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L’Être humain n’est pas un animal ordinaire Gilles Bourquin

Le point de vue que je soutiens dans cet article, selon lequel l’être humain (ou l’es­pèce biologique Homo sapiens) n’est pas un animal ordinaire, est difficile à défendre dans le contexte culturel et intellectuel actuel. L’esprit de notre temps, marqué par la pression écologiste, veut faire de l’animal un être ayant la même dignité que l’homme.

Ma démarche consistera donc en premier lieu à appliquer à ma thèse « un rasoir d’Ockham », c’est-à-dire à la confronter aux principaux arguments scien­tifiques contraires actuellement développés, afin d’aboutir à sa formulation la plus simple et solide. Puis, après avoir défini avec précision ma position au sujet de la spécificité humaine, j’argumenterai mon point de vue en discussion avec certains arguments antis­pécistes, puis en me servant d’une métaphore dans le domaine de la thermodynamique.

Biologiquement, il ne fait plus de doute aujourd’hui que le corps humain est constitué de façon analogue à celui des autres espèces vivantes. Dans ce sens, l’homme est un animal. La question porte donc sur le vécu humain qui, selon l’opinion que je défends, est unique en son genre, du moins sous un regard philoso­phique et théologique.

Sous le feu de la critique

Parmi les difficultés que rencontre ma façon de penser, il y a le fait que le vécu des êtres biologiques non humains demeure à jamais un mystère pour nous, étant donné que nous ne sommes ni une laitue, ni une mouche, ni un dromadaire. Nous ne pouvons donc éprouver qu’indirectement, au travers d’observations, ce que c’est que d’être un de ces êtres.

Une difficulté semblable, d’ordre logique, consiste à se demander s’il existe des espèces « ordinaires » d’animaux, ou si toutes les espèces – et même tous les individus de chaque espèce – sont extraordinaires à leur manière. Dans ce cas, les êtres humains sont certes extraordinaires, mais tous les autres êtres vivants le sont aussi. L’écart entre une crevette et un chevreuil n’est-il pas supérieur à celui entre un chevreuil et un humain ?

La difficulté suivante est d’ordre systémique : L’être humain vit au sein de la biosphère en interaction étroite avec les autres êtres naturels, et cette symbiose est indis­sociable, au point d’admettre que certaines bactéries (notamment intestinales) nous constituent en partie, et qu’il nous est impossible de survivre sans absorber des substances issues d’autres êtres vivants. La tendance à démarquer l’être humain de cet écosystème est donc infondée, d’où l’appel à renoncer à l’anthropocentrisme pour un biocentrisme, en faveur d’une solidarité avec l’ensemble du vivant (Le Temps, 28 juillet 2021).

À trop insister sur la spécificité de l’homme, on risque en effet de déclasser les animaux à un rang infé­rieur, ce qui nous autorise à être indifférents à leurs souffrances, et donc à les exploiter. Il est plus facile de manger « du bœuf » que de manger « la vache Huguette ».

Cependant, cette critique morale peut être inversée : à trop insister sur l’humanité de l’animal et l’animalité de l’homme, on jette le doute sur la valeur intrinsèque de la vie humaine. Si un chien et un enfant sont bles­sés dans un accident, lequel faudra-t-il secourir en pre­mier ? Et il faut se souvenir des horreurs auxquelles ont pu conduire les thèses racistes qui, empreintes de naturalisme, ont permis de rabaisser certaines ethnies humaines à un rang inférieur à celui d’autres animaux. Ainsi, le traitement des « nègres » par les esclavagistes et celui des juifs par les nazis.

Mise au point métaphysique

Je préfère d’emblée dissiper un possible malen­tendu. Il ne s’agit pas d’affirmer que l’être humain, contrairement aux animaux, est seul doté d’un esprit immatériel, ou d’une âme immortelle qui se sépare de son corps à la mort. Une telle démarcation me semble beaucoup trop radicale, et risque de renvoyer les ani­maux à l’état de « choses » sans âme.

J’adhère à la thèse des neurosciences, selon laquelle il n’existe aucun vécu de l’esprit qui n’ait son pendant dans l’activité neuronale du cerveau. La vie psychique et le cerveau sont les deux faces, subjective et objec­tive, d’une même réalité. Cependant, cette interac­tivité ne suppose pas un réductionnisme bottom-up, selon lequel l’esprit ne serait que l’émanation passive du cerveau, car des interactions top-down sont aussi possibles, la conscience et la pensée pouvant agir sur le cerveau.

Le développement du cerveau d’une espèce animale permet ainsi de « déduire » son type de vie psychique, et l’on peut supposer que les animaux dont le système nerveux est rudimentaire vivent une vie psychique très réduite. Il me semble donc nécessaire d’envisager une échelle de dignité des êtres vivants, en admettant par exemple que le droit au respect de la « personne » d’un acarien est moindre que celui d’un cheval.

Ces considérations métaphysiques nous conduisent à préciser le type de « différence » à reconnaître entre les animaux et l’homme. Deux approches se dessinent. La première, liée aux méthodes scientifiques, n’admet qu’une différence de degré. On dira que le cerveau, la mémoire, la conscience, la pensée, le langage, la culture, la morale, etc. sont particulièrement développés chez l’humain, mais ont émergé progressivement au cours de l’histoire biologique (phylogénèse) bien avant l’appari­tion de l’homme. Biologiquement, Homo sapiens est un primate doté d’un cerveau hyper-adulte (péramorphose).

La seconde approche, qui est précisément la thèse que je soutiens dans cet article, estime qu’il est juste, mais insuffisant, d’affirmer que l’homme est un ani­mal hyper-évolué. L’espèce humaine se situe bien sur l’une des branches de l’arbre de l’évolution des êtres vivants, mais ce qui distingue l’homme de la nature repose sur des considérations d’ordres philosophique et théologique. L’enjeu se situe donc entre une transition progressive ou une discontinuité, un saut, du monde biologique vers l’humain. En fin d’article, la métaphore thermodynamique offrira une perspective permettant d’harmoniser ces deux approches.

Signalons au passage que la Bible permet de soutenir les deux approches, discontinuiste en Genèse 1,26-27 (l’homme est seul créé à l’image de Dieu), et continuiste en Qohéleth 3,18-19 (le sort des fils d’Adam, c’est le sort de la bête).

Renoncer à délimiter nature et culture

Les éthologues expliquent la vie animale selon deux grandes tendances qui traversent la biologie moderne. Selon les éthologues évolutionnistes, le comportement

 

des êtres biologiques est déterminé génétiquement, par la sélection naturelle des attitudes les plus adap­tées à la survie. Richard Dawkins en est devenu le plus célèbre représentant depuis la parution de son best-seller Le Gène égoïste (1976). Cette tendance laisse peu de place à la conscience « libre » des individus. Réagis­sant à ce matérialisme biologique, les éthologues « per­sonnalistes » revendiquent pour l’animal le statut de « sujet », difficile à appréhender en termes évolution­nistes, et veulent en prendre la défense. En France, on peut citer les philosophes Dominique Lestel et Élisa­beth de Fontenay parmi ses principaux avocats.

Autant les éthologues évolutionnistes que les personnalistes remettent en cause la frontière sépa­rant nature et culture thématisée par W. Dilthey au XIXe siècle. Leurs reproches aux sciences humaines ont été thématisés en 1992 par l’anthropologue John Tooby et la psychologue Leda Cosmides, pionniers de la psychologie évolutionniste. À leurs yeux, le cloisonne­ment des sciences humaines présuppose que « les êtres humains naissent à l’état de page blanche », c’est-à-dire avec un esprit libre et dénué d’antécédents biologiques. Cette méconnaissance du développement ancestral du cerveau humain, dont les diverses fonctions (ou modules) ont été sélectionnées lors de l’évolution des espèces d’hominidés dont nous sommes le croisement, a donné lieu à un humanisme désincarné et idéalisé.

Les compétences animales

Marquée par cette biologie de la culture, la presse scientifique ne cesse de relater les recherches annon­çant que telle ou telle compétence que l’on croyait réservée aux humains a pu être observée dans le monde animal. J’en répertorie ci-dessous sept catégories :

  1. Phylogénèse et ontogénèse. Selon la théo­rie de la récapitulation ontogénique, les stades de l’évolution vers une espèce actuelle (phylogénèse) res­semblent aux stades de développement des embryons de cette espèce (ontogénèse). Cette loi n’est de loin pas toujours exacte, mais elle se vérifie entre autres lors des premiers stades embryonnaires d’espèces apparentées. Ainsi, les embryons humains et ceux d’autres verté­brés (salamandre, opossum, etc.), d’abord semblables, divergent au cours de leur croissance.

