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L’individu doit-il s’effacer devant la communauté ?

L’individu doit-il s’effacer devant la commu­nauté ? », ce titre m’a été proposé par la rédaction et, disons-le d’emblée, j’y répon­drai par la négative. Non, l’individu n’a pas à s’effacer devant la communauté – ni à s’y fondre –, pas plus d’ailleurs que devant quelque groupe que ce soit. L’individu doit au contraire être défendu, comme irréductible. Et il doit l’être non seulement en raison de ce qui fait son existence personnelle – son for intime –, mais en lien au bien même de la vie en société.

Reste à déployer pourquoi et selon quels rapports aux collectifs dans lesquels chacun vit. Que ces col­lectifs soient la société (avec ses traditions et ses héri­tages), l’Église (avec ses interpellations et ses visées) ou tel groupe d’appartenance ou d’affiliation (avec ses solidarités), voire telle entreprise dans laquelle je suis engagé et qui me mobilise.

Défendre l’irréductibilité de l’individu, voire en faire la source des valeurs et des projets humains, sociaux et autres, ne surprendra pas en terrain protestant, a for­tiori libéral. Mais ce protestantisme et ce libéralisme ont pu parfois le faire selon une pente unilatérale, non exempte d’illusions et condensant du coup des risques. C’est qu’il n’y a pas d’existence humaine sans enraci­nement, ni sans antécédence et héritage, sans tout un donné donc, dans lequel chacun naît et se meut, fût-ce pour y nouer un rapport critique, voire des refus. Ne pas reconnaître ces enracinements et antécédences, c’est s’exposer à des revanches, que ce soit en forme de retours de refoulés, lourds de réalités non travaillées, ou sous la forme d’une fuite en avant dans de la pure nouveauté, au reste souvent réactive, plus faite d’oppo­sition que de vrais déplacements.

Nous ne sommes ni sans enracinements ni sans héritages, culturels et historiquement marqués. Mais si ce donné qui nous précède et nous détermine peut nous emprisonner, nous empêcher de voir ce qui se passe au cœur du contemporain ou des situations qui sont les nôtres – voire nous fermer aux autres, dont la différence peine à être reconnue en sa valeur propre –, ce même donné peut aussi s’avérer fécond. C’est même là, si j’ose dire, sa vocation.

Sur le fond, on vise trop souvent une homogénéisa­tion de l’espace républicain et non (ce qui serait à mon sens requis) une productivité des différences à faire jouer pour le profit de la société, hors aussi bien réduc­tion à une égalité abstraite que pures juxtapositions communautaires. Je sais que viser un tel objectif n’est simple ni intellectuellement ni socialement, mais c’est en fin de compte le seul horizon possible.

D’une tache aveugle du sociopolitique

Notre modernité tend à ne connaître que les indi­vidus pris pour eux-mêmes et l’espace républicain qui les dispose tous en un ensemble qui les englobe, en principe sans autre. C’est qu’on a hérité de la « volonté générale » qui rassemble et résorbe les volontés de chacun, ou de « l’homme générique » de la gauche hégélienne (Feuerbach, et Marx dans son sillage) qui vaut par-delà toutes les particularités et toutes les spé­cificités. Entre l’individu et la République, il n’y a rien, et il ne doit rien y avoir. Du coup, pas d’espaces inter­médiaires à construire (idéalement : à co-construire) ni jeu d’institutions intermédiaires, avec les régulations qui leur seraient appropriées. Pas de cultures ou de traditions différenciées, dans lesquelles des identités se déploient et prennent forme, ces cultures et ces tradi­tions se reconfigurant alors, en même temps que les identités en jeu.

