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Dissensions sur les sacrements Zwingli, Luther, Calvin : accords et désaccords

Première partie Zwingli pas d’accord avec Luther : pourquoi ?

Dans le film « Le réformateur » qui retrace les années zurichoises de Zwingli, c’est sur un ton péremptoire, voire agressif, que le réformateur suisse rend compte à l’autorité civile de la ville de Zurich de sa rencontre avec Luther en octobre 1529 au château de Marbourg à propos de la cène. Il ne s’exprime en l’occurrence pas sur le corps du débat, mais s’indigne de l’arrogance et de l’entêtement de Luther.

 Le colloque de Marbourg

C’est que le débat, à Marbourg, a été vif. Quand Jésus, selon les évangiles, a dit à propos du pain « ceci est mon corps », faut-il l’entendre au sens de « ceci signifie mon corps » ou de « ceci est réellement mon corps » ? Comme le débat portait sur le libellé latin de ce verset, Luther, dans son énervement, aurait écrit sur la table qui le séparait de Zwingli « hoc est corpus meum ». Au temps de mes études à Marbourg, on montrait au château la table sur laquelle Luther aurait gravé ces mots au couteau, alors qu’en fait il les traça à la craie. La légende du couteau n’en parut pas moins parfaitement plausible pendant des décennies, tant fut vif entre les deux réformateurs le débat dans lequel s’est ensuite concrétisée la différence, longtemps tenue pour insurmontable, entre luthériens et réformés. En 1973, la concorde dite « du Leuenberg » est venue apaiser, voire surmonter, ce vieux dissentiment, mais sans que soit définitivement clos pour autant le débat sur l’interprétation des paroles prononcées par Jésus lors de son dernier repas avec les disciples. La différence entre hier et aujourd’hui ? Jadis on y voyait une question qui touchait à l’essence même de la foi puisque bien des luthériens allaient jusqu’à refuser l’intercommunion avec les réformés, tandis que désormais on serait tenté de n’y voir qu’une querelle d’exégètes retranchés dans leur tour d’ivoire.

L’expérience sacerdotale de Zwingli

Comment alors se fait-il que Zwingli ait pu pareillement s’indigner de l’attitude de Luther à son retour de Marbourg, tandis que Luther persistait à traiter Zwingli de « Schwärmer », de fanatique ? À la fin de leur colloque marbourgeois, ils avaient pourtant contresigné quatorze thèses doctrinales sur lesquelles ils étaient tombés d’accord. Mais sur la quinzième, qui traitait justement de la cène, leur désaccord fut si patent que ni eux ni leurs successeurs des quatre siècles suivants n’ont été capables de le surmonter.

Alors, dispute de mots ou raisons plus profondes, plus décisives de leurs attitudes respectives ? Pourquoi, par exemple, Zwingli n’a-t-il pas accepté, par gain de paix, de se ranger à l’opinion de Luther qui, à propos du pain et du vin de la cène, partait lui aussi du principe que, contrairement à la doctrine romaine, ils ne peuvent pas être considérés comme ayant été substantiellement changés en corps et sang physiques ou matériels du Christ sans que leur apparence en soit modifiée, mais optait néanmoins pour une formulation suffisamment proche de celle de la messe pour éviter de blesser la sensibilité des fidèles : le corps et le sang du Christ ne changent pas la substance même du pain et du vin, mais sont présents « dans, sous et avec » la substance de ce pain et de ce vin. Oui, pourquoi Zwingli ne s’est-il pas montré plus conciliant et a-t-il insisté pour affirmer que, si le Christ lors de la célébration de la cène est bel et bien présent par son Esprit dans le cœur et l’âme des fidèles, il n’y a effectivement sur la table que du pain et du vin ?

Entêtement d’exégète ? Les arguments exégétiques de Zwingli étaient certes plus solides que ceux de Luther, ainsi quand il faisait remarquer que, dans d’autres paroles de Jésus, le verbe être a le sens de « signifier », par exemple en Jean 10,7 : « Je suis la porte des brebis ». Mais c’est surtout son expérience pastorale et son vécu personnel qui étaient en jeu quand il s’est insurgé contre l’interprétation de Luther, trop lénifiante et trop accommodante à ses yeux. Or c’est à mon sens ce que la plupart des commentateurs et historiens des doctrines ne mettent pas suffisamment en évidence quand ils tentent de rendre compte, souvent avec une indubitable maîtrise, des positions respectives de Luther et de Zwingli à propos de la cène.

