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Mon espérance est dans la grâce de Dieu

 

Pour commencer, le personnage principal du livre, John Ames, est le pasteur d’une Église congrégationaliste d’une petite ville de l’Iowa et son ami le plus proche dans cette ville est aussi pasteur, d’une Église presbytérienne. Vous avez d’abord été presbytérienne si je ne me trompe et vous êtes maintenant congrégationaliste. Est-ce la raison pour laquelle vous avez choisi ces deux Églises pour vos personnages principaux ? Ces traditions puisent toutes les deux leurs racines dans la tradition calviniste réformée. Que voulez-vous apporter à l’histoire de Gilead à travers elles ?

Marilynne Robinson : Je crois que j’ai une assez bonne connaissance de ces deux traditions et que je peux donc les représenter comme il convient. Et ce sont des types d’Églises que l’on retrouve communément dans les petites villes américaines.

Je suis frappée par le fait que Gilead se lit quasiment comme un très long et très beau sermon, peut-être parce qu’à la façon d’un sermon il transmet des vérités sur l’expérience humaine et la vie religieuse. Aviez-vous ceci à l’esprit quand vous avez écrit le livre ?

 M.R. : Celui qui écrit est un pasteur qui a vraiment l’habitude d’écrire des sermons et de réfléchir sur le monde en essayant de le comprendre et en utilisant des arguments qui sont caractéristiques d’un sermon. Il cherche le sacré dans l’expérience humaine. Sa façon de réfléchir est à l’origine de la voix et de la forme du livre.

Dans un passage du roman, vous faites dire au personnage de Jack que le christianisme américain semble perpétuellement attendre que la réflexion sérieuse soit menée ailleurs. Vous allez dans le sens contraire immédiatement après en donnant de l’importance non à la réflexion mais au sentiment authentique de chaque Église individuellement et de ses paroissiens, et cela m’amène à vous poser cette question : Y a-t-il des penseurs chrétiens américains que vous pouvez nommer et qui selon vous apportent une vraie authenticité et un sens approfondi au projet théologique ?

 M.R. : C’est pour la théologie européenne que la théologie universitaire américaine a le plus de considération. Je ne suis pas certaine que qui que ce soit l’ait remarqué ou s’en étonne. Les cultures sont principalement des habitudes. Les Américains travaillent sur l’histoire de l’Église, la critique textuelle, ce genre de choses. C’est au moins mon sentiment. Ils semblent craindre de s’aventurer dans les domaines de la controverse traditionnelle, comme si étudier une doctrine qui est particulièrement associée à une dénomination impliquait un dénigrement des dénominations qui ne la partagent pas ou n’y accordent pas d’importance. La théologie s’est développée en tant que controverse, parfois disputatio, paisible et ordonnée, parfois polémique confisquée par des autocrates ou des pouvoirs en guerre. Il me semble que nous devrions être capables d’en apprécier l’éclat sans craindre de libérer d’anciennes furies. Néanmoins, étant donné qu’en ce moment toutes sortes d’anciennes furies semblent tirer sur leur chaîne, je devrais sans doute montrer davantage de respect pour cette crainte.

Sur la question de la religion en Amérique, quel a été votre parcours personnel ? Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à la théologie ?

 M.R. : J’ai fréquenté les Églises que l’on retrouve dans mes livres, mais pas très régulièrement. Je m’intéresse à la théologie depuis que j’ai compris ce que c’est, avec l’aide de quelques sermons qui ont davantage compté pour moi que je n’en ai eu conscience à l’époque.

Il est évident que vous avez étudié les concepts théologiques en détail. Vous considérez-vous comme une théologienne, quel que soit le sens que l’on donne à ce terme ?

 M.R. : À l’exception de quatre cours suivis à l’Université, j’ai étudié la théologie en lisant par moi-même. J’aimerais bien me considérer comme une théologienne mais je n’ai pas les titres nécessaires. Je vais enseigner à Yale Divinity School au printemps. Mon cours portera sur Shakespeare dans un contexte théologique et j’ai donné des conférences à Cambridge il y a quelques années, les « Hulsean lectures ».

Je crois comprendre que vous prêchez parfois dans votre Église d’Iowa City. Est-ce exact ? Avez-vous un sermon préféré parmi ceux que vous avez faits et dont vous pourriez nous parler ?