Pierre Manent avait fait de cette thématique un axe de réflexion dans son livre de 2015 Situation de la France, en lien à la présence des communautés musul­manes, qu’on ne sait comment valoriser au profit de tous. Au profit d’elles-mêmes aussi, même si c’est alors à un autre titre et sous d’autres aspects. De fait, on répète sans le savoir ce que condensait la fameuse phrase du discours de Stanislas de Clermont-Tonnerre à l’Assemblée nationale de fin décembre 1789, ciselé dans le vocabulaire de l’époque parlant de nations. Pre­nant position pour l’accession des Juifs à la citoyenneté, il s’exclame en effet : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme indivi­dus ». Et d’ajouter : « il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre ; il faut qu’ils soient individuellement citoyens ».

On sait que la sortie du ghetto (une condition peu heureuse, mais où il était facile d’être juif) pour entrer dans la civilité de tous (où l’on se trouve heureuse­ment émancipé mais où il est plus difficile d’être juif) a été vécue sous la hantise de l’« assimilation », une thématique dominante de la réflexion juive des XIXE et XXe siècles. En écho, et à entendre certains, il me paraît que tout se donne aujourd’hui comme si le musulman ne sera vu « bon musulman », intégrable donc, que quand il ne sera de fait plus musulman…

D’une tentation communautaire des Églises

Une priorité accordée à un collectif idéalement vu comme homogène est à l’œuvre au cœur du christia­nisme. On a ainsi connu le motif de l’Église comme « société parfaite » (il émerge à la fin du XVIE siècle avec le controversiste Bellarmin, fait cardinal en 1599 et déclaré docteur de l’Église en 1931). À mon sens, n’y est pas seulement ou d’abord problématique l’adjectif (tout le monde sait que l’Église n’est pas parfaite…), mais bien le substantif : l’Église n’a en effet pas à être vue comme une société, mais a ou doit avoir une autre forme, commandée par d’autres instances que celles qui président à la société. Que dans la ligne alors ouverte en ce début des Temps modernes, société et Église aient pu être pensées en concurrence sur un même terrain illustre l’erreur de fond touchant ce qu’est l’Église, ce à quoi elle est appelée, sa fonction ou son service propre.

On dira peut-être, et à juste titre, que l’Église-société parfaite est un thème catholique, post-tridentin de sur­croît et avec lequel l’ecclésiologie catholique actuelle a coupé. Il n’en reste pas moins significatif et peut don­ner à penser. En outre, sous d’autres modes bien sûr, le protestantisme me paraît ne pas être exempt d’une même tentation, ou d’une tentation analogue, disant le primat d’un collectif, qu’on voudrait alors, justement, idéal.

J’en veux pour preuve le motif communautaire, aujourd’hui largement présent dans le protestan­tisme, tendant même à devenir dominant. Dans des vocabulaires qui peuvent varier, la veine en vient de la Réforme radicale de frappe anabaptiste. Historique­ment, le protestantisme majoritaire s’était plus pensé comme institution, avec ce que ce terme entraîne de dimensions irréductiblement diverses, d’un mode spé­cifique d’insertion dans la société (la Confession de foi anabaptiste de 1527 était au contraire de bout en bout ordonnée par la visée d’une « séparation », sous le titre significatif d’« Entente fraternelle »), d’une conception autre que celle d’une addition des croyants agrégés en corps propre, une agrégation qui semble même être ce que vise le collectif en cause, délibérément ou de manière moins avouée. Or, en notre temps qui ne sait plus penser l’institutionnel, ni en matières religieuses, ni en matières politiques, voire globalement sociales (on est dans la « société liquide » qu’a décrite Zygmunt Bauman), le communautaire, avec ce qui l’accompagne de repli, est de plus en plus investi. On va même le penser comme compensatoire, ici à une société techno­crate et fonctionnaliste en perte de liens, des liens que l’Église pourrait au contraire offrir, ou aurait à offrir. Et parfois – souvent ? – au titre de sa première fonction, de sa fonction décisive, voire de sa seule fonction.