Ce « fond évolutif » commun se remarque aussi par la forte parenté génétique des humains et des grands singes. Pour certaines séquences communes, l’écart entre les nucléotides humains et chimpanzés (1,56 %) est plus faible qu’entre chimpanzés et gorilles (1,82 %) et qu’entre chimpanzés et orang-outangs (3,42 %) (D. J. Futuyma, 2005).

  1. Soi conscient et mémoire. On peut supposer qu’un animal ne peut pas développer de scénarios de vie cohérents sans un suivi de sa propre expérience (A. Damasio), ce qui demande un sens de l’identité du soi dans la durée. Par exemple, un rat est plus intelligent qu’un homme pour s’orienter dans un labyrinthe tridi­mensionnel sans lumière, mais sa faculté de mémoire réflexive est plus limitée à la résolution de ce type de problèmes.

L’éthologie personnaliste suppose aussi qu’un ani­mal comprend l’existence d’un autre monde mental semblable au sien. Ainsi, un chat est capable d’antici­per l’action d’autrui en observant son attitude (J. Serra, 2019). Par ailleurs, les capacités d’apprentissage et de relation varient d’un chat à l’autre, ce qui ouvre la ques­tion de la personnalité animale.

  1. Émotions morales. Parmi les émotions que cer­tains animaux pourraient ressentir et qui impliquent une forme de jugement éthique, on cite la honte, la culpabilité, l’empathie, l’égoïsme, l’attachement, la haine, la gêne, le rire, le respect, etc. On a par exemple montré que « des singes rhésus arrêtent de se nourrir si l’opération requise pour obtenir de la nourriture entraîne une douleur pour l’un de leurs congénères ». Une telle empathie s’observe également chez les bébés humains dépourvus de langage : « les enfants calmes se mettent à pleurer lorsqu’ils entendent un enregis­trement sonore d’un autre enfant qui pleure » (cita­tions de F. Clément, dans Morale et évolution biologique, 2007).
  2. Proto-moralité. La question de la moralité ani­male est un sujet délicat et les réponses sont en géné­ral nuancées, d’où l’idée que seuls certains aspects de la moralité pourraient être réalisés. Par exemple, la mère d’un chaton lui apprend à ne pas mordre trop fortement ses frères et sœurs, mais conjointement, elle met à sa disposition des proies en partie assom­mées afin qu’il apprenne à distinguer la chasse et le jeu (Serra). Il s’agit bien là d’un enseignement de « règles de conduite », mais peut-on parler de moralité ?

Pour définir précisément la moralité, Clément propose de vérifier trois critères, seulement en partie effectifs en cas de proto-moralité : premièrement, un sujet moral doit posséder le sens de lui-même et d’au­trui (notre point 2) ; deuxièmement, il doit être doué d’empathie (notre point 3) ; enfin, il doit posséder un sens de la norme. Cela consiste à comparer certains traits, faits ou actes, qui doivent être égaux chez les autres et chez soi (proto-justice). Sur ce point, Clément cite l’expérience suivante : lorsque l’on distribue de la nourriture inégalement aux individus d’un groupe de chimpanzés, les privilégiés la partagent de façon éga­litaire et pratiquent une forme de « troc » : ceux qui reçoivent plus de nourriture sont disposés à la partager en échange d’épouillage.

  1. Protoculture. Une définition minimale de la culture comporte deux critères : d’abord, la trans­mission non génétique d’informations d’une géné­ration à la suivante ; ensuite, le caractère créatif, dif­férencié et personnel de cette communication, don­nant lieu à diverses traditions culturelles. Ainsi, les formes innées de soins à la progéniture ne font pas partie des traits culturels. Ont fait l’objet de discus­sions : certains chants d’oiseaux dont le rôle autre qu’esthétique est difficile à prouver ; l’usage d’us­tensiles, de stratégies et de relations propres à cer­tains groupes de singes, absents en d’autres groupes, etc. (Lestel, 2001).
  2. Proto-religiosité. On évoque fréquemment un sens de la mort : l’attachement des éléphants à leurs défunts, ou encore, la faculté des chats à pressentir le décès des humains.
  3. Relation entre l’animal et l’homme. Enfin, l’animal de compagnie tend à devenir un révélateur de la personnalité et un maître de sagesse. Ainsi, la met­teuse en scène et spécialiste équestre Judith Zagury instaure sur scène « un dialogue entre les deux mondes [animal et humain, basé] sur une telle écoute et un tel plaisir que, très vite, on perd de vue les notions de propriété et de sujétion », allant jusqu’à affirmer « sa conviction que l’animal sait mieux que l’homme ce qui est bon pour lui » (Le Temps, 4 septembre 2021).