 M.R. : Cela fait des années que je ne l’ai pas fait. J’en ai un en mémoire qui portait sur le respect du Sabbat. C’est merveilleux de mettre de côté un jour de repos pour un ou une domestique, un étranger, les animaux. Cela pose une limite à l’exploitation des autres personnes ou de soi-même. Je me souviens de l’époque où cette loi était habituellement respectée. Ce serait un bienfait véritable pour les familles et les enfants, pour la santé physique et mentale de chacun, si on pouvait le ré-instituer ce jour de repos.

Vous avez dit qu’il y a dans votre esprit une différence entre la religion et la théologie. Pouvez-vous expliquer cette différence ?

 M.R. : Elles sont dépendantes l’une de l’autre, jusqu’à un certain point, mais le christianisme comme récit est une base saine pour la religion. La théologie est exploratoire et spéculative, souvent très belle, mais ceux qui la pratiquent ne comprennent pas mieux les choses essentielles que ceux dont la foi repose sur une tentative pour vivre une vie compatible avec leur foi. Ce que ceci veut dire en pratique est discutable, bien sûr. La rage, la peur, le ressentiment, sont des signes que ce qui se revendique comme foi est en fait du tribalisme. La théologie, elle, peut devenir sèche, détachée de tout, universitaire. La théologie et la religion peuvent agir comme un frein l’une pour l’autre. Au mieux, elles s’enrichissent vraiment l’une l’autre. Paul est un théologien. Il a été le premier à énoncer de nombreux principes essentiels du christianisme autour desquels la religion et la théologie gravitent toujours, comme elles continueront à le faire.

Y a-t-il des traditions philosophiques ou des philosophes particuliers qui vous ont influencée, vous personnellement, et votre pensée ? Et si c’est le cas, quelle a été leur influence sur vous ? Qu’est-ce qui vous a attirée chez eux ?

 M.R. : J’aime chez William James sa compréhension de l’erreur, qui consiste à extrapoler facilement à partir de ce qui semble connu. Il respecte la connaissance en tant qu’elle est forcément partielle et émergente, et qu’elle est incluse dans un mystère qui implique la conscience, la perception et la raison, de même que la matérialité. Il ne plaque pas un système sur l’interaction dynamique et en expansion qui existe entre la compréhension et la réalité donnée. Son univers est brillamment ouvert.

Quelles sont les convictions religieuses ou théologiques auxquelles vous tenez vraiment et qui ont le plus d’influence sur votre écriture ou votre vie quotidienne ?

 M.R. : Que les êtres humains sont faits à l’image de Dieu, tout d’abord. Et ce qui s’ensuit de merveilleux, que Dieu pouvait prendre la forme d’un être humain, et qu’il l’a fait, un homme obscur qui pendant de nombreuses années a eu une vie ordinaire. Si nous pouvions un jour être aussi respectueux qu’il le faut les uns envers les autres, tout changerait. Paradoxalement je suppose, je crois que la chute nous dit quelque chose de vrai : que nous, en tant qu’espèce, sommes enclins à l’erreur et avons une propension au mal, et que c’est assez universel pour que nous sachions que nous les partageons même si cette participation nous est souvent cachée par nos partis pris et notre orgueil. Donc, en dépit des jugements que nous sommes parfois forcés de porter, la vérité profonde est qu’aucun d’entre nous n’est à la hauteur. Notre indifférence mineure et personnelle, que nous n’appellerions sûrement pas « péché », s’accumule maintenant dans l’air et dans la mer pour nous accuser. Donc, par la grâce de la chute, nous avons tous d’excellentes raisons de nous pardonner les uns les autres et de laisser le jugement à Dieu. Crucialement, nous avons de bonnes raisons pour douter de notre propre rectitude dans tous les cas, en dépit du fait que notre premier devoir dans le monde est d’être de bons êtres humains, d’être justes et d’aimer la miséricorde.

Vous parlez avec bienveillance de l’humanisme qui dans de nombreux cercles religieux, aux États-Unis au moins, est maintenant vu comme une sorte de version athée de la religion, un chemin pour ceux qui se méfient de la croyance en Dieu mais qui veulent néanmoins professer une sorte de générosité d’esprit collective. Mais en même temps, vous prenez votre foi très au sérieux. Comment voyez-vous l’humanisme, donc ? En quoi la foi et l’humanisme partagent-ils quelque chose ?

