il découvre l’Amérique qui le séduit et le conquiert. Il décide de s’y installer et se fait naturaliser en 1940. Il y est désormais chez lui, même si après la guerre il retourne assez souvent en Allemagne pour des tournées de conférences et des périodes de cours.

En 1955, il prend sa retraite d’Union Seminary à New York. Il occupe alors à Harvard puis à Chicago des « chaires » de professeur extraordinaire, sans les contraintes et obligations d’un enseignement régulier. Livres et articles se succèdent à un rythme impression­nant. Il acquiert une audience considérable, passe de la notoriété à la célébrité. La revue Times publie un numéro avec sa photographie en couverture, comme elle le fait régulièrement pour des chanteurs, des spor­tifs et des politiciens de premier plan. Il fait partie des 150 intellectuels que le président John Kennedy invite en 1961 lors de son installation à la Maison Blanche. Ses conférences attirent des foules ; on étudie ses textes dans les écoles secondaires et dans les universités.

En 1960, il fait un long voyage au Japon qui le marque beaucoup. Il a des entretiens avec des boudd­histes et acquiert la conviction que les théologiens chrétiens doivent porter une attention aussi grande aux religions et philosophies d’Asie qu’à la pensée européenne. Il a écrit que comme l’Amérique l’avait délivré de son provincialisme européen, de même le Japon l’avait fait sortir du provincialisme occidental. Il réfléchit à ce que pourrait être une rencontre entre religions et à la valeur théologique qu’un chrétien peut leur reconnaître. À son retour à Chicago, il dirige avec Mircea Eliade, le grand historien des religions, un sémi­naire de haut niveau. Il y prononce le 11 octobre 1965 sa dernière conférence ; durant la nuit qui suit, il a une crise cardiaque ; il meurt le 22 octobre.

Feuilleter Tillich

Dans ma bibliothèque, les livres de et sur Tillich occupent cinq étagères (presque 4 mètres linéaires). Parmi eux, me sont particulièrement chers les 18 (un 19e s’y ajoutera bientôt) volumes à couverture noire zébrée de rouge de traductions en français dans une collection que je codirige avec mon ami le Pr. Jean Richard de l’Université Laval à Québec. L’œuvre théo­logique de Tillich m’a captivé intellectuellement et religieusement. Elle n’est pourtant pas d’un abord aguichant ni d’une fréquentation aisée. Tillich écrit à la manière des universitaires allemands de son époque des textes denses, abstraits, austères, souvent compli­qués, dépourvus d’élégance. Même si on y trouve çà et là de très beaux passages, ses livres sont le plus sou­vent ardus et semblent s’adresser exclusivement à des intellectuels de haut niveau. Quand un lecteur non averti ouvre l’un d’eux, il y a de fortes chances qu’il se sente plutôt repoussé qu’attiré. La première page que je l’ai lue de lui, il y a une cinquantaine d’années, j’ai passé un peu plus de deux heures à la décortiquer et à en extraire le sens. Aujourd’hui elle me paraît toute simple et limpide.

Pour présenter la pensée de Tillich, j’ai choisi dans les rayons de ma bibliothèque quatre de ses livres, parmi les plus connus et les plus accessibles. Je vous propose de les feuilleter. Je serai forcément rapide et incomplet. Je laisserai de côté quantité d’ouvrages et dans ceux que j’ai sélectionnés, je ne retiendrai que quelques thèmes. Pour aller plus loin, je renvoie à mon livre Paul Tillich. Une foi réfléchie (Olivétan) et aux articles regroupés sur mon site « andregounelle.fr ».

Foi chrétienne et philosophie

Prenons d’abord un petit écrit (85 pages en anglais), daté de 1955 et intitulé Biblical religion and the Search for Ultimate Reality. Il en existe deux traductions en français : l’une aux P.U.F. intitulée Religion biblique et ontologie (avec une couverture au style très uni­versitaire) ; l’autre au Cerf intitulée Religion biblique et recherche de la réalité ultime (avec une couverture beaucoup plus décontractée). Il traite des relations entre christianisme et philosophie.

