Je me demande si la théologie libérale en France n’est pas en train de produire une spiritualité gentille, qui fait de Dieu la source d’une bienveillance infinie, d’une douceur illimitée et, finalement, d’une grande tranquillité. En refusant, légitimement, une théologie sacrificielle, les théologiens libéraux ont tendance à rejeter la croix de leur réflexion. Il s’ensuit une vision irénique de la vie qui n’a que peu de commune mesure avec la violence qui s’y exerce. En refusant, légitimement, une théologie culpabilisatrice, les théologiens libéraux ont tendance à rejeter la notion de péché de leur réflexion. Il s’ensuit une absence de la notion de rédemption qui permet de dire à celui qui se sent indigne qu’il a sa place au sein de la société humaine, quels que soient les faits du passé qui empoisonnent son histoire. Il en va de même des images de Dieu que nous voudrions, légitimement, débarrassées des aspects vengeurs, sadiques, comptables, rancuniers, toutes choses qui sont opposées à ce que l’Évangile nous révèle.
En rejetant les fausses images de Dieu, nous rejetons aussi la dimension de la colère qui, pourtant, n’est pas étrangère à ce que des textes bibliques disent au sujet de Dieu et qui me semblent effectivement constituer l’être de Dieu. En reprenant des exemples bibliques mettant en scène la colère de Dieu, j’aimerais montrer l’importance de ce thème pour la théologie et, par conséquent, dans notre existence personnelle. La colère divine n’est pas réservée à la Bible hébraïque dont certains font encore le témoignage d’un Dieu juste par opposition au Dieu amour du Nouveau Testament – si je reprends la distinction que faisait Marcion (IIe siècle de notre ère) qui, pour cette raison, rejeta le premier Testament. Elle s’exprime aussi dans les évangiles et dans le livre de l’Apocalypse.
Jour de fureur
C’est dans les livres prophétiques que nous trouvons des expressions qui contiennent l’idée d’une colère divine. La plus connue est dans le livre de Sophonie 1,15 où il est question d’un « jour de fureur ». Le terme hébreu ‘évrah signifie le débordement et la colère (qui en principe se dit ‘af en hébreu). L’image est claire : la coupe déborde. Ce mot, issu de la même racine que le terme ‘avar qui signifie passer, traverser, et qui donnera ‘ivri « hébreu », dit bien le dépassement.
Dans ce passage de Sophonie, Dieu intervient contre ceux qui agissent mal : ceux qui commettent des infractions, qui font preuve de violence et de manigance (v.9), contre ceux qui s’assoient sur leur richesse, qui thésaurisent (début du v.12) et qui pensent que Dieu ne s’intéresse pas à la justice des hommes (fin du v.12). Et aux hommes qui passent les bornes, Dieu répond par le courroux qui mettra les humains dans la détresse (v.17) et, finalement, provoquera l’extermination de tous les habitants de la terre (v.18).
Ce jour de fureur est donc un jour de deuil. C’est la raison pour laquelle ce thème sera largement exploité dans le domaine culturel quand il s’agira d’aborder la question de la mort. Nous retrouvons parfois cette expression dans des œuvres artistiques avec la formule latine par laquelle elle a été figée dans le marbre de la Vulgate, Dies Irae, qui fut ensuite repris dans un poème au XIIe siècle et dans la liturgie à l’occasion des obsèques, ce qui inspira largement les compositeurs. Nous retrouvons le Dies Irae dans le domaine musical par exemple avec des œuvres de Charpentier en 1670, Lully en 1674, Berlioz dans sa Symphonie fantastique en 1830, Tchaïkovski Dans les gouffres de l’Enfer en 1872, Dvořak dans son Requiem en 1891, Honegger dans sa Danse des morts en 1939. Nous retrouvons également Dies Irae au cinéma avec Carl Dreyer en 1940, ou en 2003 sur nos écrans avec le court métrage d’Alexandre Astier, qui fut à l’origine de la série Kaamelott.
Ce Dieu exterminateur est précisément le Dieu dont les théologiens libéraux ne veulent pas. Provoquer l’extermination de toute la terre est non seulement incohérent avec la promesse faite à Noé de ne plus éradiquer l’humanité en raison de sa méchanceté, mais aussi contraire à l’esprit de l’Évangile qui parle d’un Dieu amour. Pour préserver le Dieu amour, il nous apparaît parfois nécessaire de passer sous silence ces versets d’une grande dureté qui nous semblent d’un autre âge, d’une époque où les gens étaient moins civilisés qu’ils ne le sont maintenant. Je pense que faire cela est une grande erreur que nous ferions bien d’éviter de commettre pour deux raisons.