 Les arguments de Zwingli

Si nous nous en tenons à la démarche exégéticothéologique de Zwingli, elle s’avère plus ou moins convaincante selon le type d’argument mis en œuvre. Celui qui s’autorise de la référence à Jean10,7 est parfaitement plausible, mais Luther avait beau jeu de prétendre que cette manière d’interpréter un verset par un autre n’est pas irréfutable. Pour être plus terre à terre, plus difficilement contestable est l’argument qui mise sur le fait que Jésus ne pouvait pas avoir mangé sa propre chair et donc que le pain dont il a dit qu’il était son corps ne pouvait pas l’être matériellement. Plus théologique est l’affirmation de Zwingli selon laquelle le Christ monté au ciel et désormais à la droite de Dieu ne peut pas être en même temps physiquement présent dans le pain et le vin ; on peut y voir un montage doctrinal sujet à discussion, mais Zwingli y tenait : l’essentiel de sa contribution à la dispute de Berne, en 1528, a porté sur cet article-là du Credo. À mon sens, ces trois arguments et d’autres démarches argumentatives du même type ne sont toutefois pas suffisamment contraignants pour expliquer comment et pourquoi Zwingli a continué de s’opposer si résolument et si irrévocablement à l’interprétation de Luther.

Pour bien comprendre son attitude, il faut prendre en considération son principal écrit réformateur : les volumineux développements dont il a accompagné la publication des thèses qui, en 1523, ont entraîné le passage de Zurich à la Réforme. Il l’a rédigé à l’intention des notables de Glaris, dans la langue que comprenaient ses anciens paroissiens des années 1506 à 1516, dans l’intention évidente de leur faire comprendre les enjeux de ce qui venait de se passer à Zurich. Il y fait allusion plusieurs fois à Luther, mais sans aucune animosité et sans qu’à son propos il aborde des questions touchant à la compréhension ou à la célébration de la cène. Aux Glaronnais jaloux de leur indépendance envers les grands princes allemands, Zwingli signale avoir pris sa propre orientation réformatrice bien avant d’avoir eu connaissance des premiers écrits du réformateur de Wittenberg. En revanche, il manifeste clairement et très fraternellement sa solidarité envers ce théologien courageux qu’on n’hésite pas à incriminer d’hérésie. Et si Luther utilise la notion de sacrement dans un sens différent du sien, il n’y voit rien que de parfaitement légitime.

« Une seule fois »

Mais à y regarder de près, la raison décisive pour laquelle Zwingli n’allait pas tarder à s’opposer résolument à la conception eucharistique de Luther est déjà présente tout entière dans cet important écrit de 1523. À l’article dix-huit et dans le développement auquel il donne lieu, Zwingli insiste sur le fait que, selon les évangiles, Christ s’est sacrifié « une seule fois » ; pour ceux qui croient il a ainsi acquis le salut pour l’éternité et ce sacrifice ne saurait par conséquent être répété sous quelque forme que ce soit, sauf à ne plus croire en l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ.

Or devenu curé de Glaris à 22 ans après des années d’étude qui n’avaient rien de sacerdotales, le voilà assigné à célébrer des messes à connotation sacrificielle non seulement le dimanche, mais aussi dans toutes les occasions où des fidèles en demandent des célébrations, d’ordinaire contre paiement, pour le repos des défunts, en rachat des péchés qui leur valent de se trouver pour une durée indéterminée au purgatoire. De plus, le concile de Florence avait déclaré en 1439 que l’ordination sacerdotale conférait aux prêtres un « caractère indélébile » leur donnant à eux seuls le pouvoir de consacrer les espèces, les hosties et le vin devenant du fait même de cette consécration, matériellement corps et sang du Christ. Dans cette fonction, le prêtre devenait ainsi un successeur des sacrificateurs de l’ancienne alliance. Et simultanément, le fait même de célébrer la messe devenait une œuvre rédemptrice.