Dans le monde théologique protestant, il y a tou­jours eu des courants très hostiles à la philosophie. Ils opposent raison et révélation. La révélation, disent-ils, c’est Dieu qui, par amour, vient éclairer et ins­truire l’homme, alors que la raison, c’est l’homme qui cherche à atteindre la vérité par ses propres moyens. Ils dénoncent dans la philosophie une entreprise orgueil­leuse, une tour de Babel intellectuelle qui, par la pen­sée, vise à monter jusqu’à un Ciel hors de sa portée. Ils lui reprochent de se forger une image ou une représen­tation de Dieu qui est une idole au lieu d’écouter ce que Dieu dit dans la Bible. Dans les années 50, l’étudiant que j’étais a souvent entendu ces accusations. Elles m’étonnaient ; j’avais, en effet, le sentiment que depuis le kantisme, la philosophie se montrait consciente de ses limites et assez modeste (plus que la théologie) ; de plus, je constatais qu’à la différence de l’époque clas­sique, elle ne cherchait pas à décrire l’être de Dieu, mais s’occupait plutôt de l’existence humaine. J’osais à peine faire part de mes perplexités, tant le rejet de la philosophie était massif autour de moi.

En 1951, Tillich publie le premier tome de son œuvre majeure, Systematic Theology. Son allure très philosophique surprend dans le contexte que je viens d’évoquer. Au lieu de parler de Dieu à partir des textes bibliques, il se sert de notions et de catégories ration­nelles. Les critiques le lui reprochent et l’un d’eux pose la question : « Tillich n’est-il pas en réalité plus un penseur de type grec qu’un théologien vraiment chrétien ? » Ne confond-il pas, se demande le réformé suisse Emil Brunner, « le Dieu qui s’adresse à nous… avec l’“être” ? ».

Dans sa brochure de 1955, Tillich entend répondre à ces questions. Il commence par souligner longuement et fortement le contraste qui existe entre le Dieu dont témoignent la Bible et le Dieu que présente la philoso­phie. D’un côté, celui de la Bible et de la foi, on parle d’un Dieu qui rencontre le croyant et dialogue avec lui. Il est un « je » qui s’adresse à un « tu ». Il est le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » et se manifeste dans des événements historiques. De l’autre côté, celui de la philosophie, on parle d’une divinité impersonnelle, d’un être suprême, infini, fondement de toutes choses et de tout être. On le découvre dans la nature plus que dans l’histoire.

Visiblement, Tillich prend au sérieux les objections qu’on lui adresse et leur reconnaît une part de vérité. Toutefois, il estime qu’on doit les dépasser. En effet, le discours existentiel et personnaliste sur Dieu, dès qu’on l’approfondit, soulève des questions proprement philo­sophiques : comment comprendre le « je », le « tu », la « personne » et leurs relations ? Si le Dieu biblique a incontestablement un visage personnel, certains textes ne suggèrent-ils pas qu’il est aussi plus et autre chose ? Lorsqu’on dit qu’il se révèle dans l’histoire, que faut-il entendre par « histoire » ? Inévitablement, la religion utilise des notions philosophiques. Quand on prétend qu’elle pourrait s’en passer, on s’illusionne. À l’inverse, le philosophe raisonne toujours à partir d’une certaine expérience de l’être qu’on peut rapprocher d’une ren­contre personnelle.

Loin de l’éliminer, la foi appelle l’exercice de la rai­son tandis que la raison s’appuie sur quelque chose qui ressemble à une foi. Aussi, plutôt que d’exclure l’une ou l’autre, Tillich cherche à les articuler. Elles ne se confondent pas. Chacune garde sa spécificité, son domaine et sa démarche propres. Il ne s’agit ni de remplacer la religion par la philosophie ni de substi­tuer la religion à la philosophie, mais de déceler des corrélations (une notion chère à Tillich) et de les faire dialoguer. Elles ont besoin l’une de l’autre. D’où l’affir­mation qui termine ce livre et exprime une des convic­tions profondes de Tillich : « Contre Pascal, je dis : le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et le Dieu des phi­losophes est le même Dieu ».

Le courage d’être

On considère fréquemment Le courage d’être comme le chef-d’œuvre de Tillich. Aucun autre de ses écrits n’a été autant vendu et traduit. Au-delà des universitaires et des ecclésiastiques, il a atteint un public assez large malgré le sérieux effort de lecture qu’il demande et en dépit d’un premier chapitre qu’on a qualifié de « rebu­tant » (ce qui a beaucoup vexé Tillich).

Paru en 1952, Le courage d’être contient le texte de conférences données en 1950 à l’Université de Yale. Le début des années 50 est une période sombre avec un moral plutôt bas. À peine sortis de la Seconde Guerre mondiale, on entre dans la guerre froide et on redoute un conflit atomique. Sur le plan économique, poli­tique, alimentaire, sanitaire l’humanité va mal. D’où une angoisse et un pessimisme largement répandus. À vrai dire, notre époque est probablement tout aussi sinistre et inquiétante, avec la Covid, le réchauffement climatique, la pollution généralisée, la misère migra­toire, etc. Comme dans le roman de Camus (que Tillich connaissait et qu’il cite), les humains se débattent avec une « peste » aux formes multiples dont ils n’arrivent pas à se débarrasser.