La première raison est que la violence, la méchanceté dont il est question dans le livre de Sophonie, sont celles dont nous sommes aujourd’hui encore capables. Ce qui est dénoncé est d’une actualité criante. Par conséquent, balayer ce texte d’un revers de la main au prétexte qu’il serait archaïque est une erreur car cela revient à se voiler la face et ne pas voir ce qu’est véritablement notre condition humaine. La deuxième raison pour laquelle il faut continuer à lire ces textes et à les utiliser pour enrichir notre compréhension de ce que vivre veut dire en tant que croyant, c’est que ce passage biblique est à lire en contexte, c’est-à-dire avec la suite. Isoler ce passage où il est question de la colère divine, c’est oublier que le texte du prophète continue et qu’il va déboucher sur une série de promesses qui ouvriront l’avenir du peuple alors que le peuple était manifestement sans aucun avenir.
C’est une erreur que nous commettons trop souvent lorsque nous lisons les textes prophétiques : nous nous arrêtons lorsque notre conscience est heurtée par ce qui est écrit. Dès que Dieu cesse d’être celui que nous voudrions, nous retournons à nos textes chéris, à nos passages préférés, ceux que nous avons bien lissés, bien rendus conformes à nos idées et qui, par conséquent, n’ont plus grand-chose à nous dire. Si nous poursuivons notre lecture de Sophonie nous constatons, comme nous pouvons le faire pour les autres textes prophétiques, qu’après des versets qui décrivent l’injustice qui est à l’œuvre et la punition divine qui doit la sanctionner, il y a des versets qui ne sont ni négatifs, ni positifs et qui sont comme un appel à une prise de conscience : le lecteur est en situation de prendre ses responsabilités pour changer le cours des choses. Sophonie, et les autres textes prophétiques, continuent en disant quelles seront les promesses de Dieu pour ceux qui auront changé de comportement et pourront accueillir la vie nouvelle présentée par Dieu. Le livre de Sophonie s’achève sur la réjouissance, sur le fait que le malheur n’est plus à craindre et que Dieu prendra soin des malheureux, des boiteux, des rejetés, des captifs.
Le dies irae, le jour de fureur, est à penser dans un cadre plus large que la seule colère que suscite une injustice : le jour de Yahvé. Le jour de Yahvé n’est pas à réduire à l’expression d’une colère divine contre l’humanité qui cloche des deux pieds. Le jour de Yahvé est l’occasion de manifester une pédagogie divine qui n’est pas faite de violence, mais de passion et de miséricorde.
Il semble aller de soi que la colère doive déboucher sur la violence, comme il semble naturel qu’une faute doive provoquer un châtiment. Mais ce n’est pas ce que les rédacteurs bibliques ont finalement retenu pour penser la justice de Dieu. Dieu n’est pas du côté du châtiment, en fin de compte. Dieu est du côté de la grâce, de la miséricorde, de l’alliance renouvelée. Toutefois, aucune alliance ne peut être renouvelée si elle n’est pas reconstruite sur des fondations solides, à savoir la conscience vive des personnes concernées. Une prise de conscience est nécessaire pour identifier ce qui n’allait pas, ce qui causait la souffrance, la misère ou le malheur. C’est le rôle des prophètes de se lever pour redire l’idéal de justice en même temps que les devoirs de ceux qui règnent pour que soit changé ce qui fait courir une société à sa perte, ce qui écrase le plus faible.
Pour le prophète, Dieu désigne cette exigence de justice sociale qui ne peut exister sans la responsabilité de chacun, quelles que soient la place et la fonction qu’il occupe dans la société, quels que fussent les mérites ou les défauts de ses parents : « ce n’est pas parce que les parents ont mangé des raisins verts que leurs enfants doivent avoir les dents agacées », selon Ézéchiel 18,2-3, et la faute des enfants ne saurait être couverte par les bonnes actions faites autrefois par leurs parents, selon Ézéchiel 18,13. Le prophète renvoie chacun à cet idéal de vie pour que chacun prenne la mesure des effets de son comportement sur l’avenir de la société et que chacun puisse régler sa conduite sur l’intérêt général qui se dégage de cet idéal de vie.