De tout ce qui vient d’être dit, je conclus que plus nous tentons de distinguer sans ambiguïté la vie de l’homme de celles des autres animaux, plus cet écart nous glisse entre les mains et devient exagérément complexe à définir. Les défenseurs des vertus animales finissent toujours par avoir raison : il faut se rendre à l’évidence, l’homme ne diffère pas essentiellement de l’animal. On ne peut même pas parler d’une différence de degré, car plusieurs animaux ont développé cer­taines facultés mentales davantage que l’homme.

La décision d’être homme

Face à cette avalanche de contre-preuves, la thèse que je soutiens devient aussi improbable qu’intéres­sante. Voici la manière dont je la construis : d’abord, je prends acte que la singularité de l’homme ne se situe pas dans sa nature observable. D’un point de vue scientifique, aucune des compétences tradition­nellement reconnues comme exclusivement humaines (la conscience, l’abstraction, le langage, la moralité, la liberté, la religiosité, etc.) ne distingue radicalement l’homme de l’animal.

Ensuite, je reconnais que le point de vue scienti­fique n’est pas le seul par lequel il nous faille envisa­ger la singularité humaine. Bon nombre d’approches philosophiques et théologiques admettent que ce n’est pas sur la base d’une observation « mesurable » qu’il faut chercher la distinction. Autant d’un point de vue spiritualiste que d’un point de vue existentialiste, on peut admettre que c’est la décision d’être homme et de vivre humainement qui nous constitue en tant qu’êtres humains. Ici se situe le mystère de notre existence : cette « décision » est si constitutive qu’elle se trouve inscrite a priori en nous. Je suis humain parce que j’ai décidé de l’être, envers et contre ma nature biologique. Une certaine confusion provient de notre tendance à réduire la notion d’être à celle de nature, or notre être est cet espace plus large à partir duquel nous considé­rons notre nature.

Cette « décision » fait de moi un être théologique, et non seulement un être naturel, car elle se définit de la manière la plus exacte comme étant la réponse à un appel reçu de Dieu, m’invitant à me démarquer libre­ment de ce qui constitue ma nature. Notre humanité est donc une spécificité extra nos, une interpellation émanant de l’extérieur de nous-mêmes.

Cette posture évite au théologien de se poser en contradicteur des avancées scientifiques, car sa défini­tion de l’homme ne peut être confirmée ou infirmée scientifiquement. On ne trouvera pas, scientifique­ment, de trace de la divinité de l’homme, et on ne trou­vera pas, théologiquement, ce qui distingue la nature animale et humaine. L’« image de Dieu » dont il est question dans le livre de la Genèse n’est pas un trait observable de nature ou de culture : elle illustre notre face-à-face existentiel avec la vérité ultime. Je suis à même de penser que ma vie est sensée ou absurde, et je suis responsable d’en connoter la valeur.

En conclusion, cela signifie que la seule façon suf­fisante d’établir l’humanité de l’homme distinctement de la dignité animale consiste à définir l’homme théo­logiquement. La mort de Dieu entraîne aussi la mort de l’homme en tant qu’être singulier, et l’on comprend que notre société dominée par une vision holistique de la nature n’en perçoive plus le sens.

J’illustre enfin mon propos par une image biblique : De même que le peuple d’Israël ne dispose pas d’une nature humaine particulière, mais est élu par Dieu pour porter la Révélation , de même l’être humain ne dispose pas d’une nature biologique particulière, mais sa responsabilité vis-à-vis de l’appel de Dieu le consti­tue en tant qu’homme.

La querelle antispéciste

La discussion de ma thèse avec les revendications antispécistes permet de mettre en évidence l’exception humaine dans le monde animal : je soutiens ici que ce qui pour l’animal est acceptable en conformité à sa nature, est souvent inacceptable pour l’homme.

En premier lieu, précisons que ma thèse suppose que la condition humaine comporte aussi un aspect tragique. Selon son animalité, l’homme est de même nature que les autres animaux, mais selon son huma­nité, qui le constitue face à Dieu, l’homme est appelé à vivre démarqué et libre de sa nature. Ainsi, cet appel qui lui vient de l’extérieur est un appel auquel il lui est impossible de répondre adéquatement, puisqu’il s’agit d’un appel à vivre selon d’autres critères que sa nature biologique. Paradoxalement, cet appel qui le constitue en tant qu’homme est donc aussi celui qui le détruit, car il révèle le péché, c’est-à-dire la différence insurmontable entre la nature humaine et la nature divine. Il s’ensuit que l’homme n’est pas éthiquement supérieur à l’animal, mais qu’il est différent.

