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Le doute en musique

Jean-Sébastien Bach (1685-1750) vaut comme l’archétype du compositeur-théologien. Cette réputation n’est pas usurpée : nombre de travaux sont en effet venus confirmer la profondeur de sa réflexion théologique. Parmi ses œuvres vocales, c’est probablement la Messe en si qui en est l’expression la plus parlante. Composée à partir d’une messe dite « brève », c’est-à-dire ne comportant que le Kyrie et le Gloria (en usage dans la liturgie de la « messe » luthérienne), la « grande » messe en si, qui date de la toute fin de la vie de Bach, renoue en quelque sorte avec la tradition liturgique de la messe romaine en intégrant un Credo, un Sanctus, un Benedictus et un Agnus Dei. Il n’en a pas fallu plus à certains spécialistes pour qualifier la pièce d’« œcuménique ». De son côté, un lecteur de Bach aussi sagace qu’Albert Schweitzer n’a pas hésité à y voir « une synthèse incomplète de l’esprit subjectif protestant et de l’esprit objectif catholique ». C’est sans doute aller un peu vite en besogne, en particulier si l’on se concentre sur la partie en principe la plus doctrinale de l’œuvre, à savoir le Credo.

Des musicologues comme Christoph Wolff ont ainsi montré que pour certaines parties du Credo, comme le « Et incarnatus est » (« il s’est fait chair »), Bach a eu recours à des figures de rhétorique musicale exprimant un questionnement qui semble demander : « Dieu s’est fait chair : crois-tu cela ? » Bien loin de ne mettre en évidence que la doctrine des deux natures du Christ, le travail de composition de Bach tend donc bel et bien vers une appropriation subjective. C’est toutefois dans le « Confiteor » que cette tendance est la plus forte : celui-ci commence par le traitement de la formule « Confiteor unum baptisma » (« je reconnais un seul baptême ») sur un mode polyphonique (plusieurs mélodies chantées en même temps) qui se trouve bientôt interrompu par un canon strict. L’ambiance musicale est celle de la confiance, marquée par une pulsation vigoureuse qui s’amplifie et martèle : « je reconnais un seul baptême pour le pardon des péchés ». Puis ce rythme soutenu se mue en ce que le chef d’orchestre John Eliot Gardiner nomme « une palpitation à peine perceptible ». Succède alors à cette première partie un temps marqué par un délitement des lignes vocales et leur transformation en phrases interrogatrices instables, alors que l’on glisse du mot « peccatorum » (« péchés ») vers les paroles « et expecto resurrectionem mortuorum » (« et j’attends la résurrection des morts »). L’harmonie passe ici au si bémol puis au mi bémol, tonalité considérée du temps de Bach comme celle de la détresse. Tout s’effondre : l’assurance confiante et la proclamation sans faille du dogme ont cédé la place au désespoir le plus sombre. Face à la mort et au péché, l’affirmation du dogme de la résurrection ne suffit pas et ne suffira jamais : c’est le doute, le doute mis en musique, qui domine… pour un temps. Car alors que tout l’édifice musical s’est effondré et que tout semble perdu, alors (et alors seulement !), le chœur propulse soudain l’auditeur vers des cieux jusque-là inégalés sur « j’attends la résurrection des morts… et la vie du monde à venir ». Grâce à des lignes vocales ascendantes, ces paroles prennent l’allure d’un « mais si ! », d’un « et pourtant, oui… la vie ! » À l’introversion de la section précédente succède une extraversion qui, quoique l’on pense du dogme de la vie éternelle, remplit l’auditeur de vie, ici et maintenant. Mais, pour cela, il fallait que ce dernier traverse le doute et l’angoisse, ce que seul Bach parvient à lui faire expérimenter avec autant de force, du moins pour moi.

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À propos Pierre-Olivier Léchot

est docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris). Il est également membre associé du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS EPHE) et du comité de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (SHPF).

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