Par exemple, si la liberté est en tête de l’idéal de vie formulé dans les dix paroles reçues par Moïse (Exode 20,2 ; Deutéronome 5,6), toute atteinte à la liberté sera une raison d’être en colère et de provoquer une réaction capable de défendre la liberté et de regagner les degrés de liberté perdus par l’adoption d’une loi sur la sécurité intérieure, ou d’un dispositif de contrôle du travail des employés ou de l’attitude de parents qui veulent être les maîtres absolus de leur enfant. Fait-on gagner la liberté en enfermant quelqu’un en prison parce qu’il a rogné la liberté d’un autre ou d’un groupe de personnes ? Fait-on gagner la liberté en tuant un tyran ?
Le jour de Yahvé, qui pourrait être compris comme le moment où Dieu se manifeste pleinement, ne saurait être un temps où ce qui est vécu est contraire à l’idéal de vie porté par l’espérance divine. Militer pour la liberté en privant des personnes de liberté est absurde et ne peut constituer un accomplissement ultime. Il en va de même dans les autres domaines de la vie quotidienne où la théologie peut être amenée à penser la finalité, le sens profond. La théologie chrétienne ne peut pas penser la justice de Dieu par rapport à un désir de vengeance ou de réciprocité car ce ne sont pas des catégories portées par les textes bibliques qui fondent ses critères de réflexion. La théologie chrétienne, qui puise dans le patrimoine biblique les critères de sa pensée, repérera ses principes directeurs dans ces récits qui mettent en scène la faute d’une personne, d’une communauté, qui font état de la colère que cela provoque chez Dieu et qui décrivent la réaction divine, marquée par le désir de sauver tout le monde d’une mort certaine. La théologie ne se résoudra pas à penser à la hauteur des petitesses dont nous sommes capables. Le jour de Yahvé est grand, déclare le prophète Joël (2,11), il est redoutable, « qui pourrait le supporter ? », demande-t-il. Qui pourrait supporter que ses ennemis ne périssent pas, mais qu’ils accèdent, eux aussi, à la félicité ? Pour le dire avec une métaphore, qui a envie de se retrouver au paradis avec son bourreau ?
La repentance de Dieu
Lorsque cette pédagogie divine qui consiste à sauver le méchant de sa méchanceté nous agace, qu’elle ne correspond pas à notre vision des choses qui consiste plutôt à sanctionner les coupables, sachons que nous ne sommes pas les seuls dans ce cas : le prophète Jonas, lui aussi, voit la pédagogie divine d’un très mauvais œil (Jonas 4,1). Il n’était pas encore prêt pour une justice restaurative. Il n’était pas non plus encore prêt à comprendre que Dieu n’est pas un être doté de pouvoirs surnaturels, capables de renverser les lois de la physique et de terrasser n’importe quelle personne qui ne filerait pas droit. Les textes bibliques sont autrement plus subversifs que nous pouvons l’imaginer : ils rompent avec les logiques de l’équivalence et introduisent de l’amour agapè là où, bien souvent, nous mettons de la haine, du mépris ou de la rancœur. Les livres prophétiques finissent bien, en général, sauf pour ceux qui aiment nourrir une forme d’aigreur et qui voudraient que Dieu soit impitoyable. La fin de Ésaïe annonce la gloire de la nouvelle Jérusalem et le retour de ceux qui avaient été dispersés au milieu des Nations. Jérémie termine sa lecture on ne peut plus critique des événements qui ont conduit à la chute de Jérusalem par la protection accordée au roi déchu, Yehoyakin, qui sera au bénéfice des soins donnés par le roi de Babylone. Ézéchiel décrit un nouveau partage de la terre, un nouveau temple duquel sortira le torrent qui permettra à des arbres de produire en toutes saisons de quoi nourrir et guérir. Daniel finit par annoncer les temps messianiques qui suspendent l’héritage des promesses divines. Osée annonce que la colère divine s’est détournée (Osée 14,5) : elle a été convertie.
C’est peut-être l’élément le plus intéressant à retenir : Dieu est capable de se convertir, de se repentir, de faire teshouva, pour reprendre le mot utilisé dans la tradition juive qui est construit sur le verbe shouv qui est employé dans ce verset du prophète Osée. Non seulement Dieu n’est pas impassible, ce n’est pas une sorte d’ordinateur qui pourrait avoir un comportement froid, sans être affecté par ce qui arrive, par ce que vivent les humains, mais il est même capable de faire demi-tour, de changer du tout au tout. N’est-ce pas ce que nous observons également dans le comportement de Jésus qui, en rencontrant une Cananéenne dont il n’avait que faire parce qu’il pensait être en mission exclusivement pour les Juifs (Matthieu 14,21-28), révise son jugement et se convertit à une vision universelle ? C’est la Cananéenne qui évangélise Jésus.