C’est cela que Zwingli en est venu à contester fondamentalement en découvrant la portée du « une fois pour toutes » de la mort du Christ au Calvaire. Dès lors, il n’y avait pas d’autre solution que de renoncer à toute interprétation ou manière de dire donnant à penser que le pain et le vin, lors de la célébration de la cène, seraient autre chose que justement du pain et du vin ayant par eux-mêmes toute la signification symbolique voulue.

Pour Zwingli, c’est justement ce que ne fait pas l’interprétation que Luther donne des paroles de Jésus lors de son dernier repas en compagnie des disciples. Pour Luther, la cène (mais aussi le baptême) est un « moyen » communiquant quasi matériellement le salut, tandis que pour Zwingli elle est un signe manifestant spirituellement ce salut. En termes plus abstraits qui seront pendant des siècles ceux de la controverse entre luthériens et réformés : la conception de Luther implique que le fini peut contenir l’infini de la sainteté et de la miséricorde divines (finitum capax infiniti), tandis que pour les réformés le fini ne le peut justement pas (finitum non capax infiniti).

Zwingli a-t-il jamais eu connaissance de la « messe allemande » de Luther (1526) qui est un formulaire liturgique se contentant de corriger et simplifier sur certains points seulement l’ordinaire de la messe romaine ? Si ce fut le cas, mais je ne suis pas en mesure de le vérifier, il doit s’en être profondément indigné, car lui-même a organisé en 1525 une première célébration de la cène au cours de laquelle il a renoncé à tout vêtement ou signe sacerdotal comme à tout geste ou parole visant à consacrer les éléments du pain et du vin, le rôle du pasteur ou « veilleur » se limitant à lire les passages des évangiles en relation directe avec cette célébration, en particulier le grand discours de Jésus disant « Je suis le pain de vie » (Jean 6, 32-40), tandis que de simples laïcs, appelés « diacres », passaient dans les rangs des fidèles en leur offrant le pain et le vin contenus dans une vaisselle, non d’étain ou de vermeil comme chez les nantis, mais de bois comme dans les plus humbles chaumières. Plus trace de sacrifice propitiatoire ! Et pour bien marquer qu’on peut et doit s’en passer, cette célébration n’a plus eu lieu tous les dimanches, mais seulement trois ou quatre fois l’an, lors des grandes fêtes chrétiennes, pour « remémorer » ou réactualiser dans l’esprit des fidèles le seul et unique sacrifice du Christ.

Là donc où Luther conservait, dans sa conception de la cène, le souvenir des années où, moine augustin, il avait vécu la célébration de la messe comme un moment de profonde spiritualité, Zwingli, désormais allergique aux travers du sacerdotalisme, en a fait prioritairement l’affaire des fidèles, des laïcs, qui par leur participation même sont métaphoriquement constitués par l’Esprit en corps de Christ (voir 1 Corinthiens 12, 27 : « Vous êtes le corps de Christ et vous êtes ses membres, chacun pour sa part »).

 Et après ?

Après Zwingli, toute la tradition réformée a souscrit à sa conception selon laquelle le « fini » du pain et du vin ne peut pas contenir l’infini de la sainteté divine. Elle s’est également ralliée pendant plus de quatre siècles à l’habitude de célébrer la cène trois ou quatre fois l’an, lors des grandes fêtes chrétiennes. L’habitude s’est toutefois instaurée progressivement au cours du siècle dernier, dans beaucoup de paroisses réformées de la francophonie, de célébrer la cène plus fréquemment que le voulait la tradition. Les raisons de ce changement d’habitude sont multiples, mais il semble évident que l’argument majeur de Zwingli ne fait plus mouche sur la sensibilité des gens : ils ne voient pas, ou plus, en quoi des célébrations plus fréquentes porteraient atteinte au « une fois pour toutes » des références à la passion du Christ. Zwingli leur demanderait peut-être aujourd’hui : cette fréquence plus élevée ne met-elle pas en péril, par effet d’usure, l’expressivité même de ces remémorations ? Un ami pasteur d’une paroisse alémanique de tradition justement très zwinglienne à qui, de passage chez lui un premier dimanche soir du mois, je disais avoir célébré la cène le matin même, me dit : « Mais alors que faites-vous de particulier lors des grandes fêtes chrétiennes ? » Bonne question, me suis-je dit et me dis-je encore aujourd’hui ! Et je me souviens souviens de ma grand-mère pour qui c’était effectivement quelque chose de particulier et de festif que de communier au pain et au vin à Noël, à Pâques et à Pentecôte, mais lors de ces fêtes-là seulement.