Les malheurs et menaces qui pèsent sur nous, nous blessent et parfois nous écrasent, Tillich les nomme « non être ». Ce terme ne désigne pas le néant, le rien ou le vide, mais ce qui attaque, abîme, détériore et vise à détruire ce qui est ; il met en danger notre être et risque de nous le faire perdre. Faire face, affronter ces calamités, prendre parti pour l’être contre le non être qui tente de l’assassiner, voilà en quoi consiste le « cou­rage d’être ». Ceux qui résistent, réagissent, luttent sont animés par une sorte de foi : celle que malgré tout la vie est bonne, positive et mérite d’être défendue, déve­loppée et cultivée. D’où vient ce courage d’être, tantôt vigoureux, tantôt chétif, mais rarement absent ? Une réponse de type marxiste insisterait sur son caractère collectif ; l’appartenance à un groupe, classe sociale ou parti, donne la force de faire face. Une réponse de type existentialiste mettrait au contraire l’accent sur l’individu ; ce sont nos ressources personnelles qui ali­mentent notre volonté de vivre. Rappelons que dans les années 1950, marxisme et existentialisme sont les deux idéologies dominantes.

Ces réponses apparaissent insuffisantes : si la collectivité et l’individua­lité jouent bien un rôle, elles ont cependant des limites vite atteintes et en fin de compte le non être les submergera. Il faut chercher du côté d’une transcendance : la puissance de l’être qui, en nous et autour de nous, affronte et surmonte le non être, c’est Dieu présent et agissant. Gardons-nous de comprendre trop superficiellement cette phrase. Il ne s’agit pas d’une formule pieuse, religieuse, convenue. Si on la prend au sérieux, elle conduit à réviser toutes nos idées sur Dieu et son rapport avec ses créatures. Tillich invite à s’affranchir de la croyance « théiste » en un Dieu qui verserait du dehors du courage dans notre vie, comme un pompiste remplit d’essence le réservoir d’une voiture. Dieu ne se situe pas dans un sur-naturel qui nous serait extérieur ; il ne se confond pas non plus avec notre intériorité. Il n’est pas ailleurs, mais il n’est pas nous. Il est ce qui demeure quand nos doctrines et croyances s’effondrent, quand l’accablement et le désespoir minent notre personnalité et dissolvent nos collectivités. C’est alors que dans une « foi absolue » (c’est-à-dire dépouillée de tout ce qui l’accompagne, réduite au strict minimum), nous découvrons et vivons ce courage d’être qui fait sans cesse barrage au non être et l’empêche de l’emporter. À partir de là, peuvent se reconstruire une religion et une théologie solides parce qu’elles se fondent sur le « Dieu au-delà de Dieu ».

La foi chrétienne est la conviction (traversée par des doutes, mais dominant ses doutes) que « la puissance d’être » saura dominer et museler les forces du non-être. Ce qu’exprime bien l’apôtre Paul quand il déclare non pas que les malheurs lui ont été ou lui seront épar­gnés, mais qu’aucun ne le séparera de l’amour de Dieu (un verset de Romains 8 que Tillich cite très souvent).

Théologie de la culture

Sous ce titre, Tillich fait paraître en 1959 un recueil d’articles antérieurement publiés. Ils traitent de sujets en apparence très variés : l’existentialisme, la psychana­lyse, les parallèles et les différences entre les cultures américaines, européennes et russes, la signification du judaïsme, une phrase d’Einstein, un tableau de Picasso (Guernica). Tillich est sensible à l’art, surtout à la pein­ture ; pendant ses permissions durant la guerre 14-18, il va souvent visiter des musées pour y méditer et y trouver le calme dont il avait besoin. Plus tard à New York, il organise des expositions qu’il commente pour ses étudiants. Quand en 1960, il séjourne au Japon, pour mieux échanger avec ses interlocuteurs et du même coup, mieux se comprendre lui-même, il se fait initier à leur art.

Plutôt que sur les contenus, très riches, de ce recueil, arrêtons-nous sur son titre. L’expression « théologie de la culture » a quelque chose d’insolite. La théolo­gie chrétienne n’est-elle pas principalement l’étude du message biblique ? A-t-elle à s’intéresser à autre chose ? Qu’a-t-elle à faire avec la culture ? À ces questions, Til­lich apporte une double réponse.