Le livre du prophète Joël se termine par la vision du jus de raisin, du lait et de l’eau qui coulera abondamment sur tous les reliefs ; Amos en dit plus en parlant de reconstruction et de plantations ; il sera à nouveau possible d’habiter la terre, d’après Abdias car, selon les termes de Michée (7,18-19), Dieu pardonne les fautes, il ne garde pas sa colère à toujours, il a compassion et il jette au fond de la mer les péchés.
Une justice rétributive
Tout lecteur attentif des textes bibliques constatera, néanmoins, qu’il y a aussi des pertes collatérales. Il y a des cris, des grincements de dents, et des morts, parfois. Ainsi, le dernier verset du livre d’Amos (14,10) explique que les criminels trébucheront sur les voies de l’Éternel. Joël annonce que l’Égypte deviendra une désolation, Édom deviendra un désert, à cause de la violence contre les habitants de Juda. Ne serait-ce que ces deux exemples suffisent à nous interroger sur la nature de la justice de Dieu.
Tout d’abord, ces deux exemples indiquent bien qu’il ne faut pas avoir une vision irénique de la vie. Tout chapitre qui s’ouvre ne se termine pas forcément bien. Si la mort d’un ennemi peut être perçue comme une satisfaction, en changeant de perspective, en prenant Dieu comme repère, la mort d’un ennemi est un échec. C’est ce que révèle un passage de la lettre à Timothée qui affirme que Dieu veut « que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tm 2,4). Comment comprendre la mort de certains si Dieu veut le salut de tous ?
Avec le pasteur Wilfred Monod, nous pourrions déjà commencer par redire que « Dieu veut, mais ne peut pas ». Monod écrivait que la puissance de Dieu n’est pas encore pleinement manifestée, en conséquence de quoi l’injustice fait encore partie de notre quotidien. Dieu ne peut rien forcer, pas même le salut de quelqu’un. Ensuite, il convient d’aborder ce qu’est le jugement de Dieu et, par extension, ce que nous appelons le jugement dernier.
Les prophètes ont pour mission d’énoncer la vérité à leurs interlocuteurs, le plus souvent les gens de pouvoir, mais aussi les habitants d’une ville comme doit s’y employer Jonas. L’exemple de Jonas nous enseigne que toute vérité n’est pas facile à dire et que nous pouvons considérer qu’elle n’est pas bonne à dire. Quoi qu’il en soit, du point de vue de Dieu, la vérité rend libre, pour reprendre une formule mise dans la bouche de Jésus selon Jean 8,32. Si nous privons quelqu’un de la vérité, nous le privons d’éléments qui lui permettraient de mieux comprendre une situation, de mieux comprendre une personne ou de mieux se comprendre lui-même. En disant la vérité, le prophète permet à ceux qui l’entendent de disposer d’éléments nouveaux pour mieux analyser une situation ou pour affiner un jugement. Si l’interlocuteur refuse d’écouter le prophète et reste hermétique à la vérité qu’il lui propose, alors le statu quo s’installe : la vérité n’étant pas mise à profit, elle n’est pas en mesure de changer quoi que ce soit à ce qui aurait mérité quelques modifications.
Le moniteur d’auto-école qui fait remarquer à son élève qu’il ne regarde pas dans son rétroviseur avant de déboîter sur une autre file lui fait part d’une vérité qui devrait l’inciter à changer de manière de conduire. Si l’élève reste fermé à ce que lui dit son moniteur, cela provoquera peut-être un jour une collision. Dans ce cas, ce n’est pas le moniteur d’auto-école qui sera à blâmer (quoique nous pourrions lui reprocher de ne pas avoir déployé une pédagogie adaptée à cette personne), mais le conducteur qui n’aura pas tenu compte d’un enseignement relatif à cette situation. Le moniteur, en observant la conduite de son élève, aura pu prononcer une vérité semblable à celle qui constellent les livres prophétiques de la Bible, dans un registre qui lui est proche ; cette vérité pourrait tout aussi bien être appelée un jugement puisque le moniteur aura jugé la manière de conduire de son élève et c’est bien sa conduite qui aura été jugée en fonction des critères qui dépassent le principe de plaisir de l’élève et qui concernent l’intérêt général sans sacrifier le bien-être de chacun.