Lorsqu’un lion dévore sa proie encore bêlante, même capable de se regarder être mangée, il accomplit sa nature biologique. Si nous l’imitons par un tel com­portement égoïste exempt de toute pitié, nous détrui­sons notre nature théologique. Ce qui pour l’animal est naturel, pour nous est péché. En effet, ce n’est pas rendre justice au faucon pèlerin, qui capture les micro­mammifères de ses griffes afin de les offrir vivants à sa progéniture affamée, que de le traduire devant un tribunal humain, afin qu’il rende compte de sa vio­lence. On estime, en Suisse, à 200 millions le nombre de micromammifères capturés chaque année par des oiseaux rapaces. La plupart agonisent durant plusieurs minutes dans les griffes de leur prédateur (Peter Fogel, dans La dignité de l’animal, 2000). Ainsi, la quantité de souffrance dans la nature est inestimable. La nature n’est en aucune manière ce paradis paisible invoqué par le romantisme écologiste. À supposer que nous parvenions à sauver les animaux de nos maltraitances, nous ne les aurions pas sauvés de la nature.

En ne reprochant qu’à l’homme, d’ailleurs à juste titre, son attitude irrespectueuse envers les autres êtres vivants, les antispécistes se contredisent sans s’en rendre compte en adoptant une attitude spéciste. Jamais ils ne reprochent aux fourmis, qui se servent d’acide pour fondre leurs ennemis vivants, ni à aucun prédateur ani­mal, leur absence d’égards pour leurs proies. Ils mani­festent ainsi leur conscience que les êtres naturels, contrairement à l’être humain, ne peuvent être estimés susceptibles de réformer leurs comportements.

Si l’on voulait pousser l’exigence antispéciste jusqu’à son accomplissement, en protégeant tous les animaux de toute violence, il faudrait a minima reprogrammer le génome de tous les prédateurs, ce qui aurait pour effet de transformer complètement les écosystèmes biologiques. Cette entreprise insensée montre que nous ne sommes pas en mesure de pacifier la nature, dont l’évolution dépend de la lutte pour la vie et de la sélection naturelle. Les végétaux également, luttent sans merci pour l’occupation du terrain.

Selon le livre de la Genèse, nous sommes investis d’une tâche d’intendance, de régulation, et non d’ex­ploitation déraisonnée de l’écosystème Terre (1,28 ; 2,15), sans pour autant que nous puissions parvenir, à aucun moment, à établir sur Terre la paix perpétuelle. Le récit d’Adam et Ève invite à considérer une nature désidéalisée et difficile à gérer (3,13-24).

Thermodynamique de l’humanité

Je termine cet article en me servant d’une méta­phore, empruntée à la physique, qui permet de mieux concilier les deux conceptions, l’une scientifique, qui montre une transition progressive, et l’autre théolo­gique, qui affirme une discontinuité, un saut, entre le monde biologique et humain. En d’autres mots, il s’agit de se demander comment la théorie darwinienne de l’évolution peut s’articuler au discours théologique sur l’humain.

Je fais appel, pour notre compréhension, à une image tirée de la thermodynamique, un domaine de la physique qui a pour tâche d’étudier les liens entre le monde microscopique des particules et le monde macroscopique des systèmes physiques statiques et dynamiques. Selon le deuxième principe de la ther­modynamique, un système physique isolé évolue vers l’équilibre en augmentant son entropie, qui est une mesure du chaos. Par exemple, si on verse d’un côté d’un bac de l’eau froide et de l’autre de l’eau chaude, les particules se mélangent, le chaos augmente et l’eau devient tiède. Cette transformation est irréversible.

Supposons maintenant que l’on place sous le bac une source de chaleur. Les molécules du fond vont aug­menter leur température, c’est-à-dire leur vitesse, et se diffuser peu à peu dans l’ensemble du bac. Ainsi, le clivage entre l’eau chaude du fond et l’eau fraîche de surface va disparaître progressivement, l’eau devenant tempérée, ramenant ainsi le système à l’équilibre en augmentant son entropie (la distinction chaud / frais est perdue).