D’abord, la culture exprime la manière dont l’être humain comprend et éprouve ce qu’il vit. Elle traduit les tendances et les réflexions d’une époque ; plus profon­dément, elle reflète notre condition en tout temps avec ses forces et ses détresses. Elle ne relève pas du divertis­sement, elle dévoile de l’essentiel. Dans Le courage d’être, pour dépeindre la lutte contre les puissances négatives, Tillich a sans cesse recours à des romanciers, des poètes, des dramaturges, des peintres, etc. Il donne ainsi chair, visage et contenu à une notion philosophique aussi abs­traite que celle de « non être » et fait percevoir le sens qu’ont les « démons » dans les mythologies religieuses. La culture permet de percevoir les interrogations et pré­occupations que porte en lui l’homme auquel s’adresse le message évangélique. En simplifiant, on peut dire qu’elle formule les « questions » auxquelles la révéla­tion divine apporte des « réponses ».

Ensuite, ce message ne s’entend et ne se reçoit que si on l’annonce dans le langage et les conceptions d’une époque. Dans un XXe siècle obnubilé par l’absurdité (voir Kafka, Sartre, Camus, Cioran et bien d’autres), une prédication centrée sur la culpabilité et le pardon, telle que celle de la Réforme du XVIe siècle, n’est certes pas fausse, mais décalée, à côté de la plaque et, du coup, sans grand impact. Les doctrines ecclésiastiques souffrent souvent d’anachronisme ; plus ou moins pertinentes quand elles ont été rédigées, avec les évolutions et les mutations de la culture elles deviennent désuètes ; elles ne transmettent plus le message évangélique ; au contraire, elles le défigurent et le dissimulent. Il faut les traduire, les transposer. Si la révélation fournit au mes­sage chrétien sa « substance », il appartient à la culture d’indiquer la « forme » à lui donner.

Les couples « question réponse » et « substance forme » défi­nissent ce que Tillich entend par théologie de la culture. Là aussi, il faut se garder de simplifications abusives en approfondissant aussi précisément que possible chacune de ces notions. Pourquoi l’homme pose-t-il des questions qui sous-tendent ses cultures ? Parce qu’il est question. La quête et l’interrogation jaillissent de la structure même de son existence. Il ne s’agit pas seulement de curiosité ; elles viennent du plus profond de son être. D’autre part, la réponse religieuse n’épuise ni ne tarit le questionnement (ce qui détrui­rait notre humanité), elle le déplace, le relance, le fait rebondir et avancer. Elle suscite de nouvelles questions qui conduisent à réinterroger la révélation et à aller plus loin ou plus profond. Autrement dit le dialogue entre raison et révélation, l’affrontement entre puis­sance d’être et non être, dont traitent les deux précé­dents livres que nous avons feuilletés, se poursuivent toujours, se continuent, prennent constamment des formes nouvelles. Spirituellement, nous ne sommes jamais au repos, bien installés dans un édifice stable de certitudes ; nous sommes en chemin, marchant sur des routes qui vont toujours ailleurs, plus loin.

Dynamique de la foi

Après ce que je viens d’écrire, on ne s’étonne pas que Tillich intitule un livre publié en 1957 Dynamique de la foi : la foi n’a rien de statique ni de figé ; toujours en mouvement, elle remue, secoue et fait bouger. Plu­tôt que de la considérer comme une « demeure », telle une maison où on habite paisible­ment, il faut la comparer à un chemi­nement ou un voyage sur une route qui n’est pas de tout repos, même quand elle est joyeuse et heureuse.

On emploie souvent le mot « foi » en particulier mais pas seu­lement dans le langage religieux. En général, on l’utilise mal, à contre-sens. Presqu’aucun terme, écrit Til­lich dans la phrase inaugurale de son livre, ne « souffre autant d’incompré­hensions, de déformations, de défini­tions contestables ». On croit savoir ce qu’il signifie ; en fait la plupart du temps on se trompe, ce qui entrave la compréhension du message de l’évangile et de la nature du religieux. Pourtant, on ne peut pas l’abandon­ner à cause de sa fréquence dans les textes (bibliques et autres), et parce qu’on ne dispose pas de terme pour le remplacer. D’où l’impératif qui s’impose aux théologiens et aux pré­dicateurs : l’expliquer, le réhabiliter, retrouver son sens originel, comme on rend à des couverts en argent noircis par l’oxydation leur aspect initial en les nettoyant. Il en va exacte­ment de même pour d’autres mots du vocabu­laire religieux, comme salut, grâce, péché, qu’aujourd’hui on comprend mal ou qu’on ne comprend plus du tout. En publiant ce livre, Tillich espère contribuer à cette tâche de restauration.