 M.R. : De nombreuses personnes s’investissent dans un projet qui consiste à caractériser des gens qu’ils ne connaissent pas. Ils s’investissent tellement que leur vision n’a pas à être remise en cause ou étudiée, c’est presque un article de foi. Je considère que la générosité d’esprit est un assez bon indicateur de la foi et que les prières sans fin au coin des rues ou à la télévision sont une forme de mépris pour l’enseignement explicite de Jésus. Dans tous les cas, je suppose qu’on a jeté l’anathème sur le mot « humanisme » parce qu’il contient le mot « humain ». Toutes les grandes figures de la Réforme étaient des humanistes, ce qui signifiait à l’époque qu’ils étudiaient les langues, par exemple mais pas exclusivement l’hébreu, l’araméen et le grec ; ils étudiaient aussi des langues communément parlées par les gens alors : le tchèque, l’allemand, le français et l’anglais. Celles-ci étaient mal connues de ces hommes très instruits, la plupart d’entre eux étaient des professeurs qui écrivaient et enseignaient dans un environnement qui parlait latin. On dit souvent qu’ils ont créé ces langues modernes et qu’ils sont responsables de leur première utilisation comme langue littéraire. De tout ceci sont bien sûr sorties la Bible de la Réforme, l’étude de l’antiquité qui a permis d’approfondir son interprétation. De ceci procède aussi l’accès pour les non-instruits au débat essentiel sur leur civilisation et aux grands textes classiques à travers la traduction, et tout ceci concourt également à développer l’accès à la capacité de lire. Ils travaillèrent à s’en rendre malade, mettant vraiment leur vie en péril. On ne peut pas imaginer Shakespeare sans eux, ni la littérature moderne en général. Si je devais placer mon âme d’un côté, du côté de ces humanistes ou du côté de ceux qui utilisent le mot humaniste de façon dévoyée, je n’hésiterais pas un seul instant.

Dans votre essai Theology for the Moment, vous parlez de l’étroitesse et de l’aridité de la pensée non religieuse qui a remplacé la théologie de nos jours. Beaucoup de croyants montreraient là du doigt l’humanisme mais ce n’est pas ce que vous semblez dire. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

M.R. : Je crois que ceci fait partie du système de pensée que vous décrivez plus haut, dont je pense qu’il fait erreur, et qui est pour moi la preuve que la foi peut être aussi étroite et aride. Il se peut qu’il n’y ait plus aucun humaniste véritable de nos jours. J’en suis certaine, beaucoup de ceux qui se croient les héritiers de la Réforme ne montrent rien de ce qui caractérisait les grands réformateurs : la discipline, l’appétit d’apprendre et l’amour du monde révélé par l’étude. Ce n’est pas une coïncidence s’ils furent le produit d’un enseignement humaniste et si leur tradition a longtemps été associée à la fondation de grandes universités, dont beaucoup en Amérique.

Dans ce même essai, vous parlez de la différence entre la théologie et la religion et vous dites que la théologie devrait rejeter le courant de pensée que nous connaissons aujourd’hui qui dévalue l’humanité, et les humanités (les études littéraires et les sciences humaines). C’est-à-dire qu’il s’agit de mettre l’accent sur la compréhension scientifique et les transactions commerciales au détriment de l’art, de l’histoire, de la littérature, de la philosophie, etc. Vous dites aussi que ce courant coïncide avec le déclin de la religion. Mais nous voyons ce même mouvement, associant une vision négative de l’humain et une vision positive du monde des affaires chez les chrétiens évangéliques en Amérique, un groupe qui n’est pas en déclin mais en réalité en augmentation. Ceci ne semble pas correspondre à votre modèle, pour l’exprimer ainsi. Où placez-vous le christianisme évangélique dans votre vision de la religion ou d’un idéal religieux ?

