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Les bases de l’interprétation des textes dans le judaïsme

 

Kamionka Strumilowa, Enfants à l’étude au heder, Photographie vers 1920

Pour introduire cette réflexion sur les bases de l’interprétation des textes dans le judaïsme, rappelons qu’il y a, dans le judaïsme, deux textes fondateurs : la Bible (le Pentateuque, les Prophètes et les écrits hagiographes) et un recueil bien plus tardif, le Talmud. Le canon biblique est définitivement constitué au premier siècle de notre ère. Mais, au-delà de ce canon, dans les années qui vont suivre la destruction du Temple de Jérusalem, des générations de rabbins prennent conscience qu’il est nécessaire de repenser le judaïsme. Il ne sera plus basé sur des actes cultuels précis, mais il sera intériorisé ; il sera plus intimement lié à l’étude de la Torah qui devient dès lors le cœur tout à la fois de l’expérience religieuse juive et des discussions rabbiniques. Ces discussions, dont l’objet primordial est de tirer des lois du texte pour l’organisation de la vie quotidienne, ont fait l’objet de deux transcriptions écrites. Une première rédaction, vers l’an 200, a abouti à la Mishnah, qui est une compilation des lois orales de la tradition juive ; la seconde, compilée dans la Gemara (ce qui signifie « achèvement » en araméen), a rassemblé vers l’an 500 de notre ère les discussions rabbiniques relatives à la Mishnah elle-même. Le Talmud, qui regroupe ces deux recueils, se présente donc comme un compte rendu des discussions rabbiniques des cinq premiers siècles. Ces discussions de rabbins montrent combien, pour le dire trivialement, ça discute, ça diverge voire ça divague. C’est durant cette période qu’un foisonnement d’histoires établissent, discutent et débattent de concepts et de règles, le tout de manière narrative.

 Deux petites histoires

Deux de ces histoires talmudiques traitent plus particulièrement de la question de l’interprétation des textes. Ce sont deux histoires qui nous font entrer dans le vif du sujet et qui nous disent à leur manière comment la question de l’interprétation est abordée dans le judaïsme. La première est tirée du Traité Mena’hot 22-29b. Dans cette première histoire, Moïse, en personne, s’inquiète de savoir ce que la Torah – qu’il a reçue sur le mont Sinaï et qu’il a ensuite transmise à Josué et aux anciens d’Israël – est devenue. Alors il s’adresse à Dieu. Il se trouve que Dieu est très occupé à orner les lettres de la Torah – les lettres des rouleaux de la Loi sont aujourd’hui encore ornées de petites couronnes ornementales dont personne ne sait exactement quel est le sens, même si plusieurs interprétations concurrentes existent. Moïse, surpris, interroge Dieu sur le sens de son ouvrage, ce à quoi Dieu répond : « Un jour viendra où un grand sage, Rabbi Akiba, viendra et donnera une interprétation de mon geste ». Rabbi Akiba (50-137) fut l’un des plus grands sages du judaïsme.

L’histoire, à ce stade, nous offre déjà deux petits enseignements : d’une part, Dieu accorde sa confiance à des interprétations qui n’ont pas encore été délivrées et, d’autre part, cela indique que même Moïse, celui à qui la Loi a été transmise, est ignorant d’une partie de son sens et doit s’en remettre à des explications  postérieures. En tant que donateur de la Loi, il pensait avoir tout donné et voilà qu’il apprend qu’un sage lointain donnera des explications auxquelles il n’avait même pas pensé. Moïse dit à Dieu : « Montre-le moi ». Dieu le transporte alors à l’académie de Rabbi Akiba, des siècles plus tard, au IIe siècle de notre ère, vers 130-140. Moïse siège au huitième rang de l’académie talmudique – celui des cancres. Il écoute l’enseignement de ce sage et n’y comprend absolument rien. Très déçu, il revient voir Dieu et lui dit : « Mais qui est ce sage dont tu me dis qu’il est le plus grand, qu’il va donner des interprétations auxquelles moi je n’avais pas pensé ? ». Dieu lui répond : « Retourne ». Moïse retourne donc assister au cours de Rabbi Akiba mais n’en comprend même pas le langage. Rabbi Akiba est censé parler de la Torah de Moïse, mais celui qui l’a reçue ne comprend rien au langage du sage. À la fin, un des élèves pose une question à Rabbi Akiba : « Mais d’où le sais-tu, maître ? » Et Rabbi Akiba de répondre : « De Moïse, de la Torah de Moïse, du mont Sinaï ». Moïse est alors rassuré.