Mais la dominance du motif communautaire n’est pas née avec le très contemporain. On la trouve déjà chez Karl Barth (1886-1968). Dans une conférence de 1948, « L’Église, communauté vivante de Jésus-Christ, le Seigneur vivant », présentée en lien à la première Assemblée du Conseil œcuménique des Églises (COE) devant alors se tenir à Amsterdam, Barth annonce en toute clarté qu’il convient de privilégier le mot « com­munauté » pour dire l’Église, ce terme étant préférable à celui d’Église en ce qu’il ne désigne pas seulement « l’existence et la persistance d’une société », mais « l’événement d’un rassemblement ». Dans un écrit de la même année et de même contexte – c’est le texte officiellement présenté à l’Assemblée du COE –, Barth ira jusqu’à dire que l’Église est elle-même un « sujet » (alors en lien à une « absolue souveraineté », celle d’un « autre et premier sujet, Jésus-Christ »), non donc, comme je le dirais volontiers en contraste, une réalité humaine – mondaine et institutionnelle –, occasion de ce qui peut m’arriver ou nous arriver. Certes pas moins, mais assurément pas plus.

Dans son fameux opuscule de 1946, Communauté chrétienne et communauté civile, paru en français en 1947 et réédité en 1958, Barth avait recouru à l’image, lourde de sens, d’une Église et d’un État concentriques : l’Église peut et doit être vue comme un cercle « plus petit », intégré dans le cercle « plus vaste » de la com­munauté civile. C’est qu’ici, idéalement, le sachant ou non (de fait, ne le sachant plutôt pas !), « la commu­nauté civile partage avec la communauté chrétienne son origine et son centre ». Avec Barth, on n’est pas là, comme je le dirais pour ma part, dans un décalage requis et productif, ni dans une asymétrie foncière pré­servant la consistance et l’office propres de chacun, de l’Église comme de l’État. Ce qui aurait supposé qu’on les rapportât à deux instances commandant deux finalités, différentes même si l’on peut penser qu’elles représentent, chacune à l’égard de l’autre, un service indirect et ainsi requis, mais ainsi seulement, sans coïn­cidence donc, même ultime. Or Barth avait avancé, dans le même opuscule, qu’« on ne saurait parler d’une différence absolue entre la cité et l’Église », pas plus qu’« entre la cité et le Royaume de Dieu ».

Plus d’un siècle auparavant, Friedrich Schleierma­cher (1768-1834), souvent mis en avant comme libé­ral en opposition à Karl Barth, faisait voir une même perspective de fond dans l’édition de 1821-1822 de sa Glaubenslehre – son « traité de la foi » –, parue en français chez Labor et Fides en 2018 dans une traduc­tion de Bernard Reymond et sous le titre de La cohé­rence de la foi chrétienne. Il y disait en effet vouloir travailler sur l’horizon d’une « coexistence de l’Église et du monde », l’Église étant au reste définie comme la « communauté des croyants ». Et si cette Église est dite « procéder du Christ » (ce qui n’est bien sûr pas le cas de la société), Schleiermacher ajoute néanmoins qu’elle a à « croître » et le monde à « décroître ». En proportion, donc tous deux, l’Église et le monde, impli­citement situés sur un même plan. Ce que confirme la validation du « pressentiment », dit-il, « que la coexis­tence de l’Église et du monde aura une fin, et qu’un jour le monde entrera entièrement dans l’Église ».

« Faire Église », une exhortation nouvelle et étonnante

Dans le numéro de septembre dernier d’Évangile et liberté, Laurent Gagnebin et André Gounelle met­taient déjà en point de mire l’injonction, devenue man­tra chez les protestants comme chez les catholiques, à « faire Église ». Si la visée s’en est aujourd’hui large­ment répandue, elle est à vrai dire nouvelle. Elle est du coup significative, et il convient de s’y arrêter. À mon sens, elle devra même être récusée. Et nettement.