M.R. : Je tiens à ce que vous compreniez bien que, comme le dirait Augustin, je rejette le courant évangélique, non pas les évangéliques eux-mêmes, dont beaucoup, je le sais, sont des chrétiens authentiques. Ceci dit, si je me réveillais demain et apprenais que la population entière jusqu’au dernier néo-darwinien avait rejoint une Église avec zèle, cela ne voudrait pas dire selon moi que la religion serait en bonne santé. Les Églises peuvent être futiles ou corrompues, l’histoire en montre de nombreux exemples. Cela ne fait pas partie de notre tradition de croire qu’une congrégation débordante est plus saine et solide qu’un petit reste qui sauve. C’est tout le contraire. Si une institution de type Église propage un système de croyance de type religieux qui jouit d’une grande influence, ce n’est pas mieux que la propagation d’un agnosticisme honnête, qui au moins ne déforme pas les enseignements du Christ. Ces megachurches ne se rendent sûrement pas compte du mal qu’elles font au christianisme quand elles font preuve de brutalité en son nom. J’ai lu qu’elles perdent leurs jeunes membres. En voilà la raison.

Pour changer de sujet, vous parlez assez souvent dans vos essais, en particulier dans les plus récents, de politique. J’aimerais vous poser quelques questions sur le chevauchement entre la politique et la religion, si je le peux.

M.R. : L’univers moral que nous habitons est social et politique. En tant que citoyenne d’une démocratie je peux voter de telle façon que cela privera quelqu’un de nourriture ou d’abri. King Lear demande aux riches de se débarrasser du superflu et de montrer que le ciel est plus juste. C’est exactement ce qui est en jeu : la réputation de Dieu. Peu importent nos croyances personnelles, faire preuve de maltraitance et de délaissement envers les plus vulnérables est moralement salissant. Quand j’entends la justification financière de ceci par des personnes qui se présentent comme religieuses, j’aspire vraiment à un profond changement politique et je prie pour qu’il advienne, étant donné que l’influence du religieux telle qu’elle s’exerce maintenant est une grande partie du problème. Dieu merci, il y a des hommes politiques qui espèrent restaurer dans ce pays l’honneur et la décence, la justice et la miséricorde.

Tout d’abord, la devise de la United Church of Christ (UCC) est « qu’ils soient un ». Ceci semble se référer non seulement à une vision religieuse du monde mais aussi à une vision politique dans le contexte des États-Unis et de la devise E pluribus unum. De la même façon, la devise de la France « Liberté, Égalité, Fraternité » est davantage connue comme devise politique mais pourrait tout aussi bien être une devise religieuse. À votre avis, de quelles façons ces devises illustrent-elles l’interconnexion entre la religion et la politique ? Et, si cela a un sens pour vous, à quoi les mots de ces devises font-ils écho dans votre propre tradition théologique et dans vos convictions ?

 M.R. : Pour moi, la devise nationale signifie qu’on instituait là une identité nationale et qu’elle se substituait à toutes les identités secondaires qui existaient dans le pays à ce moment-là. C’étaient des Européens, des gens dont les pays, régions et sectes avaient participé à des conflits horribles. Nous faisons l’erreur de penser que la population blanche était homogène, mais pour eux, leur histoire était source de division. Ils savaient très bien quelles énormités avaient été commises lors des guerres qui avaient, des deux côtés, créé des réfugiés, ils savaient qui avait brûlé les églises de qui, avec des fidèles à l’intérieur dans certains cas. Les anglocalvinistes du Nord avaient combattu dans deux guerres terribles les anglo-anglicans du Sud lors de la révolution anglaise du XVIIe siècle. Notre devise pourrait tout aussi bien être une exhortation ou une prière. Elle n’impliquait pas au départ les autochtones ou les Américains d’origine africaine, sans doute, mais elle faisait référence à des différences dangereuses bien réelles qui pouvaient menacer une population qu’on décrivait déjà comme hétérogène. Le fait que nous n’ayons pas conscience de tout ceci montre qu’elle a eu de l’effet.

Je ne sais pas quand la United Church of Christ a adopté cette devise. Historiquement, cette dénomination affirme que ceux qui connaissent le Christ, quels qu’ils soient et où qu’ils soient, sont l’Église véritable et invisible, assumant de facto une unité sans structure institutionnelle. Calvin a dit que la véritable Église est présente partout où l’Évangile est prêché et les sacrements administrés. Une fois encore, il s’agit d’une unité de facto, sans dépendance vis-à-vis d’une institution particulière. Je ne sais pas exactement ce que l’UCC avait présent à l’esprit. Le congrégationalisme a été associé à la démocratie dès son origine, à une époque où la démocratie était synonyme de subversion.