Cette histoire nous donne à comprendre l’énorme plasticité du commentaire et de la tradition. Voilà une Torah de Moïse qui est le seul objet de l’interprétation ; or, des générations passent et la manière même dont les langages d’interprétation sont abordés change– au point que Moïse lui-même ne comprend pas les langages qui se situent à des siècles de lui. Et pourtant, c’est bien de la Torah de Moïse qu’il s’agit. C’est là un premier élément important : la plasticité. Les choses peuvent évoluer de manière extrême par rapport à leur origine, et pourtant elles sont bien de même nature.

La seconde histoire, particulièrement connue dans le judaïsme, est tirée du traité talmudique Baba Metsia. Elle relate une discussion entre deux des sages les plus importants de leur temps (les deux sont attestés historiquement) : Rabbi Eliezer et Rabbi Yehoshoua. La discussion porte sur la kashrut (la règle alimentaire prescrite aux Israélites dans la Bible) et plus précisément sur l’usage d’un four à pain : est-ce que le four est kasher ? Est-ce qu’il est loisible d’y faire cuire tel ou tel pain ? Ils ne parviennent pas à se mettre d’accord. La conversation s’envenime un peu et Rabbi Eliezer, qui est considéré comme le plus vénérable des deux, avec peut-être un peu plus d’autorité dit : « Si j’ai raison, eh bien que ce caroubier en soit la preuve ». Et le caroubier se transporte de 40 coudées. Il y a donc un miracle pour appuyer les dires de Rabbi Eliezer. Rabbi Yehoshoua ne se démonte pourtant pas ; il dit : « Un miracle n’est pas une preuve. Si on est en train de discuter rationnellement de la parole divine, cela ne saurait être une preuve. » La conversation se poursuit, Rabbi Eliezer s’énerve un peu et dit : « Que ce cours d’eau me donne raison ». Et le cours d’eau lui donne raison : il se détourne de son lit – nouveau miracle pour appuyer les dires de Rabbi Eliezer. Ensuite, troisième appel à preuve : « que les murs de cette synagogue se penchent et s’écroulent pour te prouver que j’ai raison ! » Et les murs – là, l’histoire est un peu drôle – se penchent à moitié pour donner raison à Rabbi Eliezer mais pas complètement. Toujours est-il qu’il y a à nouveau miracle et donc une preuve irréfutable. Eliezer n’y tenant plus, la conversation se poursuit et il finit par dire : « Que Dieu lui-même, qu’une voix sorte des cieux pour me donner raison ». Et une voix sort des cieux en disant : « Mais qu’avez-vous à tourmenter ce pauvre Rabbi Eliezer, c’est à travers lui que s’exprime la vérité ». C’est vraiment l’argument ultime ! Rabbi Yehoshoua bondit et lui rétorque : « Une bat qol, une voix divine, n’est pas une preuve ! J’en veux pour preuve le verset qui dit “la Torah n’est plus aux cieux, elle n’est plus trop loin pour qu’on nous dise qui ira la quérir.” Elle est entre nos mains ; nous sommes dans une discussion rationnelle et la vérité est discutée de manière démocratique et rationnelle. Tes miracles ne sont pas des preuves. » Et l’histoire conclut que, plus tard, le prophète Élie vient rendre visite à Dieu et l’interroge : « Alors… Tu as entendu cette discussion… Qu’est-ce que tu en penses ? » Et Dieu de rougir de joie et de dire : « Mes enfants m’ont vaincu » – mais de manière positive, à savoir que c’est bien Rabbi Yehoshoua qui a raison. C’est bien la discussion démocratique et rationnelle qui l’emporte sur tout autre critère.