Un oubli de ce qui dépasse l’Église et institue sa tâche propre

Tenir qu’on aurait à « faire Église », c’est énoncer (implicitement, mais comment l’entendre autrement ?) qu’il y a là moins le projet de bâtir une institution utile, requise en vue de telle fonction ou de tel service – de telle mission –, que celui de donner forme et vie à un collectif se suffisant à lui-même. Comme si l’Église n’avait pas d’autre finalité que ce qu’elle condense en son corps propre. Comme si tout but qui lui serait exté­rieur ou lui serait autre, ou toute fin qui en ordonne­rait la forme et en commanderait la réalité, s’y étaient résorbées.

L’Église relève certes de bout en bout de l’ordre du monde, mais ce n’est pas pour en consacrer sous une forme idéale telle ou telle part (reconstruite, sauve­gardée ou soustraite à la dureté et à l’inhumanité du temps), qu’elle pourrait cristalliser comme commu­nauté, pour l’offrir à tous. C’est pour y inscrire une visée transversale, qui vient d’ailleurs et porte plus loin. Une visée qui bouscule et travaille de l’intérieur l’humain et le monde mêmes, au nom d’une fin qui les dépasse. Une visée dont il convient de répondre au coeur des réalités du monde, de raconter aussi les gestes qui en témoignent, de ritualiser les styles d’existence qu’elle ouvre, de symboliser l’excès qui nous en vient et nous convoque.

Se donner pour fin de « faire Église », c’est de fait consacrer un repli. Comme si l’on sanctionnait que, le monde ayant échappé aux pouvoirs de l’Église, il faille se rabattre sur ses biens propres, fût-ce l’Église même. Vatican II l’avait sanctionné à sa manière en posant l’Église comme étant elle-même sacrement (c’était une nouveauté théologique), non plus comme adminis­trant des sacrements qui lui viennent de plus loin, dont elle use, pour un office qui la dépasse et se fait service de l’humain.

On assiste aussi, aujourd’hui, à une riposte autre que le repli sur sa communauté et ce qu’elle peut offrir. C’est celle de construire l’Église et la vision qui lui serait propre comme un contre-modèle social ou un modèle alternatif, de large ampleur. Une part de l’évangélisme en porte le projet, et certaines tendances étasuniennes l’ont exacerbée. On n’y a pas affaire à du repli (au contraire !), mais Église et société y sont mises sur le même plan, en concurrence franche et polémique. On n’est plus ici dans le repli communautaire qui accom­pagne le « faire Église » ; on est quasiment dans un « faire société chrétienne ». Mais d’un côté comme de l’autre est oublié ce qui est transcendant à l’Église et à quoi elle ne saurait s’égaler.

L’oubli d’une authentification au plan de cha­cun, que ne résorbe pas le corps ecclésial

Viser à « faire Église » ne cache pas seulement la réduction de ce qui la dépasse, parce que dépassant le monde et l’humain. Viser à « faire Église » cache encore une réduction du sujet croyant, qui aurait à s’inscrire en Église, à faire corps avec elle et sa vérité, à s’y lover, à lui appartenir.

Sur les deux faces en cause, il me paraît qu’il y a à réhabiliter ce qui échappe à l’Église et qu’elle peut seulement mettre en œuvre. D’un côté n’est en effet pas honorée l’extériorité commandant la visée transver­sale qui l’institue, la fait vivre et préside à ses actions, une visée qui, venant d’ailleurs et portant plus loin, est hétérogène au seul lien social, comme elle l’est au pur biologique. De l’autre côté n’est pas constitutive­ment pris en compte le sujet croyant devant ratifier ou authentifier pour lui-même ce qu’il en est de la vérité en jeu. Ce moment est tout aussi incontournable que celui de la visée transversale signalée, et tout autant en perte en notre temps.

