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La République tchèque et Jan Amos Comenius

Jan Amos Comenius

Lorsqu’on parle de la Réforme du XVIe siècle, on pense souvent à ce qui se passe en Allemagne, en France, en Suisse ou en Angleterre. On oublie toutefois trop souvent que la Réforme a aussi été un événement marquant de l’histoire des anciens pays de l’Est. En Bohême-Moravie, l’actuelle République tchèque, la Réforme se développe en effet rapidement après l’apparition de Luther, en raison de la présence des disciples de Jan Hus, brûlé lors du concile de Constance, en 1415, en raison de son opposition à la papauté. Ceux que l’on appelle les hussites rejoignent rapidement le camp réformateur, créant des troubles religieux dans leur pays. Au début du XVIIe siècle, ils sont majoritaires au sein de la noblesse et plusieurs d’entre eux sont d’ailleurs des correspondants des grandes figures du temps, comme Charles de Žerotín, ami du successeur de Calvin à Genève, Théodore de Bèze. Les futurs pasteurs tchèques fréquentent souvent, à un moment de leurs études, les académies protestantes suisses et allemandes. C’est le cas du jeune pasteur Jan Amos Comenius (Komenský). Né en 1592, Comenius est marqué par les horreurs que traverse son pays : adolescent, il voit sa famille décimée lors des conflits qui opposent les haïdouks hongrois et les maîtres de la Bohême-Moravie, les Habsbourg, catholiques et germanophones. Alors qu’il revient au pays pour y être pasteur, éclate la Guerre de Trente Ans (1618-1648) qui ravage sa terre natale et oppose catholiques germanophones et protestants tchécophones. Comenius perd alors tout ce qu’il a : sa paroisse, sa maison, sa femme et ses enfants. Il entame ensuite une vie d’errance qui s’achèvera, en 1670, aux Pays-Bas. Or, ce qui est frappant, c’est que cette vie de douleur ne sera pas, pour lui, l’occasion d’un discours revanchard. Alors qu’il avait défendu des positions fortement anti-catholiques et « nationalistes » avant la Guerre de Trente Ans, Comenius opte à partir de là pour une vision toute différente. Pour lui, le chaos ambiant est le fruit de la ruine intérieure de l’Homme. Sauver l’être humain des conflits guerriers doit donc passer par sa réforme en profondeur (emendatio en latin). Pour Comenius, cela ne fait aucun doute : le paradis se trouve dans le cœur de l’Homme et sauver l’humanité du désordre est donc possible, pour peu que l’on parvienne à restaurer ce paradis perdu, enfoui au plus profond de chacun. Restaurer le paradis implique de se confronter à la question du péché mais, et c’est là que Comenius innove, non pour restaurer l’ancien ou se réfugier dans un avenir rassurant (la vie après la mort), mais pour changer le monde. Le paradis perdu devient ainsi un modèle pour transformer la réalité. Si cette optique est clairement politique, elle ne conduit toutefois pas Comenius à plaider pour la réforme politique ou pour la révolution. Ce qu’il veut, c’est changer les hommes en changeant la manière de les éduquer. Contrairement à la tradition calviniste dominante, l’Homme n’est pas pour Comenius marqué en profondeur par le péché d’Adam : à sa naissance, il est une table rase sur laquelle peuvent venir se greffer de bonnes et de mauvaises choses. Il faut bien mesurer le changement qui s’opère, dans la mesure où Comenius propose ici une vision optimiste de l’être humain, même pécheur, puisqu’il se révèle convaincu de sa capacité à changer. Toutefois, l’Homme pécheur porte en lui une tendance à se détourner de Dieu qu’il faut pouvoir enrayer, non pas seulement en tablant sur la grâce divine, mais aussi sur les moyens humains que Dieu a laissés à l’humanité – d’où l’importance, centrale, de l’éducation. Celle-ci constitue le vestibule (vestibulum) de la demeure divine (le paradis) dans laquelle il entend faire entrer l’humanité. Or, les modes d’éducation pratiqués dans l’Europe de son temps lui semblent aller dans le sens exactement opposé à son projet. Trop marqués par la violence (la peine corporelle est la norme), trop orientés vers un savoir théorique détaché de l’expérience, ils mènent les enfants à leur perte. Comenius se fait ainsi le champion de l’apprentissage inductif : lorsque l’on apprend les mots d’une nouvelle langue aux enfants, par exemple, il faut qu’ils puissent voir, toucher et sentir ce dont on leur parle et associer ainsi le mot, l’idée et la chose. Il ne faut pas non plus valoriser seulement l’éducation des jeunes hommes, mais aussi celle des femmes et ce, y compris au niveau universitaire. Pour Comenius, cela ne fait aucun doute : les femmes sont « douées d’une intelligence vive et d’une aptitude à la connaissance égale, voire supérieure à la nôtre ». Si Comenius n’a pas connu de son vivant le succès qu’il espérait, il le connaîtra pourtant par la suite : ses thèses sur la nature humaine, profondément modernes, anticipent en effet les développements de la théologie, de la philosophie et de la pédagogie modernes. Au XXe siècle, nombreux seront ceux qui se réclameront de lui : Jean Piaget, en psychologie de l’enfance, Marguerite Yourcenar en littérature ou le philosophe et opposant tchèque au communisme, Jan Patočka.

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À propos Pierre-Olivier Léchot

est docteur en théologie et professeur d’histoire moderne à l’Institut Protestant de Théologie (faculté de Paris). Il est également membre associé du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes (CNRS EPHE) et du comité de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (SHPF).

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