Il est bien évidemment possible d’arguer que ces histoires rabbiniques sont écrites dans un contexte idéologique particulier, celui de la destruction du Temple. C’est un contexte dans lequel les rabbins, soucieux de l’avenir du judaïsme, ont cherché à substituer au modèle charismatique (basé sur des personnages extraordinaires qui sont aussi bien guerriers que législateurs ou encore interprètes), un modèle basé sur la discussion rationnelle. Quoi qu’il en soit, cette deuxième histoire affirme qu’il ne saurait y avoir d’illusion littéraliste – ce n’est pas parce que quelqu’un serait relié de manière directe à la source divine qu’il serait détenteur de la Vérité. La vérité est évidemment indexée sur les textes, sur une spiritualité qui se relie à ces textes, mais elle est également le produit d’une discussion rationnelle, elle n’est pas immanente, aussi déroutant que cela puisse paraître.

 Une Torah, deux Torot

Pour aller un peu plus loin, ces deux histoires illustrent un concept fondamental, quasi dogmatique, de l’interprétation juive, selon lequel il n’y a pas qu’une seule Torah qui a été donnée au peuple juif au mont Sinaï, mais bien deux Torot (Torah au pluriel) : la Torah écrite (Torah she-bi-khetav) et la Torah orale (Torah shebe-‘ al peh). Je ne sais pas s’il y a des dogmes dans le judaïsme, peut-être y en a-t-il (en général on dit qu’il n’y en a pas), mais s’il y avait un dogme ce serait vraiment celui-là, à savoir que 2 Torot ont été données : la Torah orale et la Torah écrite. C’est un concept qui trouve son fondement dans un verset du Lévitique (26,46) « Voici les lois et les jugements et les Torot que Dieu a donnés pour moi et les enfants d’Israël au mont Sinaï par l’intermédiaire de Moïse ». Si ce concept de droit écrit et oral ne semble pas problématique tant il se retrouve dans nombre de systèmes juridiques, il n’en est pas moins novateur, hétérodoxe, dérangeant et quelque part illogique, en ce qu’il ne pose aucune séquence temporelle : les deux Torot sont bien données simultanément au peuple juif.

En France, dans la tradition juridique, il y avait des lois non écrites, des lois coutumières. Puis, à un moment donné, il y a un pouvoir légèrement centralisé qui s’est soucié de tout mettre par écrit, de le légitimer au nom du roi. À partir de là, on met par écrit ce qui est non écrit. Pour ce qui concerne le processus de rédaction au sein du judaïsme, les choses sont très différentes. Ce n’est pas une séquence temporelle qui aurait vu, d’abord, un texte qui est donné (la Torah écrite) puis, du fait que ce texte était interprété par les générations successives, une nouvelle rédaction (la Torah orale), à un moment mise par écrit. Nous aurions là notre beau couple Torah écrite et Torah orale. Mais ce n’est pas du tout ainsi que les choses sont envisagées. Ce qui est dit, c’est que ces deux Torot sont données simultanément. L’écrit est donné en même temps que l’oral ! On voit donc qu’on se trouve ici dans quelque chose de totalement illogique ; certains pourraient y voir un « bug », un défaut de logique dans cette présentation. Mais c’est bien cela que les rabbins veulent dire : la Torah écrite, c’est très simple, c’est le texte scripturaire, c’est ce qui est donné, c’est la Bible qu’on connaît, le Pentateuque. Quant à la Torah orale, c’est tout ce qui en découle, à savoir trois millénaires de commentaires. C’est effectivement toute la littérature rabbinique. Il en découle que le Talmud, la Mishnah, la Gemara, les livres que les rabbins ont écrits par ailleurs, toute la pensée médiévale qui a été écrite à ce sujet, tous les codes, toute la littérature codificatrice qui dans le judaïsme est extrêmement développée, puisque c’est une religion de la loi, tout cela constitue la Torah orale.

Imaginons la scène du Sinaï où la Torah est donnée à Moïse, à supposer que ce soit là une scène totalement historique : comment comprendre que ce qui n’est pas encore donné (les interprétations à venir) ait quand même pu y être donné ? Comment comprendre que tout ce qui n’est pas encore révélé ait quand même été révélé en même temps que la Torah écrite ? Ce qu’affirme ce concept des deux Torot, en fait, c’est que l’implicite, tout ce qu’on peut être amené à dire du texte, à discuter, y compris de façon contradictoire, est bien donné en même temps que le texte lui-même. Cela revient à affirmer qu’explicite et implicite ont un même statut, une même origine divine. En d’autres termes, la parole interprétative des hommes, y compris dans ses contradictions, relève de la révélation sinaïtique et au même titre que le texte lui-même ! Poser un tel concept, qui légitime totalement toutes les lectures possibles, contradictoires ou non, revient à affirmer que, dans le judaïsme, le texte est infiniment ouvert, éventuellement contradictoire, sans que cela pose le moindre problème, pourvu que les interprétations qui en sont données soient honnêtes, argumentées et issues d’une même logique spirituelle.