Dès le premier paragraphe, Tillich se sert de l’ex­pression ultimate concern pour caractériser la foi. « Ultime » désigne l’essentiel, le décisif, ce qui est au-dessus de tout le reste, par opposition au secondaire ou au relatif. En français, faute de mieux, on a traduit concern par « préoccupation », ce que je ne trouve pas très satisfaisant : la préoccupation évoque souci et inquiétude, alors que le concern (ce qui me touche, me tient à cœur et compte pour moi) se déploie aussi dans la joie et l’enthousiasme. La foi consiste à aimer quelque chose ou quelqu’un « de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa force et de toute sa pensée ».

Ainsi définie, les chrétiens n’en ont pas le monopole. On la trouve dans les autres religions. On la rencontre également dans des idéologies (que Tillich qualifie de « quasi-religions ») qui ont pour ultimate concern la nation, la race, la classe sociale, la démocratie, etc. L’argent, la réussite sociale, le plaisir, le confort sont la préoccupation majeure de beaucoup. Les hommes ont des dieux divers, de fausses divinités sans doute, des idoles certes, mais qui n’en sont pas moins objets de foi.

Pour une foi chrétienne, ce qui compte le plus (son ultimate concern) est le Dieu qui se rend présent en Jésus le Christ et dont témoigne le Nouveau Testament. Il ne s’ensuit nullement que Dieu ne se manifesterait pas ailleurs, d’une autre manière. Tillich ne condamne ni ne rejette par principe les religions et idéologies. Il les soumet à un examen critique et les relativise. On a raison de se préoccuper de politique, d’argent, de réussite sociale ; toutefois on se trompe et on se détruit soi-même quand on en fait sa préoccupation non pas relative mais ultime. Toute religion a une vérité, mais tombe dans l’idolâtrie quand elle absolutise ses doc­trines, ses rites et ses pratiques au lieu d’y voir des sym­boles qui renvoient à quelque chose ou à quelqu’un qui les transcende et qui la dépasse elle-même. Selon Til­lich, ce qui rend Jésus unique, indépassable et incom­parable, c’est que, comme l’écrit Paul, il n’a pas estimé l’égalité avec Dieu « comme une proie à arracher », mais qu’il « s’est dépouillé lui-même », se faisant obéis­sant jusqu’à la croix. (Ph 2,6-8). Il ne divinise pas son humanité historique (elle n’est pas l’ultime), il la sacri­fie à sa mission. Aussi, est-il le témoin par excellence de Dieu, le meilleur porteur de sa présence et de son action (il a reçu « le nom au-dessus de tout nom »). Il incarne le véritable amour de cet Ultime qui est pré­sent partout sans se confondre avec aucune des réalités qui le manifestent.

Ainsi comprise, la foi ne consiste pas en un ensemble de croyances. On peut croire qu’un Dieu a créé les cieux et la terre sans qu’il tienne une grande place dans notre vie ; cette croyance est une hypothèse, scientifique­ment plus ou moins plausible, mais elle n’engage pas ma vie et n’est pas « foi ». Ne confondons pas, comme le christianisme le fait trop souvent, la foi avec l’adhé­sion à des doctrines.

Ne voyons pas non plus dans la foi un acte de volonté, une décision qu’on prend, un choix qu’on fait après délibération. En allemand, Tillich remplace parfois « préoccupation ultime » par « saisissement ultime ». Dans la foi, comme dans l’amour, on est « saisi », on est « pris ». « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais moi je vous ai choisis » dit Jésus aux dis­ciples (Jn 15,16). Il n’y a aucun mérite à croire : la foi, nous ne la produisons pas, ni ne la régissons, elle nous arrive.

Enfin, la foi ne se réduit pas à un tissu d’émotions et de rites. Elle peut être très peu sentimentale, pauvre en pratiques « pieuses » et néanmoins solide et authen­tique. Certes, la foi implique des doctrines qui l’expri­ment, elles entraîne des décisions, suscite des émotions, se traduit dans des cultes. Mais fondamentalement elle est autre chose : une relation vivante avec un Ultime qui, au-delà des figures à travers lesquelles on le per­çoit, oriente notre existence, lui apporte élan et sens, vie et vérité.

À lire l’article de Gilles Bourquin  » Paul Tillich, théologien universel « 

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À propos André Gounelle

est pasteur, professeur honoraire de l’Institut Protestant de Théologie (Montpellier), auteur de nombreux livres, collaborateur depuis 50 ans d’Évangile et liberté.

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