La devise française est une revendication, une aspiration, formulée dans des termes que les meilleurs spécialistes de l’histoire moderne ont toujours eu du mal à définir. J’aimerais pouvoir dire que ce sont des termes que les gens qui se disent religieux pourraient faire leurs, même si l’époque qui les a vus apparaître était volontairement non-religieuse. Mais je sais qu’on a considéré qu’ils s’opposaient à la religion. Les leçons  de l’histoire sont semblables à l’algèbre qui apparaît dans un rêve d’angoisse : totalement indéchiffrables. Vous avez un peu voyagé en France, si je ne fais pas erreur. Avez-vous eu l’occasion de faire l’expérience d’une ou plusieurs traditions religieuses dans le pays ?

 M.R. : Non, là où nous habitions, il y avait une distinction très nette entre catholiques et non-religieux. N’étant pas catholiques, notre expérience fut nécessairement non-religieuse. Je suppose que l’importance de cette distinction correspond à un aspect de la tradition religieuse française.

La tradition protestante française doit beaucoup, bien sûr, à Jean Calvin. Votre propre tradition de protestantisme libéral prend aussi racine dans cette figure de la Réforme et je me demandais si vous pourriez parler un peu de la vision que vous en avez. M.R. : Une véritable réponse nécessiterait une thèse, au moins. Je pense que ma lecture de Calvin est influencée par ma connaissance des écrits polémiques de Cicéron, un modèle pour tous, et de figures comme Thomas More, des satires de Bocace, de Marguerite de Navarre et d’autres. Il y a de très nombreux exemples de langue bien plus rude que celle de Calvin. Pour des lecteurs modernes qui le lisent sans le contexte, la rudesse de sa langue peut être un obstacle. Il faut noter deux choses : il n’a jamais dit que quiconque irait en enfer (cf. Dante) et il n’a jamais dit que quiconque brûlerait (cf. More). Je sais : Servet. Calvin a accepté le jugement d’exécution contre lui mais voulait qu’il soit décapité, ce qui pour les standards de l’époque équivalait presque à une euthanasie. Ce triste épisode est souvent utilisé pour damner Calvin alors qu’il a eu lieu à une époque où l’Inquisition faisait rage et que c’est la seule exécution de cette sorte dans laquelle Calvin et la relativement douce Genève furent impliqués (cf. Elizabeth I). Ces deux problèmes ne brouillent pas la vision que j’ai de lui.

Vous avez dit que le calvinisme est hautement éthique et qu’en tant que tel il est indéniable que selon un point de vue calviniste les êtres humains sont dotés du libre arbitre. Cela semblerait contredire un autre principe du calvinisme, la prédestination, que vous avez je crois à raison qualifiée de polémique ; mais je continue à me poser la question : si tel est le cas, comment réconciliez-vous les deux ?

 M.R. : Personne ne semble avoir trouvé une bonne définition de la liberté. Si Dieu est omniscient, atemporel, alors il est difficile de dire que nous agissons librement. Ceux qui mettent la religion de côté ont tendance à proposer d’autres déterminismes comme si cela résolvait le problème. Nous sommes gouvernés par nos gènes, par l’intérêt, par notre héritage, notre classe sociale ou économique, notre genre, par l’environnement dans lequel nous avons grandi. Personne n’offre une compréhension de notre comportement qui suggère que nous sommes vraiment libres. Ce qui a été présenté comme des tentatives n’a fourni que de nouvelles hypothèses qui décrivent une prédestination non religieuse. Personne ne peut vraiment expliquer la gravité ou l’intrication quantique. Le fait qu’une chose semble inexplicable ne signifie pas que celle-ci n’a pas de réalité ou que la question qu’elle implique n’en a pas non plus. Nous devrions questionner l’anomalie et non agir en partant du principe qu’il y a une erreur. L’intimité dans l’interaction de Dieu et de l’âme signifie pour moi qu’il prend plaisir en l’homme, qu’il nous laisse la possibilité d’agir de belle façon parce que, puisqu’il est Dieu, il le peut. Si ceci est davantage du Robinson que du Calvin, j’aime penser qu’il serait d’accord.

Vous parlez du puritanisme dans la tradition américaine comme d’une force réformatrice ou révolutionnaire et vous dites quelque chose d’approchant sur le calvinisme. Qu’est-ce qui est pour vous attirant dans l’idée de révolution dans le domaine de la foi ? En quoi cela fait-il écho à votre propre expérience de la religion ? M.R. : Les révolutions influencées par le calvinisme furent démocratiques et égalitaires, modernes dans le sens positif du mot. Les calvinistes en Amérique furent de grands leaders du mouvement abolitionniste. Les guerres sont très profondément regrettables mais elles sont parfois la meilleure solution.