À contre-pied d’une logique qui voudrait qu’un texte révélé par Dieu ait une signification unique, ce concept pose une intuition rabbinique que l’herméneute du XXe siècle Hans-Georg Gadamer (1900-2002) a reformulée en affirmant que le texte appartient à ses lecteurs. Cela ne signifie en rien qu’il est possible d’adapter le texte en fonction de nos désirs (ce qui constituerait une magnifique recette pour justifier toute forme de totalitarisme) mais bien plutôt que toutes les lectures qui en seraient faites sont légitimes, divines, pour peu qu’elles soient sincères et argumentées, même dans leurs contradictions. À partir de cette conviction, nous comprenons bien que, non seulement la lecture peut être infinie, mais que la révélation est un processus progressif et permanent qui se donne à voir à chaque interprétation authentique, sincère, profonde, vibrante et vivante de la Torah écrite.

 Pour une lecture contradictoire des textes fondateurs

Ce concept posé, revenons à la Mishnah, pour réaffirmer ici que ce recueil qui, à partir d’enseignements bibliques, vient codifier l’ensemble de la vie sociale, depuis les affaires jusqu’à la vie conjugale, en passant par la nourriture, se présente paradoxalement de manière contradictoire. On y scrute le texte biblique et on essaie d’en tirer une organisation, une sorte de danse pour la vie quotidienne. Or ceci peut sembler extrêmement curieux pour nous qui avons peut-être un esprit cartésien : la Mishnah, un texte de lois, se présente de manière contradictoire. Aux antipodes de la facture classique d’un code de lois, elle expose toutes les opinions rabbiniques exprimées sur un sujet donné, sans offrir forcément de conclusion. Cette spécificité vient puiser sa source dans le fait que, d’une certaine façon, la meilleure manière de rendre un culte à Dieu, lui dont la Parole est infinie, est de parvenir à instaurer une contradiction vivante. De fait, si on ne tirait d’un texte qu’une interprétation précise et univoque, on pourrait courir un danger d’idolâtrie, élevant Dieu au rang de statue interprétative. Comme le pose une autre affirmation fondamentale, appliquée aux deux principales écoles talmudiques qui sont opposées en quasiment tout point, celle d’Hillel et celle de Shammaï : « celle-ci et celle-là sont des paroles du Dieu vivant ». La synthèse des opinions importe peu en somme. Ce qui est primordial, ce n’est pas la synthèse, mais bien plutôt le fait qu’une thèse ou que son antithèse soient intéressantes, profondes, sincères, et que leur dialogue nous maintienne dans une dynamique, un mouvement perpétuel qui permette d’éviter de figer le texte en une interprétation unique. Le judaïsme est vraiment une religion de la question. C’est une religion où on répond à une question par une autre question. C’est ainsi qu’on n’enferme jamais le texte dans quelque chose d’unique. C’est pour cette raison que la Mishnah prend cette tournure sans cesse contradictoire. Cela ouvre un merveilleux débat. Il y a des discussions contradictoires en général avec trois, quatre, cinq avis ; puis il y a des sous embranchements. Voilà ce qu’est l’étude du Talmud : c’est d’arriver à comprendre la logique que chacun a en tête.

C’est pour cette raison qu’on continue à l’étudier, pas seulement pour en tirer une conséquence pratique au niveau de la vie, mais pour entretenir le processus même de l’étude, comprendre par quoi passe chacun et accepter la contradiction comme une chance, comme une bénédiction. Fondamentalement contradictoire dans son agencement, la Mishnah conserve l’ensemble des avis minoritaires, comme autant de possibilités de comprendre plus profondément le texte. Pour aller plus avant, la question de la conservation de ces avis minoritaires elle-même a logiquement fait l’objet d’un débat. Ce débat a abouti à deux conclusions principales : une première revendique leur conservation comme témoignage de leur défaite, tandis que la deuxième dispose que les avis minoritaires dans un contexte particulier pourraient bien permettre de fonder un avis pertinent dans d’autres circonstances. Conserver un avis minoritaire permettra ultérieurement à un sage de s’y référer et de s’autoriser à légiférer de manière différente en d’autres temps et en d’autres lieux. Cette logique aboutit à réinsérer la vérité dans le temps – dans le temps et la vérité des hommes. La vérité est alors envisagée non pas comme un ensemble définitivement établi que l’on pourrait emporter avec soi, mais comme une tension, une volonté et un désir qui se révèlent de manière permanente au cours des âges, y compris sous des visages nouveaux et changeants.