Si on augmente encore la source de chaleur sous le bac, lorsque l’écart de température entre le bas et le haut du bac dépasse un certain seuil, un phénomène macroscopique se produit : l’eau se met à tourbillon­ner. Des zones ascendantes alternent avec des zones descendantes, formant des cellules de Bénard. De tels mouvements de convection sont connus de longue date par les physiciens. Ces mouvements rotatifs de l’eau forment un ordre macroscopique, en contra­diction apparente avec le deuxième principe de la thermodynamique : en effet, l’entropie diminue car les molécules d’eau ne circulent plus chaotiquement, mais à la suite d’une « bifurcation », elles suivent une même direction. Le terme « bifurcation » est utilisé en physique pour décrire diverses apparitions spontanées d’ordres macroscopiques à partir d’un certain seuil où le système devient instable. Ces effets de seuil disconti­nus forment le domaine de la thermodynamique non-linéaire.

En réalité, cet ordre temporaire apparu lors de la « bifurcation » génère un « système dissipatif d’éner­gie », selon l’expression forgée par Ilya Prigogine en 1969. De telles structures temporaires auto-organisées permettent à l’énergie de s’échapper plus rapidement, et disparaissent lorsque l’apport d’énergie cesse. Para­doxalement, plus les systèmes dissipatifs sont struc­turés, plus ils génèrent de chaos. Dans notre cas, la circulation d’eau augmente considérablement la vitesse de transfert de la chaleur de bas en haut du bac, car les particules en mouvement circulaire « transportent » la chaleur.

Les systèmes dissipatifs d’énergie sont fort répan­dus dans la nature. Ainsi, les ouragans tropicaux sont de gigantesques cellules de Bénard. La chaleur de l’eau superficielle des océans réchauffe les particules de l’atmosphère, qui à partir d’un seuil de bifurcation, génèrent des courants ascendants et descendants tour­billonnaires. Ainsi l’agitation microscopique des parti­cules d’air finit par produire des systèmes rotatifs sur plusieurs milliers de kilomètres, dont l’énergie dissipée génère d’énormes destructions chaotiques.

La découverte la plus significative concerne la vie, que l’on peut comprendre comme un système biolo­gique dissipatif d’énergie, maintenu en permanence en dehors de l’état d’équilibre par un apport constant d’énergie (alimentation). La vie génère donc de l’en­tropie en permanence dans son environnement et de fait, nous devons entretenir sans relâche notre milieu vital afin d’éviter qu’il évolue vers le chaos. Si l’apport d’énergie cesse, l’organisme meurt, puis se décompose et son entropie augmente.

Selon une logique semblable, nous pouvons suppo­ser qu’une « bifurcation » s’est produite à un moment donné lors de l’évolution vers le cerveau humain. En totale démarcation par rapport aux cerveaux des autres espèces animales, le cerveau humain a atteint un seuil de complexité permettant l’apparition spontanée d’une dimension tout à fait nouvelle de la pensée, libérant des facultés mémorielles, imaginatives et réflexives infinies. Au cours de son évolution progressive, linéaire, une bifurcation spontanée, non-linéaire, disruptive, a engendré une nouvelle condition existentielle qu’il est dès lors plus approprié d’exprimer en termes théolo­giques qu’en termes scientifiques, comme nous l’avons fait, et qui justifie la thèse de cet article, selon laquelle l’être humain n’est pas un animal ordinaire.

A lire l’article de Bernard Reymond  » Qu’est-ce que l’Homme ? « 

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À propos Gilles Bourquin

étudie la théologie protestante à Neuchâtel puis exerce le ministère pastoral en Suisse dans les cantons de Neuchâtel, Jura et Berne actuellement. Il est l’auteur d’une thèse de doctorat sur la théologie de la spiritualité, publiée chez Labor et Fidès, et a exercé durant 6 ans des fonctions de journaliste et corédacteur en chef aux journaux d’église La Vie Protestante NeBeJu puis Réformés romand.

Un commentaire

  1. feriaud.pierre@gmail.com'

    Article intéressant pour démontrer (en faisant appel à la logique, voire à la science) que l’homme n’est pas un animal.
    Mais est ce du domaine de la raison? Est ce que ce qui distingue l’homme de l’animal, n’est il pas le déraisonnable?
    Le déraisonnable conduit à la Foi, la Vérité en effet n’est pas toujours visible par la raison.
    En conséquence ce qui différencie l’homme de l’animal, c’est la Foi. Les antispécistes l’ont certainement oublié….ou n’ont pas la Foi.

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