Il y a un passage dans l’Institution de Calvin qui semble vous avoir marquée et qui apparaît aussi dans Gilead, qui décrit chaque être humain comme une image de Dieu qu’il nous présente et nous demande d’aimer. C’est une idée poignante et belle, et cela me rappelle ce qu’Augustin dit de l’amour et Kierkegaard d’une certaine façon aussi, de penser que quand nous voyons une autre personne nous voyons Dieu et nous aimons Dieu en l’aimant. Mais il y a aussi une adroite critique de cette idée que j’ai vue chez Hannah Arendt et qui dit que cela retire totalement de l’équation le prochain. Si ce n’est pas le prochain que nous aimons pour lui-même et en lui-même mais plutôt Dieu, alors que peut-on dire du prochain et de sa valeur en tant qu’être humain ? Croyez-vous que ce type de critique se défend ? Et quelle réponse cela appelle-t-il de votre part ?

 M.R. : Eh bien pour parler de choses que nous ne pouvons pas trancher, le prochain et l’enfant de Dieu sont conceptuellement distincts et en pratique la même chose. Si je vois une action ou un geste chez mon prochain qui me charme, il semble raisonnable de supposer que Dieu aussi pourrait être charmé. Ce que dit Calvin, c’est que nous occupons un paysage sacré et que notre individualité universelle, notre humanité est l’occasion sacrée de la conscience de Dieu, et qu’elle devrait être la nôtre également. La conscience que notre prochain est un être humain, c’est cela qui importe.

Vous avez souvent parlé des idées d’être et d’existence. Deux de mes citations favorites dans Gilead incluent cette idée. Certains de vos essais récents sont aussi centrés sur l’idée d’être, dont un en particulier où vous parlez de l’amour comme symbole d’une « réalité incompréhensible » et où vous l’appelez « la brèche éternelle dans le temporel ». Vous semblez aussi faire équivaloir l’amour et une force créatrice, le pouvoir de laisser l’autre être toutes les choses à la fois humaines et divines qu’il pourrait être. Je me demande si vous pourriez nous dire ce qu’il y a dans l’idée d’être ou d’existence qui porte du sens pour vous et quelle part l’amour y occupe. M.R. : J’ai lu assez de physique contemporaine pour développer une sorte d’ignorance éclairée sur la cosmologie et l’ontologie et je suis totalement stupéfaite. Un rêve dans un rêve. J’ai aussi lu assez d’anthropologie et de nouvel athéisme pour savoir que l’amour au sens moral/théologique est une anomalie, un mot qui pour moi l’authentifie. Cette splendide petite planète me semble être une oeuvre d’amour. Elle virevolte autour de son étoile pendant que toutes ses tribus d’argile animée chantent leurs chants et écrivent leur poésie. Nous le savons tous : chagrin maintenant, davantage de chagrin demain. Mais quelle chose merveilleuse et inimaginable quand même.

En poursuivant sur l’idée d’amour dans votre essai Considering the Theological Virtues : Faith, Hope and Love, vous parlez de l’espérance comme l’intuition que l’amour existe et de la foi comme intuition de la richesse d’être, à la fois humaine et divine. L’amour est-il l’intuition de quelque chose ? M.R. : Oui, de la nature absolue de toute chose. Qu’est-ce qui vous préoccupe le plus quand vous regardez le monde de nos jours ? Qu’est-ce qui vous donne le plus d’espoir ? M.R. : Je vois un étrange nihilisme. Mon espérance est dans la grâce de Dieu.

Marilynne Robinson, entretien avec Melissa Short traduit de l’anglais (E-U) par Marie-Pierre Bassac

À lire l’article de Melissa Short  » Un Prix Pulitzer et la théologie « 

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À propos Marilynne Robinson

est une écrivaine américaine, lauréate de plusieurs prix littéraires prestigieux, dont le prix PEN/Hemingway du meilleur premier roman (La maison de Noé, 1981) et le Prix Pulitzer de la fiction en 2005 pour son roman Gilead. Elle est actuellement professeur émérite à l’Université de l’Iowa aux États-Unis.

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