Pour poursuivre cette dialectique on peut se référer au formidable ouvrage de l’universitaire israélo-américain Moshé Halbertal intitulé Le Peuple du Livre : Canon, sens, autorité. Dans cet ouvrage, il établit, ce qui est assez contre-intuitif, ce que le processus de canonisation a pu apporter au pluralisme interprétatif. Car la fixation du canon permet de déplacer le débat sur la profondeur du texte lui-même. Usant d’une belle image, Moshé Halbertal montre que la révolution rabbinique en matière d’interprétation a été d’en déplacer la problématique vers la recherche de l’intention déposée par le rédacteur dans son texte, pour essayer de s’en saisir dans le présent. Il en va comme de parents qui auraient laissé un texte à leurs enfants en leur disant : « Ce texte, nous l’avons écrit, référez-y vous comme un texte d’autorité dans la mesure où nous l’avons écrit, mais référez-y vous à la manière dont vous le comprenez », établissant par là même qu’il n’y aurait pas de lecture juste, unique, mais une nécessité, celle de se relier à l’intention d’un texte pour le comprendre à notre manière propre et contextuelle.

Cette approche permet d’éclairer différemment l’opposition entre Rabbi Eliezer et Rabbi Yehoshoua. Rabbi Eliezer, rabbin charismatique, est figé dans le modèle prophétique, affirmant qu’il est relié directement à l’auteur du texte, à la source. Ce à quoi Rabbi Yehoshoua lui oppose la nécessité d’en passer par une discussion rationnelle, seule à même de produire la bonne interprétation à un moment précis de l’histoire pour qui veut accéder à la révélation. Il n’y a plus ici de captation (définitive) de la vérité par une personne. La révolution rabbinique éclairée par Moshé Halbertal consiste à substituer une interprétation fondée sur la captation de l’intention de l’auteur à une interprétation fondée sur la reconnaissance d’une volonté posée dans le texte, à la manière dont nous, les enfants, la comprenons.

D’un point de vue historique, nous pouvons considérer que c’est Esdras qui, au IVe siècle avant notre ère, est le premier à interpréter les Écritures. Tout d’abord, relevons que c’est celui qui invente la lecture publique de la Torah. Il le fait de manière très pragmatique, le lundi, le jeudi et le samedi. Ce rythme est pertinent dans une société agricole, du moins à cet endroit du Moyen-Orient. C’est à ces occasions que les gens convergent et se réunissent pour le marché et les sages, très pragmatiques, ont dit : « c’est là qu’il faut les attraper pour leur lire un petit peu la Torah ». Le texte qui est utilisé par les hébraïsants est le passage d’Esdras 7,10 (« car Esdras avait appliqué son cœur à étudier et à mettre en pratique la Loi de l’Éternel ») : Esdras avait disposé son cœur pour interpréter la Torah de l’Éternel. Cela indique une exigence qui vient corroborer le reste : quand on a un texte, on exige de lui qu’il nous dise quelque chose. Bien entendu, on l’interprète au sens littéral ; ce texte a un sujet, un verbe, un complément ; il ne s’agit pas de fantasmer sur le verset. On part de ce qu’il dit, on part de la lettre. Mais il y a également cette exigence de la lettre, parce que la lettre nous impose, nous demande aussi quelque chose. Le langage nous interroge et, par conséquent, on exige plus que ce que le texte nous dit. Le texte appartient à son lecteur et à tous ses lecteurs futurs. Voilà ce qui est au centre de la vision juive, dès le tout début de l’exégèse juive, chez Esdras.

 Diverses stratégies de lecture des textes difficiles

Nous pouvons maintenant approcher, à titre d’exemple, une des problématiques posées par le Lévitique aux chapitres 16 et 18 concernant l’homosexualité et l’abomination qu’elle constituerait. S’écarter d’un texte apparemment aussi univoque serait-il ne pas respecter la Parole de Dieu ? Face à un tel obstacle, trois stratégies sont envisageables. La première est une stratégie littéraliste, statistiquement répandue, mettant l’accent sur le caractère univoque du texte – une stratégie qui a pu aboutir à un certain nombre de conclusions pratiques, de l’exclusion des personnes homosexuelles des synagogues à l’interdiction de tout mariage sanctifié par des formes religieuses. Que les tenants d’une telle posture se trouvent eux-mêmes en contradiction devant l’interprétation d’autres textes, tout aussi univoques a priori, ne change pas grand chose. Prenons la loi du Talion (« œil pour œil, dent pour dent »), interprétée dans le sens du principe de compensation financière. L’un des plus grands rabbins orthodoxes du XVIIIe siècle, le Gaon de Vilna (donc dans l’univers lituanien) disait lui-même : « L’interprétation déracine le verset œil pour œil, dent pour dent ; cela voulait dire de manière très littérale dans les temps bibliques : tu m’as crevé un œil, je te crève un œil ; tu m’as cassé une dent, je te casse une dent. Et cela conduit à une vendetta. Il faut donc y voir une compensation financière ». Et il n’est pas du tout évident que ce qui apparaît comme l’interdiction de l’homosexualité le soit réellement – il y a bien d’autres versets qui ont été distordus avec les intentions de l’époque. En tous cas c’est une première possibilité qui est assez constamment jouée dans le monde juif.

Une deuxième option, plus portée sur l’érudition, au sein du judaïsme Massorti par exemple, affirme que bien qu’il ne soit pas possible de s’extraire du texte, il convient d’en amollir le sens en l’historicisant, en le contextualisant. On avance ainsi non seulement l’idée que le rédacteur biblique avait une compréhension de l’homosexualité qui est très éloignée de notre approche contemporaine, mais également que ce verset est inséré dans toute une série d’interdits relatifs à l’idolâtrie. En ce sens, ce serait l’homosexualité rituelle, telle qu’elle pouvait alors être pratiquée dans certains cultes, qui serait interdite, au lieu de l’homosexualité sur un plan général. Ou alors il ne serait question que de l’homosexualité dans des rites idolâtres ou encore de l’homosexualité vécue dans des rapports de violence.À cette deuxième stratégie, largement appuyée sur une recherche scripturaire précise, il est possible d’en ajouter une troisième, que je revendique et qui l’est souvent dans le judaïsme libéral. Cette stratégie consiste à dire qu’il nous appartient de prendre nos responsabilités face au texte. Si on considère que le judaïsme est une affaire sérieuse, que la Torah est une affaire sérieuse et que la Torah est censée illuminer nos valeurs, alors c’est notre travail de prendre tout ce qu’il y a dedans : le bon et le moins bon, le difficile comme la violence qu’il y a dans la Bible, les gens qu’on passe au fil de l’épée etc. La Torah nous oblige, mais nos valeurs contemporaines – et la Torah est toujours au centre de nos valeurs – nous incitent à prendre nos responsabilités par rapport au judaïsme que l’on veut transmettre à nos enfants. En ce sens, nous devons nous astreindre à une éthique de la responsabilité. Et c’est bien cela qui est au coeur du débat entre Rabbi Eliezer et Rabbi Yehoshoua. Le charisme ne fait pas tout. Ce qui nous est transmis n’est pas un texte précis, un corpus figé avec ses interprétations, mais une responsabilité : celle d’établir des normes pour aujourd’hui. Et il nous appartiendra de la transmettre à nos enfants qui entérineront peut-être d’autres normes. Telle est notre authenticité : elle est dans la transmission de normes qui doivent se réinventer, de manière mesurée, calculée, interprétative. Ainsi que le disait le grand sage Yeshayahou Leibowitz (qui n’était d’ailleurs pas du tout libéral), la Torah orale n’est pas un corpus précis, mais une responsabilité : celle de légiférer au nom du judaïsme à chaque génération. Telle est la tâche des leaders, quels qu’ils soient, juifs, spirituels, etc.

À lire l’article de James Woody « Herméneutique « 

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À propos Yann Boissière

est rabbin du Mouvement Juif Libéral de France et Président de l’association les Voix de la paix.

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