Reste le côté purement exégétique du différend entre Zwingli et Luther. Les réformés et les luthériens partenaires dans la concorde du Leuenberg n’ont-ils pas eu finalement raison de chercher à surmonter ce qui, sous un certain angle ou à certains égards, pourrait n’être qu’une querelle de mots ? Mais si ce devait être pour nous préparer à souscrire à des formules ressemblant à des alignements de noix sur un bâton, tout cela pour nous mettre mieux en règle avec Dieu, Zwingli à mon sens dirait « stop ». On ne renonce pas à un rituel à connotation sacrificielle et donc propitiatoire pour satisfaire à un autre sacrifice, celui de l’intelligence, comme si Dieu ne devait nous sauver que dans la mesure où nous renoncerions à réfléchir, à nous poser des questions, voire à avoir des doutes. J’ai l’impression de ne pas beaucoup me tromper en imaginant que Zwingli, s’il l’avait connu, eût été d’accord avec Sébastien Castellion (1515-1563) pour parler, en matière de foi, d’un « art de douter et de croire, d’ignorer et de savoir ».

Seconde partie De Zwingli à Calvin : plus que des nuances

Huldrych Zwingli (né en 1484) est mort à la bataille de Kappel am Albis le 11 octobre 1531 ; Jean Calvin (1509-1564) ne prit le parti de la Réforme que, semble-t-il, dans le courant de l’automne 1533. Il n’y a donc eu entre eux ni contact ni échange de correspondance. Si Zwingli ignora évidemment tout de Calvin, ce dernier a certainement entendu parler du réformateur de Zurich dès ses premières rencontres avec des représentants de la Réforme en 1535, d’abord à Bâle, puis surtout à Strasbourg. Il y eut des échanges suivis avec Martin Bucer (1491-1551) qui cherchait à concilier les deux courants réformateurs de Zurich et de Wittenberg. Faute de savoir l’allemand, Calvin ne put avoir connaissance du principal écrit de Zwingli, les thèses réformatrices de 1523 accompagnées de leur commentaire, sauf peut-être sous la forme de l’abrégé latin qu’en a donné Leo Jud en 1535. En revanche il put lire ses publications en latin, par exemple le De vera et falsa religione (1525), qui est un premier résumé de sa doctrine, ou la traduction française, éditée à Genève en 1539, de sa Brève et claire exposition de la foi chrétienne, un texte s’adressant directement au roi de France.

Autre fait à prendre en considération : la Réforme de tournure calvinienne n’aurait pu se maintenir à Genève sans l’intervention politique et militaire des Bernois qui se réclamaient justement de la Réforme zwinglienne. Calvin fut d’ailleurs invité par les Bernois à la dispute de Lausanne du 1er au 8 octobre 1536. Il le fut aussi à leur synode convoqué dix jours plus tard à Berne, un synode qui opta résolument pour une interprétation zwinglienne et non pas luthérienne de la cène.

  Calvin : la radicalité d’un converti

À la différence de Zwingli, Calvin n’exerça jamais aucun mandat ecclésiastique avant son passage à la Réforme, et s’il n’entra pas comme Luther dans un ordre monastique, il avait à son actif l’expérience vécue d’un laïc pieux. Sa conversion inopinée à la Réforme l’incita à juger d’autant plus sévèrement cette piété au gré de laquelle il s’était, selon ses propres termes, « obstinément adonné aux superstitions de la papauté ». Zwingli était devenu réformateur progressivement, au gré d’un long cheminement jalonné d’expériences vécues, de lectures et de réflexions, et sa mise en œuvre de la Réforme a été un processus d’adaptations successives. Calvin, lui, est passé subitement d’une forme de christianisme à une autre ; il a été porté à accentuer d’autant plus fortement ce qui les contrastait, et sa manière d’imposer la Réforme à Genève relève à certains égards de l’esprit de système.

