Accueil / Agir / « La mesure dont on se sert… »

« La mesure dont on se sert… »

 

À mon retour du Liban, après six années de pastorat au service de l’Église protestante française de Beyrouth, le Conseil de la Fédération Protestante de France me demandait de présider sa Commission, en partie renouvelée, des relations avec l’islam. Je n’imaginais pas à quel point une commission FPF pouvait ressembler à un laboratoire de vivre ensemble ! On y rencontre toutes sortes de « solutions » humaines, théologiques et ecclésiales dont le mélange peut s’avérer (d)étonnant. L’avertissement de Jésus s’est mis soudain à résonner d’une façon particulière : « C’est la mesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous. » (Mt 7,2). Cette reformulation de la loi d’or me dit que ma manière de penser et de vivre mon rapport à l’autre protestant, le compagnon fédératif, dessine déjà les contours de ma relation avec l’autre musulman, le compagnon de relations interreligieuses.

Un tour de table suffit pour mesurer la complexité de notre protestantisme. Certes, la composition du groupe reflète l’alchimie fédérative avec ses 30% d’évangéliques et 70% de luthéro-réformés ; mais cette répartition est en trompe l’œil. Les 70 % de protestants historiques ne constituent pas un bloc théologique homogène – l’ÉPUdF n’a pas attendu le synode de Sète (2015) pour exprimer sa pluralité de convictions en interne. De même entre évangéliques, l’impératif paulinien de l’unité, « même esprit, même pensée » (1 Co 1,10), intensifié par des lectures plus littéralistes du texte, reste un idéal objectivement compromis. C’est bien avec la mesure dont nous nous servirons « entre nous » que nous serons mesurés dans la relation avec nos interlocuteurs musulmans. C’est au défi de l’altérité au-dedans, mesure de celle du dehors, que nous expose la parole de Jésus.

La première mesure est donc bien celle de notre aptitude à vivre ensemble la diversité protestante. Dans l’optique ricoeurienne de la rencontre, il faut avoir un soi pour rencontrer autre que soi (Olivier Abel). La question de la pluralité des identités théologiques en présence ne doit donc pas inquiéter. Elles doivent être perçues comme une plateforme de lancement vers d’autres dialogues. Si pour l’un le dialogue islamochrétien donnera sa pleine mesure dans une reconnaissance sans réserve de l’autre comme croyant, pour un autre le dialogue passera nécessairement par une annonce de l’Évangile, une volonté de convaincre. Ces approches sont-elles incompatibles ? En apparence, oui. Mais peut-être pas autant qu’on ne l’imagine. Chaque approche, qu’elle soit de nature pluraliste ou apologétique doit être interrogée. Comprendre l’autre tel qu’il se comprend lui-même, n’est-ce pas quelque peu illusoire ? S’approcher, n’est-ce pas toujours mesurer d’irréductibles distances ? À l’inverse, faut-il nécessairement identifier toute volonté de convaincre à une violence religieuse ? Loin de la doxa pluraliste d’un John Hick (1922-2012), Paul Tillich écrira de façon inattendue : « Quand il n’y a plus de volonté de convaincre, il n’y a plus de dialogue ; sans désir d’amener à soi, le dialogue est d’un ennui mortel ». En somme, toute rencontre, quel que soit le système référentiel de ses acteurs, est aussi un effort de traduction et expose au déplacement.

La seconde mesure se trouve du côté du cœur, dans le désir de créer du lien fraternel. Elle dépend en grande partie de la réussite de la première. On imagine mal, en effet, deux interlocuteurs figés dans un rapport exclusiviste à la vérité, devenir humainement proches – pas plus que ces deux-là, si convaincus que tout se vaut, qu’ils en viennent à se rendre indifférents l’un à l’autre. Les membres de la commission ont exprimé un profond désir de rencontre avec l’autre musulman. Avaient-ils imaginé que leur point de départ dialogal serait situé au siège de la Fédération protestante de France ? Je m’en réjouis, souhaitant à chacun sa pleine liberté d’expression pour de salutaires déplacements !

Pour aller plus loin : Pierre Lacoste, Parler de l’islam dans les facultés protestantes de théologie, l’altérité à l’épreuve des principes, Beyrouth, USJ (Coll. « Études et documents islamo-chrétiens » n°17), 2018, dont sont extraites les deux citations données dans ce texte.

 

Don

Pour faire un don, suivez ce lien

À propos Pierre Lacoste

est pasteur de l’Église libre de Bordeaux-Pessac et Président de la Commission FPF des relations avec l’islam.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

En savoir plus sur Évangile et Liberté

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading