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Jésus et l’Histoire

 

La question du rapport entre le Jésus de l’Histoire et le Christ de la foi est l’une des plus difficiles et importantes de la recherche religieuse moderne. Celle-ci a appliqué à la Bible des procédures historiques et critiques : Comment les textes nous sont-ils parvenus ? Qui sont les auteurs ? Quels sont les genres littéraires ? Ce qu’ils relatent correspond-il à la réalité de l’Histoire ? On a progressivement pris conscience que les récits évangéliques étaient le fruit d’un processus de tradition et de rédaction. Ces textes qui donnent accès à Jésus sont avant tout des confessions de la foi en la résurrection du Christ. Ils n’ont pas pour vocation de raconter comment les choses se sont passées. Le scénario évangélique est une reconstruction bien postérieure aux événements. La méthode historico-critique a eu pour conséquence de libérer Jésus des gangues dogmatiques et mythologiques qui l’emprisonnaient. Elle l’a délivré des appropriations ecclésiales. Elle a contribué à rendre Jésus à l’Histoire.

Cette recherche historique de Jésus n’a pas été non plus sans générer quelques désillusions. L’espoir de reconstituer une biographie de Jésus selon les critères d’une Histoire positiviste, comme on le fait pour d’autres personnages, a été au cœur de la première de ces « quêtes ». Son déroulement a été retracé par Albert Schweitzer dans son Histoire des recherches sur la vie de Jésus (1906). Inaugurée à la fin du XVIIIe siècle par Hermann Samuel Reimarus (1694-1768), elle s’est développée au XIXe siècle avec des exégètes tels que Paulus, Strauss, Baur, Renan, Weiss et Wrede. La recherche historique a succombé à « l’illusion biographique », faute de mesurer que le travail de l’historien est toujours commandé par des présupposés et des grilles d’interprétation. L’historien ne se contente pas d’établir des faits. Il s’efforce de conférer à l’événement une signification. Dans ce travail d’interprétation, il laisse toujours des traces de sa culture et de sa personnalité. La Vie de Jésus de Renan (1863) est à cet égard exemplaire : c’est un remarquable autoportrait de son auteur ! L’Histoire et les historiens ont multiplié les interprétations de Jésus.

En réaction aux positions de Rudolf Bultmann, une « nouvelle quête » s’est enclenchée dans les années 50 (voir par exemple Qui est Jésus de Nazareth ? de Günther Bornkamm, traduction française de 1973). Renonçant à toute prétention biographique, elle s’est concentrée sur les paroles de Jésus et a voulu replacer l’homme de Nazareth dans le contexte du premier siècle sur l’arrière- fond eschatologique du judaïsme contemporain. Enfin dans les années 80 s’est dessinée une « troisième quête » qui a voulu s’ouvrir à de nouvelles sources, en s’intéressant au judaïsme, à la littérature apocryphe, à la source des logia (recueil de paroles de Jésus, qui daterait d’avant la rédaction des évangiles _ n.d.l.r.). Un certain nombre de chercheurs au xxe siècle ont mis l’accent sur la judaïté de Jésus : Joseph Klausner, Schalom Ben Shorim, David Flusser, Geza Vermes, Ed. P. Sanders. Jésus a aussi été rendu aux siens. Ainsi l’approche du personnage de Jésus s’est-elle diversifiée et complexifiée. Un certain juif Jésus, tel est le titre donné par John P. Meier à son monumental ouvrage sur le Jésus historique. Mais quel juif ? Un enseignant, un pharisien, un dissident du baptisme, un essénien en rupture de monastère, un maître de sagesse, un philosophe cynique itinérant, un thaumaturge, (faiseur de miracles – N.D.L.R.) un paysan méditerranéen, un révolutionnaire galiléen ? Jésus a certes été rendu à l’Histoire ; mais la recherche historique ne peut pas non plus prétendre à une parole définitive sur lui. Une multiplicité de portraits sont possibles. Jésus décidément n’appartient à personne. Dit de manière positive, Jésus appartient à tous. Jésus est présent dans la culture comme une question, comme un objet de recherche. Il suscite l’imagination des écrivains et inspire les artistes.

De surcroît, comme un miroir qu’on promènerait le long des routes de l’Histoire, la recherche reflète l’image de l’époque qui tente de s’approprier Jésus. Dans Jésus au fil de l’Histoire (1985) Jaroslav Pelikan a rédigé une splendide histoire de la place de Jésus dans la culture occidentale. Il montre comment chaque époque a projeté en Jésus ses aspirations et cherché en lui une réponse à ses questions. Il a par exemple ainsi été considéré comme le prince de la paix, le pédagogue du sens commun, le poète de l’esprit, le libérateur. Jésus a ainsi acquis un statut « d’homme universel ». La diversité des portraits de Jésus suggère qu’il y a plus en lui que ce dont rêvent la philosophie, l’exégèse ou la christologie des théologiens. On débouche alors sur un paradoxe. En projetant sur l’humanité singulière d’un homme ses rêves, ses idées, ses projets, une époque fait vivre Jésus. Et en retour cette figure d’humanité devient créatrice d’histoire, au sens où elle oriente et informe nos rêves, nos désirs et nos projets. Je pense à Paul-Louis Couchoud (1879-1959), personnage quelque peu oublié. On l’a rangé dans la catégorie des « mythologues ». Convaincu de la non-historicité de Jésus, il rejetait le Symbole des Apôtres parce qu’il ne pouvait accepter la formule « crucifié sous Ponce Pilate ». Couchoud écrivait : « Jésus appartient à l’Histoire par son nom et par son culte, mais il n’est pas un personnage historique. Il est un être divin, dont la connaissance a été lentement élaborée par la conscience chrétienne. Il a été enfanté dans la foi, dans l’espoir et dans l’amour… Sa seule réalité est spirituelle. Toute autre est mirage ». Il affirmait par ailleurs que Jésus est le plus grand habitant de la Terre, le plus grand existant de l’Histoire. A cause de Jésus, des êtres humains adoptent un style de vie, décident une orientation de leur existence, font des choix et s’engagent dans l’action. Jésus suscite des acteurs de l’Histoire.

Depuis longtemps Jésus n’est plus entre les mains des seules Églises et de leurs théologiens. Il échappe à la science historique qui voudrait l’enfermer dans le carcan de ses méthodes de recherche. Il échappe à tout enfermement et à toute mainmise. Jésus est présent dans la culture, dans la vie des hommes et des sociétés, « inventé » par ceux qui s’intéressent à lui. C’est là qu’il est possible de le rencontrer. A la lumière de cette conviction, je relis une fois de plus les dernières lignes d’Albert Schweitzer dans son Histoire des Recherches sur la vie de Jésus. « Il vient vers nous comme un inconnu et un anonyme, tout comme, sur la rive du lac, il s’est approché des hommes qui ignoraient qui il était. Et il dit la même chose : Mais toi, suis-moi, en nous plaçant en face des problèmes qu’il lui faut résoudre pour notre temps. Il ordonne. Et à ceux qui lui obéissent, sages ou non, il se révélera en ce qu’il leur sera donné de vivre en communion avec lui comme paix, action, combats et souffrances. Comme un secret ineffable, ils apprendront alors qui il est… » Cette conclusion me rassure : j’ignore qui est Jésus. Il reste un inconnu. Elle m’intrigue : que peut bien signifier sa venue dans l’anonymat ? Elle me stimule car s’il vient, c’est pour nous placer devant les problèmes de notre temps. Elle me touche, car elle est la promesse d’une révélation et d’une communion avec lui. Ni Jésus de l’Histoire, ni Christ de la foi, mais dans le tumulte du monde et de l’existence un vagabond qui passe pour m’inviter à la vie.

 

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À propos Richard Cadoux

a été professeur d’Histoire à l’Institut Catholique de Paris avant de devenir pasteur de l’Église Protestante Unie de France, d’abord en poste à Vernoux puis actuellement à Paris (Oratoire du Louvre).

Un commentaire

  1. qua43res@gmail.com'

    Monsieur Richard Cadoux,
    Quel magnifique texte concernant l’historicité de Jésus. Il résume. Il est concis. Il est complet. Vous avez réussi ce tour de force d’éclairer le sujet. Or c’est un problème qui me taraudait. Je suis heureux de votre éclairage.
    Mais surtout, votre plume élégante virevolte et trouve chaque fois la tournure juste qui fait mouche, non pour le plaisir mais tout simplement pour dire! Quelle beauté dans la dialectique! Quel savoir et qui doit être la substantifique moëlle d’années de recherche.
    Si j’habitais Paris, je viendrais vous écouter.
    Bruno Quoidbach

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