Notons que ces deux moments s’appellent l’un l’autre. C’est en effet parce que de l’hétérogénéité est décisivement en cause que se trouve convoqué un sujet qui s’engage, un sujet qui va prendre sur lui son exis­tence et ce qui lui est donné. Un sujet qui n’est ici ni celui qu’ordonnent les savoirs, assurés selon leurs pro­cédures propres, ni celui qui se trouve invité à adhérer à un collectif et à ses valeurs propres. Un sujet qui est celui d’un croire, en inadéquation d’avec la vérité, en différence d’avec le tout social, en protestation ou attes­tation singulière, au cœur du monde et pour ce qu’il en est de ce monde même.

Décalée de ce qui la fait vivre (son moment consti­tutif) et faite de sujets qui en sont décentrés (un moment ici obligé), l’Église médiatise de la visée (elle lui donne corps) et de l’humain (elle lui donne d’exis­ter, par-delà le strict biologique et la seule socialité), au creux des cultures et des sociétés. C’est ainsi qu’elle est institution, pour le meilleur. Il convient seulement de se mettre au clair touchant ce qui y est en jeu (ce sur quoi elle opère et ce qu’elle porte plus avant) et de ne pas se méprendre quant aux modes qui peuvent et doivent être les siens.

Dans son Traité fondamental de la foi de 1976, paru en traduction française en 1983 au Centurion et en 2011 au Cerf, Karl Rahner (1904-1984), l’un des théolo­giens catholiques marquants du XXE siècle, thématisait l’Église comme « médiation institutionnelle de la reli­gion ». Cette médiation est bien sûr de forme particu­lière, cristallisée sur le fond d’une diversité des voies que l’humain inscrit à la surface de cette terre et d’une condition diasporique, un double horizon que Rahner a explicitement souligné. La perspective est correcte à mon sens (en sont bien sûr réservées les manières de faire), étant entendu que la religion ici évoquée est de part en part faite de l’humain, et travaillée de ce qui de l’humain bouillonne, pour le meilleur et pour le pire d’ailleurs.

Approfondir ce qui s’est noué dans le christianisme

Le lien à du collectif est humainement irréductible et au fond fructueux. Hors un tel lien, l’individu flotte, exposé au risque d’exister sans référence, sans enracine­ ment présent et sans précédence héritée. Un individu à l’identité tronquée, voire fictive ou avortée, parce que n’arrivant pas à se nouer, aussi vrai que nos identités n’existent qu’en rapport tant à d’autres qui nous sont proches qu’à d’autres qui nous sont étrangères, les unes et les autres s’avérant décisives, même si c’est différem­ment.

Mais même en lien constitutif à du collectif, le rati­fiant ou le contestant (de fait un peu des deux), l’indi­vidu représente un pôle propre. Avec ses itinéraires, divers et changeants, ce qu’il a traversé, ce qui l’a mar­qué, ce qui l’a bousculé et l’a relancé, ses épreuves et ses déceptions, ses sublimations et ses reconstitutions. On se gardera par-dessus tout de ce qui pourrait en faire l’économie ou entendrait l’intégrer dans un plus grand ordre de réalité ou de raison.

J’ai dès le départ écarté la vision d’un individu isolé. En quelque sorte originaire. Maître de lui-même et de ce qu’il peut vouloir. Ce n’est pas impunément qu’à son propos j’ai parlé d’un pôle, irréductible certes, mais non coupé d’ensembles plus vastes, ni de collectifs. Ceux-ci sont à différencier (comme sont à différencier les rapports qui s’y nouent), mais non à négliger, ni à répudier. Et j’ai parlé de singularité, celle que chacun inscrit en ce monde, celle qui donne écho à ce qui me dépasse et dont le défi me constitue en même temps, celle qui répond de ce qui m’est donné et me précède. Singularité, parce qu’en tout cela, l’individu est le lieu d’une reprise sur soi et pour soi.

Il n’y a pas de vérité de l’humain hors de collectifs, mais ces collectifs sont traversés de visées, sur fond de problèmes ouverts. Même la nation ou l’espace répu­blicain, qui voudraient nous unir, vivent ou ont vécu de visées propres, telle une histoire qu’on entend pour­suivre, et qu’on relit d’ailleurs à cette fin, ou telle une laïcité à mettre en place. Ces visées prennent corps au gré d’advenirs et d’échecs, d’émergences et d’espoirs avortés. Non neutres, ni en formes de simple épanouis­sement, ces visées ne vont dès lors pas sans divergences, ni sans procès, à ne pas camoufler, encore moins à bannir. Et c’est parce qu’ils sont là qu’il y a des institu­tions, qui en visibilisent le jeu, le mettent en scène et entendent le réguler.

 

Il n’y a pas de vérité de l’humain hors de collectifs en débat, ni non plus sans le moment d’authentifica­tion et de reprise qui fait le sujet, un sujet qui, s’il n’in­vente pas en toute liberté et nouveauté, répond bien en première personne, activement. Répond de lui et de ce qui lui arrive. Ce qu’il en est de chacun est aussi ouvert et se noue aussi selon procès, ici le procès d’une existence nouée à l’intime. Les deux faces vont proba­blement ensemble : c’est quand est maintenu un procès ouvert et en débat au plan d’un collectif qu’un sujet peut être assuré, parce que convoqué à une responsa­bilité, assumable.

Le christianisme l’a sanctionné dans le meilleur de sa tradition. En mettant par exemple en avant, parmi les instances régulant ce qu’il entend toujours à nou­veau incarner au cours d’une histoire à jamais contin­gente et toujours changeante, le « sens de la foi » (le sensus fidei) ou ce qui est ressenti, expérimenté et assumé de la vérité en jeu. Ce moment est requis, à côté et au même titre que l’Écriture, la tradition, la construction raisonnée qu’est la théologie, la décision pastorale qu’est censé être un magistère qui éclaire et tranche au cœur des circonstances. Et il est requis au même titre, même si ces diverses instances sont en ten­sion et que, n’émargeant pas aux mêmes coordonnées, elles ne sauraient être hiérarchisées. Elles répondent de réalités hétérogènes, mais toutes à prendre en compte.

Le christianisme a également validé le passage par une appropriation de la vérité au plan du sujet et fonc­tion de ce qu’est le sujet en pensant son déploiement croyant non seulement selon une référence externe (une histoire passée, celle d’un Jésus dit Christ ou Mes­sie en dépit des apparences et d’un échec devant les puissances du monde), mais encore selon une inscrip­tion au cœur de chacun, dans la dispersion des nations. « Il est avantageux pour vous que je m’en aille », dit Jésus en Jean 16,7, et vous ferez les « mêmes œuvres » que moi, voire « de plus grandes ». Il convient en effet qu’il s’en aille, sans quoi y renvoyer ne pourra que se faire christolâtrie, accrochée au seul Christ, perdant même de vue que sa réalité est le lieu d’un renvoi à un Dieu qu’elle n’est pas.

Retour sur le contemporain, lieu d’une inquiétante « désujectivation »

Notre temps est celui de fonctionnalismes, de pro­tocoles, de dispositifs techniques anonymes et rigides, du coup d’une déresponsabilisation des personnes. C’est là un trend implacable et à combattre. Il est lié à un évanouissement d’institutions intermédiaires aux différences déterminées, pensées et mises en place avec leurs chances et leurs risques propres. L’illustrent le devenir des Universités (désormais commandées par des savoirs hors espaces organisés de problématisation et de réflexivité), le devenir de ce qui constitue et struc­ture des traditions (désormais marginalisées ou folk­lorisées) ou le devenir des Églises (désormais repliées sur leurs coordonnées communautaires). J’ai sou­vent plaidé pour qu’elles se comprennent comme des « hétérotopies » : des lieux propres repérables, consis­tants et structurés mais non englobants, des lieux consti­tutivement articulés au social de tous mais en différence productive. Je l’ai récemment repris sous le titre « Vers quelles communautés religieuses au cœur de quelle société ? », dans un dossier que la Revue de théologie et de philosophie a consacré au jésuite Michel de Cer­teau (1925-1986) dont les diagnostics et les quêtes sont d’enseignement décisif, quoique peu commun, même si le Pape François a pu dire : « pour moi, Certeau reste le plus grand théologien pour aujourd’hui ».