La justice, telle qu’elle est portée par les livres bibliques, est ce que nous pouvons appeler une justice rétributive au sens où nous nous infligeons nous-mêmes notre punition ou notre récompense. Nous ne sommes pas rétribués par un Dieu qui serait une sorte de distributeur de bons points et de punitions. Nous sommes rétribués par nous-mêmes en fonction des choix que nous faisons. Les habitants de Ninive décident de mettre fin à leur mauvais comportement après qu’ils ont entendu le prophète Jonas leur dire leurs quatre vérités : ils ne subiront donc pas les conséquences d’un entêtement dans une voie qui provoquait des malheurs. C’est une manière d’envisager la justice divine analogue à ce que propose la théologie du Process : Dieu désigne ce qui injecte de nouvelles possibilités d’existence. Si nous ne saisissons pas ces possibilités nous nous infligeons notre propre punition en ne profitant pas de nouveaux défis à relever pour sauver notre vie de l’ennui, en ne profitant pas de relations et d’aides qui pourraient nous sauver d’une situation inextricable, en ne profitant pas de paroles qui nous permettraient de mieux voir les enjeux d’une situation ou de hisser notre niveau d’exigence et, ainsi, sauver cette situation du non-sens.
Les auteurs bibliques nous aident à distinguer la justice de la condamnation alors que nous avons tellement tendance à penser que juger c’est condamner. Le jour de Yahvé qui met à profit la colère pour se mobiliser contre une injustice, une corruption, des conditions de vie qui sont catastrophiques, va au-delà de la colère pour mettre en œuvre une justice dont le but sera le salut de tous, ce qui passe par l’énonciation de la vérité qui est indispensable pour que changent les comportements délétères. Par conséquent, la notion de « jugement dernier » peut être comprise comme la vérité ultime prononcée sur notre vie, la parole après laquelle plus aucune autre parole n’est nécessaire. En ce sens, la grâce prononcée lors d’un baptême relève du jugement dernier : rien ni personne, jamais, ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ – pour paraphraser Romains 8,38-39 – et manifesté par l’acte du baptême.
La colère de Dieu est une manifestation de la vive opposition à ce qui contrarie ce que nous nommons l’espérance divine et qui peut se traduire par une vie où la liberté est réelle, le bonheur accessible, la fraternité possible ; une vie qui se fonde sur une économie de la grâce ; une vie qui se nourrit de la pluralité ; une vie qui conduit à la gratitude. La colère est ce qui nous permet de mettre en route le processus qui pourra restaurer la dignité d’une personne dont les droits sont bafoués ou d’une population qui est réduite à la servitude. C’est ce qui s’est passé aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale.
Théologie noire et colère de Dieu
Il faut avoir vu James Cone pour comprendre ce qu’est la colère de Dieu. Ce théologien américain, qui avait 75 ans quand il reçut en 2010 un doctorat Honoris Causa de la faculté de théologie protestante de Paris et qui avait une carrure à se faire emporter par la première bourrasque de vent, était un homme en colère et c’est cette colère qui avait soulevé des montagnes quelques dizaines d’années plus tôt, c’est cette colère qui était en mesure de renverser quelques certitudes qui faisaient encore obstacle au règne de Dieu en ce début de deuxième millénaire.
Durant le combat pour les droits civiques de la population noire, dans les États-Unis d’après guerre, le théologien James Cone, lui-même noir de peau, développa une théologie noire ou, plus exactement, de la noirceur de Dieu, car Dieu prend la couleur de l’opprimé. Dieu est noir car Dieu prend chair dans le peuple qui a besoin de délivrance – ce qui était le cas du peuple noir encore dans les années 1960, alors que la Constitution américaine ne prévoyait pas de ségrégation raciale et que l’esclavage avait été aboli au lendemain de la guerre civile, le siècle précédent. En suivant l’analyse de James Cone, la prédication et les actions non-violentes du pasteur Martin Luther King Jr n’étaient pas suffisantes pour que change cette situation insupportable, non seulement pour les Noirs américains, mais pour Dieu lui-même. Car la situation n’était pas seulement inconfortable pour une partie des Américains qui souffraient de discrimination et de pauvreté, elle était intolérable au regard de Dieu qui est un Dieu de liberté.