Converti à la Réforme, Calvin la voulait sans concessions. On le voit à propos du péché originel, c’est-à-dire le péché d’Adam dont nous avons tous hérité : pour lui, c’est le péché par excellence, celui que nous devons tous confesser devant Dieu ; pour Zwingli, plus compréhensif, « le péché originel n’est pas un péché, mais une tare ou une maladie » dont le sort a été réglé une fois pour toutes par le sacrifice du Christ sur la croix, les péchés dont nous devons nous repentir devant Dieu étant alors ceux dont nous sommes personnellement responsables. Ou bien, tandis que Zwingli continua d’accorder quelque crédit à ce que les philosophes de l’antiquité pouvaient savoir de la divinité, mais sans jamais mettre cette connaissance au niveau de la Parole de Dieu attestée dans l’Écriture, Calvin a catégoriquement refusé d’admettre que l’homme pécheur et déchu puisse avoir quelque connaissance positive de Dieu que ce soit.

 Divergences à propos de la cène

Autre retombée du vécu de Calvin antérieur à sa conversion, liée peut-être au souvenir de ce qu’avaient représenté pour lui ses participations à la messe : comme Luther, il en a gardé le sentiment que quelque chose doit se passer lors de la participation à la cène : « C’est un mystère spirituel, lequel ne se peut voir à l’œil ni comprendre en l’entendement. » Et dans un premier temps, peut-être influencé par ce que Luther en avait dit, il a compris qu’aux yeux de Zwingli la célébration de la cène ne serait qu’un « mémorial », une cérémonie commémorative ne valorisant pas suffisamment la vérité spirituelle dont le pain et le vin sont les signes visibles, alors que Zwingli avait parlé d’une remémoration (Wiedergedächtnis). Il en est toutefois venu à un jugement plus favorable à la suite de ses relations amicales avec Niklaus Zurkinden (1506-1588), bailli bernois dans la région de Nyon, donc proche de Genève, de 1537 à 1547, puis commissaire général du Pays de Vaud de 1565 à 1572. Zurkinden, très lié à Sébastien Castellion, était l’exemple même d’un zwinglianisme tolérant et éclairé.

Comme Luther, mais sans penser pour autant avec lui que le Christ serait substantiellement présent dans les éléments de la cène, Calvin est parti de l’idée que quelque chose se passe et se communique spirituellement dans le partage de ces éléments. Aussi aurait-il souhaité, mais sans l’obtenir des autorités de Genève, que la célébration en soit fréquente, voire hebdomadaire. Pour Zwingli et ses successeurs, des célébrations plus espacées, trois ou quatre fois par année seulement, devaient au contraire renforcer l’expressivité de cet acte tout symbolique.

 Plein accord sur le baptême

Accord complet, en revanche, à propos du baptême. Calvin a repris à son compte et développé le parallèle que Zwingli avait établi entre la circoncision vétérotestamentaire et le baptême johannique. La « théologie de l’Alliance » qui reste une caractéristique de la tradition réformée trouve là son origine, des théologiens réformés des XVIIe et XVIIIe siècles allant même jusqu’à parler d’une Foederaltheologie, d’une théologie du traité d’alliance (foedus). Calvin a également rejoint Zwingli dans son refus de l’anabaptisme : on n’est pas sauvé par le baptême, mais le baptême est le signe et l’attestation d’un salut déjà acquis en Christ. Le problème est ainsi réglé des enfants morts sans baptême, si dramatique pour les parents en contexte catholique : leur salut n’est pas moins certain que celui des enfants baptisés.

Mais alors, pourquoi le choix de remplacer le maître autel par les fonts baptismaux, comme ce fut le cas du temps de Zwingli à la cathédrale de Zurich, ou d’installer ces imposantes « pierres baptismales » (Taufsteine) au point de convergence de l’assistance comme dans le grand temple baroque de Horgen, sur les bords du lac de Zurich, pourquoi ce choix ne s’est-il imposé nulle part en francophonie réformée ? Pourquoi y a-t-on opté partout pour l’installation d’une table de communion, le plus souvent devant la chaire, table sur laquelle on dépose le cas échéant l’aiguière de baptême ? À ma connaissance, aucun document ne fait allusion à cette question et ne permet donc d’y répondre. On peut seulement supposer que Zwingli (ou son ami Léo Jud, rédacteur en 1523 de la première liturgie baptismale en langue vernaculaire) doit avoir préconisé ce dispositif pour bien rappeler visuellement aux fidèles la signification qu’avait le baptême pour chacun d’eux : être dès la tendre enfance au bénéfice de la grâce de Dieu.

 Un souci zwinglien :  endiguer l’influence de Calvin

Si Calvin, somme toute, ne tenait pas en haute considération la théologie de Zwingli, mais avait un réel respect pour celle de Luther, les zwingliens n’ont pas tardé à prendre des mesures, quand ils l’ont jugé nécessaire, pour endiguer l’influence de Calvin. Ainsi Messieurs de Berne. Dans leur ville, la Réforme s’était imposée dans la foulée de celle de Zurich, mais essentiellement sur l’initiative de laïcs, en particulier du peintre Nicolas Manuel Deutsch qui fit représenter lors du carnaval de 1523 deux satires reprenant la critique zwinglienne des hypocrisies ecclésiastiques. Ce sont donc des laïcs qui, entrant militairement en possession du Pays de Vaud en 1536, y ont imposé la Réforme. Rendons-leur ce qui leur est dû : ils ont utilisé la moitié des biens ecclésiastiques désormais sécularisés pour financer l’ouverture à Lausanne, en 1537, de la première Académie réformée de langue française au monde, n’hésitant pas à recruter pour elle les meilleurs enseignants du moment. Elle est restée la seule en son genre jusqu’à l’ouverture de celle de Genève en 1559.

En revanche, tandis qu’à Genève l’Église disposait avec le Consistoire et la Compagnie des pasteurs de ses propres organes de gouvernement distincts de ceux du pouvoir civil (tout en lui restant soumis en dernier ressort), du temps du régime bernois et même au-delà il n’y eut en Pays de Vaud ni corps pastoral constitué ni organe délibératif de type synodal : toutes les questions d’ordre ecclésiastique étaient gérées directement par Messieurs de Berne, donc par une instance laïque dont un pasteur bernois faisait partie.

Calvin, c’est bien connu, attachait une importance déterminante au problème de la double prédestination. Or Messieurs de Berne interdirent aux pasteurs de leur ressort toute allusion à cette question dans leurs prédications. Zurkinden ne parvint pas, à cet égard, à convaincre Calvin que les pasteurs devaient s’abstenir de tourmenter inutilement la conscience des fidèles avec un problème qui échappe à notre entendement et qui ne se trouve nulle part comme tel dans l’Écriture.

Reste une dernière prise de distance qui touche de près à la conception que Zwingli avait de l’exercice du ministère pastoral : il n’appartient pas au pasteur de s’immiscer dans le secret des consciences, d’où son refus de la confession auriculaire. En 1558, Pierre Viret, premier pasteur de Lausanne, s’entêtait à vouloir exercer la discipline des fidèles au sens où l’entendait son ami Calvin, c’est-à-dire à pouvoir à Noël de cette année-là interdire de communion, donc excommunier, les fidèles que, pastoralement, il jugeait indignes d’y prendre part. Messieurs de Berne préférèrent le bannir de leurs terres avec les autres pasteurs qui partageaient son exigence plutôt que de les laisser exercer sur l’intimité des gens un pouvoir de contrôle par trop semblable à ce qu’avec Zwingli ils reprochaient précisément à la conception romaine du sacerdoce. Quelques-uns des meilleurs professeurs de l’Académie lausannoise ayant suivi Viret lors de son bannissement, Calvin s’empressa de les accueillir lors de leur arrivée à Genève où ils formèrent le corps enseignant de sa nouvelle Académie. Ce qui est l’occasion de signaler ou de rappeler que, sur ce point et contrairement à ce qu’on répète trop souvent, l’initiative de Calvin n’avait rien de novateur : la réforme zwinglienne a eu bien avant lui le souci d’une formation pastorale de haut niveau.

À lire l’article de André Gounelle  » Huldrych Zwingli au centre d’un débat sur les sacrements « 

 

 

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À propos Bernard Reymond

né à Lausanne, a été pasteur à Paris (Oratoire), puis dans le canton de Vaud. Professeur honoraire (émérite) depuis 1998, il est particulièrement intéressé par la relation entre les arts et la religion.

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