En ces matières, la question n’est pas d’adhérer ou non à telle communauté, mais celle de la capacité de toute communauté à se penser en fonction d’un objectif qui la dépasse et l’oriente et d’articuler des propositions positives aux prises sur les questions du temps. En sera ouvert du débat touchant ce que cette communauté assume et dont elle devra trancher, dépassant une solidarité spontanée et ne se réfugiant plus derrière une unanimité de principe, celle de la Seigneurie du Christ que tous reconnaîtraient ou celle de la ’Umma à laquelle tous appartiendraient. Et il conviendra de dire, pour la communauté en cause et pour chacun de ceux qui s’y réfèrent, en quoi se reconnaître chrétien, musul­man ou autre, se différencie de telle radicalité issue du même sol, ici tel évangélisme ou tel salafisme, comme on a dû antérieurement dire en quoi se vouloir socia­liste coupait d’avec ses formes staliniennes.

Un individu n’est jamais seul, mais n’a pas pour autant à se fondre dans un ensemble unifiant. Des tra­ditions et des communautés donnent corps à des précé­dences spécifiques et à des visées possibles. Elles vivent de différences et marquent de la différence, en ce sens de la dissidence sociale. Permettant en cela même que des procès de fond soient sauvegardés, cultivés et ren­dus féconds, et que chacun y trouve sa place, singulière, assumable parce qu’articulée à des objectifs décentrés et décentrant.

La visée ne doit jamais être de faire corps. Ni avec tel groupe, ni avec la société dans son ensemble. L’État n’est d’ailleurs pas là pour faire communauté, mais pour en permettre plusieurs, différentes entre elles et diffé­rentes du tout social, chacune devant du coup répondre de ce qu’elle est. Bien comprise, la tâche va ici au-delà du seul sécuritaire, selon ce que Frédéric Gros en met en cause, ou du pur biologique, sur quoi Michel Fou­cault nous alertait. Au-delà de ce que Giorgio Agamben a appelé la « vie nue ». Elle est d’assurer du culturel, transi d’histoires. On se décalera ainsi d’un dévelop­pement pour le développement, hors finalité. Et l’on aura permis aux différences de se faire fructueuses hors obsession égalitariste.

Notre temps y porte peu. Pour les raisons de fond que j’ai évoquées. C’est ici l’ensemble de ce qu’il en est du social, du coup du politique, qui est à remettre sur le métier, l’ensemble aussi de ce qu’il en est des traditions, religieuses et autres. Dans la ligne esquissée, l’individu aura une place, éminente, en différence propre et nouée au gré d’une véritable subjectivation. On ne l’aura pas conçu comme devant se fondre dans un ensemble, fût-il pensé comme le meilleur. Et on ne l’aura pas non plus vu comme simple item d’un groupe qui dirait à lui seul son identité, groupe femme ou mâle, blanc ou de cou­leur, de telle provenance, classe, ethnie ou autre. Même si ces enracinements nous marquent, et profondément, il demeure que chacun peut « jouer » de ce qui lui est donné. En dernière analyse, ce jeu doit être favorisé, délibérément. Il convient seulement de s’en donner les moyens.

À lire l’article de André Gounelle  » Individu et communauté « 

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À propos Pierre Gisel

est professeur honoraire de la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Lausanne, où il a enseigné différentes disciplines jusqu’en 2012.

Un commentaire

  1. feriaud.pierre@gmail.com'

    L’article est un peu compliqué.
    La religion est -elle un outil de liaison ou un outil de séparation des hommes?
    Existe t il un religion universelle capable de faire communauté, si oui laquelle?, si non comment peut on vivre ensemble dans la liberté de pensée, de conscience et de culte?

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