C’est la raison pour laquelle la colère de Malcom X était indispensable, aux yeux de James Cone. L’action de King était insuffisante car elle ne faisait que rassurer les Blancs au pouvoir qui voyaient en King l’assurance qu’il n’y aurait pas de débordement, que la situation resterait sous contrôle. Le modèle intégrationniste et non-violent prôné par le pasteur King n’aurait pas eu d’impact sans la colère de Malcom X, analyse James Cone. En premier lieu, la colère de Malcom X était dirigée contre le peuple noir lui-même, contre son incapacité à être fier de lui-même, contre l’adoption du discours des Blancs qui minimisait l’importance de la culture africaine, ce qui se commuait en une haine de soi (comment aimer l’arbre quand on hait ses racines ?). Elle fut ensuite dirigée contre les Blancs, en particulier les libéraux du Nord qui ne manquaient pas, dans leurs prises de paroles, d’encourager le mouvement pour les droits civiques, mais qui ne donnaient aucune place réelle aux Noirs dans les administrations, dans les entreprises. Le modèle séparatiste de Malcom X, qui encourageait à l’autodéfense, était un moyen de provoquer une peur susceptible de changer les mentalités.
Malcom X et Martin Luther King, ensemble, permirent un jour de l’Éternel, un jour de Yahvé, qui ne fut pas seulement l’explosion d’une colère, mais aussi la possibilité d’une conversion des regards, des idées et, par conséquent, des comportements. Le jour de Yahvé inclut la colère pour que les frustrations ne restent pas enfouies et soient tel un poison qui se répand continuellement dans la vie des gens qui souffrent de toutes sortes de maux. Cette colère est l’expression ou, mieux, la dénonciation d’un mal absolu qui n’a rien à faire dans une vie orientée par l’espérance divine, et qui doit être colère pour révéler l’intensité de ce mal subi. La colère a aussi besoin d’un horizon de paix, ce que la Bible nomme le Règne de Dieu, comme Malcom X avait besoin de Martin Luther King pour que la colère ne soit pas seulement une révolte comme il y en eut bien d’autres par la suite aux États-Unis, que ce soit à Détroit ou à Los Angeles, mais qu’elle soit à l’image des contractions de l’accouchement qui fait venir au monde une vie nouvelle. La colère a aussi besoin d’un rêve.
Jours de l’Éternel en perspective
La question des Noirs américains n’est toujours pas réglée, loin de là. D’autres questions graves se posent de l’autre côté de l’Atlantique, d’autres encore de l’autre côté de la Méditerranée et, soyons lucides, ici même, et pas uniquement chez nos voisins. Il y a des misères et des injustices qui nécessitent une véritable colère de Dieu, une véritable fureur. Il y a des colères nécessaires, indispensables, pour ne jamais tolérer ni s’habituer à ce qu’il y ait des morts de la rue, des homosexuels roués de coups, des Juifs qu’un regard inquiète, des plafonds de verre, des personnes âgées qui refusent de sortir le soir, des jeunes gens qui n’aient que les aides sociales comme perspective, des responsables religieux qui préfèrent le confort de leur institution à la qualité de vie des personnes, des détournements d’argent, de l’air qui est parfois irrespirable, des orgueils qui écrasent les plus faibles, des conjoints qui vivent l’enfer à domicile, des enfants qui ne grandissent pas.
Mais nous avons aussi besoin de rêves pour qu’advienne le jour de l’Éternel, jour terrible tant il dépasse infiniment nos espoirs et nos vœux. Nous avons besoin de rêves pour orienter notre énergie, pour diriger notre intelligence et porter un nouveau regard sur les situations, sur les événements, pour inventer de nouvelles relations, pour créer des solutions à des problèmes matériels, résoudre les difficultés sociales, environnementales, relever les défis qui ne sont pas uniquement climatiques. Dies irae ! Pour métamorphoser cette énergie en puissance au service de la vie telle que l’Évangile nous la fait découvrir.
À lire l’article d’Abigaïl Bassac « La frayeur face à Dieu «
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Notre théologie doit sans cesse être interrogée pour qu’elle ne s’enferme pas dans une forme de politiquement correct qui gommerait, a priori, tout ce qui ne correspond pas à nos représentations. Pour cela, elle doit se confronter à l’étrangeté de certains textes bibliques comme nous devons nous mêmes nous confronter à ce (et ceux) qui nous est (sont) étranger(s). Les voix de Malcom X et de Martin Luther King sont tout aussi indispensables pour suivre une voie juste.